Recensé : Florence Hulak, Sociétés et mentalités, La science historique de Marc Bloch, Hermann, Paris, 2012. 352 p., 32 €.
En 1929, Lucien Febvre et Marc Bloch créaient les Annales d’histoire économique et sociale. Cette revue s’inscrivait dans le mouvement qui avait alors pour ambition de renouveler profondément la science historique. Il s’agissait d’abord d’abandonner l’histoire « historisante » qui, prenant pour objet une époque, se limitait souvent à en restituer la série des événements politiques ou militaires. Il s’agissait ensuite de promouvoir une nouvelle histoire, allant explorer les sociétés dans toutes leurs dimensions, en engageant un dialogue avec les autres sciences humaines. Dans ce mouvement intellectuel, les sciences sociales récentes jouèrent un grand rôle : la sociologie apporta, notamment par l’enseignement de Durkheim, ses méthodes et ses lois. Celles-ci éclairent les faits sociaux en faisant apparaitre la nécessité causale dans le tissu social où les acteurs se croient pourtant libres d’agir comme bon leur semble. Du coup, le risque encouru n’est-il pas la dissolution de l’Histoire, et sa transformation en une sociologie dynamique, dont les lois exhiberaient la transformation nécessaire des sociétés ? Comment rendre compte du particulier, de ce qui appartient en propre à telle société et à l’expérience subjective des hommes qui y vivent ?
Lucien Febvre et Marc Bloch eurent tous deux l’ambition de satisfaire cette exigence : produire une histoire totale en cherchant le centre à partir duquel il serait possible de rendre compte de tous les aspects d’une société, y compris l’expérience subjective, au moyen de l’étude des mentalités. Or c’est dans cette articulation entre mentalité et société que Florence Hulak nous permet de comprendre ce qui oppose les deux historiens. En effet, si Febvre part de l’individu entendu comme point de convergence où se réfractent toutes les dimensions du social, Marc Bloch part au contraire de l’organisation sociale et montre comment l’individu n’en est que le produit. Ainsi la synthèse de Febvre sera psychologique, alors que la synthèse de Bloch sera sociologique ou anthropologique, anticipant en cela le structuralisme d’un Lévi-Strauss.
Mais au delà de ces différences d’approches, l’auteur de ce livre met en évidence ce qui constitue l’originalité de la science historique de M. Bloch : c’est que la synthèse, malgré son pouvoir explicatif, n’est jamais pleinement opérante. En effet toute société historique comporte en son sein une part de désordre causé par le voisinage de structures anciennes et nouvelles, par la contradiction entre des discours et des pratiques (les mythes que la société construit sur elle-même cherchant d’autant plus à glorifier un système symbolique que celui-ci s’avère menacé dans les faits), par des oppositions de classes sociales. La conception blochienne de l’Histoire tend alors à en faire cette science du désordre, ou de ce que J. Hulak appelle les « décalages ».
La synthèse psychologique de Lucien Febvre
L’Histoire des Annales est réputée avoir beaucoup contribué à la destitution de ce que F. Simiand appelait les « trois idoles » des historiens, à savoir la politique, l’individu et la chronologie. Pourtant, et il n’est peut-être pas anodin de le remarquer, plusieurs œuvres de L. Febvre sont des biographies historiques [1], semblant en cela céder à la deuxième de ces « idoles ». En réalité, la consistance et la cohérence de la personnalité individuelle restent un présupposé constant chez Febvre. S’il prétend bien rendre compte des rapports dialectiques que celle-ci entretient avec son milieu, tant social que naturel, on ne saurait pourtant l’en déduire purement et simplement.
C’est donc à partir d’une étude d’ordre psychologique prenant pour objet des individus, que l’on a des chances de pouvoir ressaisir la mentalité d’une époque. Cette appréhension ne prend pas cependant immédiatement la voie d’une herméneutique, d’une saisie compréhensive par laquelle, malgré les siècles de distance, un sujet ressaisirait comme de l’intérieur les représentations et les motifs d’un autre sujet. Il y a d’une époque à une autre une modification de la structure mentale des individus dont il faut rendre compte. Ainsi, dans la filiation de Lévy-Bruhl, s’inspirant de son concept de « mentalité primitive », L. Febvre considère la mentalité d’un temps à travers les manières de penser et de sentir qui lui sont propres, en montrant par exemple en quoi les hommes du XVIe siècle n’avaient pas l’esprit formé comme le nôtre [2]. C’est pourquoi il s’attache, dans Le problème de l’incroyance au XVIe siècle, à répondre à la thèse d’Abel Lefranc sur l’athéisme de Rabelais, en montrant que cette thèse n’a de sens que pour nous, en fonction de l’outillage mental propre à notre époque. Au XVIe siècle en revanche, l’incroyance comme telle était impossible, dans la mesure où la religion y était « comme l’air qu’on respire » (p. 95). Cela ne serait venu à l’esprit de personne, même des individus les plus cultivés ayant porté à leur maximum les possibilités de penser de leur époque, de se demander s’ils croyaient ou non en Dieu. Cette mise à distance de l’historien et de ses catégories de pensée est alors finalement une condition de l’objectivité scientifique de son travail. C’est seulement une fois dessinés les contours de l’esprit d’une époque, que l’on peut essayer de comprendre comment les gens pensaient et sentaient. Une herméneutique est donc finalement possible, mais une fois réalisé ce travail préalable de l’historien qui se fait psychologue pour mettre en évidence l’outillage mental de l’époque qu’il étudie.
La synthèse sociologique et anthropologique de Marc Bloch
C’est d’abord la méthode employée par M. Bloch qui le sépare de L. Febvre. Le premier accorde tout son intérêt aux structures sociales, et tente d’en rendre compte par la voie de l’Histoire comparée et de l’étude des « variations concomitantes ». Au moyen d’une comparaison entre des sociétés différentes, on essaie de mettre en évidence l’association entre un facteur déterminé et un type social, en sorte que puisse être établie entre les deux une relation causale. Dans La société féodale par exemple, il montre que la féodalité est apparue en Europe dans les régions où le lien familial était fragilisé par la double filiation. Au contraire, dans les régions à filiation agnatique (c’est-à-dire paternelle), la féodalité ne s’est pas développée. La thèse selon laquelle les liens féodaux viennent se substituer à des liens familiaux peut alors être avancée.
Cette méthode comparative situe évidemment Bloch dans la lignée de Durkheim, car l’histoire se fait « science d’expérience » mettant en évidence les relations causales à la manière des sciences de la nature. Mais on peut rapprocher également M. Bloch de la seconde génération des durkheimiens, et notamment de M. Mauss dans le souci d’intégrer à son travail de synthèse la totalité des dimensions de la vie sociale, y compris l’expérience individuelle ; en cela on a d’ailleurs affaire à une synthèse anthropologique. Alors que M. Mauss cherchera dans le don le fait social total, M. Bloch verra dans la relation de subordination d’homme à homme le fait historique total à même d’opérer la synthèse propre à la féodalité. C’est le concept de « tonalité sociale » qui en rend le mieux compte : un ensemble d’institutions très diverses, issues d’époques différentes s’accordent pourtant en ce qu’elles sont « jouées » ensemble, dans un même ton propre à les harmoniser. Ainsi par exemple, une institution plus ancienne que la féodalité, comme l’est la seigneurie, se transforme dans la société féodale ; elle ne renvoie plus à la soumission pure et simple des hommes travaillant sur les terres du seigneur, mais tend à se rapprocher d’un échange de protection contre service. L’expérience individuelle quant à elle, baigne dans une « atmosphère mentale » qui l’imprègne, et qui n’est rien d’autre que le corollaire subjectif de la tonalité sociale. Ainsi, les mentalités, très largement contraintes, expriment également inconsciemment ce lien de subordination personnelle dont nous avons dit qu’elle caractérisait la féodalité : une forme d’hommage a lieu à l’Église, dans la soumission du croyant ; il traverse aussi l’amour courtois dont la littérature témoigne, par la manière dont l’amant se fait le vassal de l’aimée.
L’histoire comme science des décalages
Pourtant, aucune société n’est homogène et stable au point de se laisser ramener à un principe synthétique englobant. Si c’était le cas, structure sociale et mentalités seraient établies une bonne fois, sans que l’on puisse jamais saisir la possibilité de leur changement. S’il y a du changement historique, c’est en raison des décalages qui existent entre les mentalités et la structure sociale existante. En effet, les institutions sociales bien établies, ritualisées, présentent une forte inertie et perdurent un certain temps alors même que les croyances qui les soutenaient, les représentations mentales qu’elles supposaient commencent à s’effacer ou bien ont disparu entièrement. Ainsi par exemple, dans Les rois thaumaturges, Bloch montre que la croyance dans l’efficacité du toucher royal des écrouelles est fondée sur la croyance en la sacralité des rois. Pourtant, alors même que cette dernière croyance n’a plus cours au XVIIIe siècle, le rite thaumaturgique demeure en France et en Angleterre, parce qu’il y est installé depuis plusieurs siècles. Une tentative pour l’introduire dans d’autres sociétés serait vouée à l’échec.
D’un autre côté, les mentalités évoluent plus vite parce qu’elles sont portées par des classes sociales elles-mêmes actives et instituantes. Ainsi, la classe dominante renforcée par les institutions les plus stables est toujours menacée par d’autres classes sociales, minoritaires, mais qui œuvrent progressivement pour constituer leur propre système symbolique. C’est ainsi que l’on voit entre le XIe et le XIIIe siècle se constituer des « Communes » acquérant une relative indépendance par rapport au pouvoir seigneurial, institution ritualisée par le « serment communal », passé entre des individus qui se définissent comme égaux. Ainsi naît ce « ferment révolutionnaire » qui conduit à la rupture, lorsque le décalage entre la structure ancienne encore établie, et les mentalités portées par la nouvelle est si grand, que la désuétude des institutions consacrées devient consciente. C’est alors la Révolution proprement dite, le changement de société, le passage d’une tonalité sociale à une autre. Évidemment, dans cette compréhension de la société en termes de classes, dans l’idée selon laquelle c’est le « frottement » des classes sociales qui rend possible le changement historique, on voit au passage combien la pensée marxienne a pu porter de fruits.
C’est bien le rôle de l’Historien, de ne jamais se contenter de décrire une société comme si elle était immobile, mais de mettre en évidence ces décalages qui la travaillent en permanence et lui donnent son mouvement. La synthèse de Bloch ne le conduit donc pas à hypostasier la société, mais à mettre au contraire l’accent sur la multiplicité des flux qui la traversent et la transforment sans cesse. C’est pourquoi la science historique de M. Bloch échappe, selon F. Hulak, à la critique que J. Rancière adresse à l’Histoire des Annales [3]. Celle-ci serait restée fidèle au modèle micheletiste d’écriture de l’Histoire, que J. Rancière appelle « républicain-romantique », et qui consiste à ramener le mouvement historique à une réalité concrète occupant la fonction de sujet de l’Histoire ; le Peuple français pour Michelet, ou l’espace géographique pour les historiens issus des Annales [4], l’important étant la « territorialisation du sens » [5]. Mais pour le philosophe, cette manière d’écrire l’Histoire s’avérerait incapable de rendre compte des mouvements de subjectivation de l’histoire contemporaine qui apparaissent inassignables à un temps ou à un lieu, la parole démocratique étant fondamentalement « déterritorialisée ».
Le lecteur pourra être convaincu par les arguments de F. Hulak visant à dédouaner Bloch et le rendre en quelque sorte compatible avec la philosophie de Rancière. Cependant, restera peut-être l’impression tenace que ces deux auteurs sont assez éloignés l’un de l’autre, y compris lorsqu’il s’agit de concevoir la fonction politique de l’histoire, dont traite F. Hulak à la fin de son ouvrage. Pour M. Bloch, l’Histoire est certes tournée vers le présent qu’elle permet de mieux comprendre. En ce sens, elle nous rend capables d’avoir prise sur lui, ce dont sa biographie témoigne d’ailleurs au plus haut point. Mais pour J. Rancière, il s’agit avant tout de réfléchir à ce que pourrait être l’écriture de la démocratie et d’en cultiver les vertus émancipatrices. Rancière n’écrit pas en historien soucieux de déchiffrer le présent mais en philosophe tourné vers l’action politique, et l’on a finalement le sentiment que l’historien et le philosophe ne parlent pas la même langue. Laissons donc le lecteur juger si cette défense de Bloch était nécessaire, mais gageons qu’il prendra plaisir à découvrir ce livre à la fois savant et passionnant.