Recensé : Antonella Corsani, Maurizio Lazzarato, Intermittents et précaires, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, 231 p., 18 euros.
Au printemps 2003, les intermittents du spectacle s’opposaient frontalement au projet de réforme de leur régime d’indemnisation imposé au nom du déficit de l’Unédic. Cette réforme ne faisait pas que restreindre les conditions d’ouverture des droits à l’indemnisation chômage mais, plus fondamentalement, substituait une logique d’individualisation et de capitalisation à la logique de mutualisation au fondement du modèle français de protection sociale. Le livre d’Antonella Corsani et de Maurizio Lazzarato constitue tout à la fois le produit et l’histoire d’un moment de ce conflit, celui d’une enquête menée conjointement par des chercheurs de l’équipe Matisse du Centre d’économie de la Sorbonne (Université Paris 1) et les acteurs du conflit (Coordination des intermittents et précaires (CIP) ; Association des Amis des intermittents et précaires). Tout en livrant une autre expertise que celle des experts attitrés, ce travail a abouti à l’élaboration d’un modèle d’indemnisation alternatif rendant possible la réappropriation de la flexibilité en mobilité choisie pour tous les salariés touchés par la discontinuité de l’emploi.
La plupart des expertises commanditées par le ministère de la Culture, essentiellement centrées sur les réalités comptables, aboutissaient à un diagnostic proche : la crise du régime d’indemnisation résultait de la présence d’un trop grand nombre d’intermittents sur le marché, ce qui occasionnait une multiplication et un allongement des périodes de chômage. Les réponses à apporter apparaissaient alors relativement simples : en limitant le nombre d’intermittents (par le relèvement du seuil d’accès aux droits) et en promouvant l’emploi stable on réduisait la discontinuité et, par conséquent, les périodes à indemniser.
Face à ces expertises institutionnelles qui excluaient les principaux intéressés de l’élaboration d’un savoir sur eux-mêmes et des décisions concernant leur vie, le dispositif original de collaboration et de coproduction entre chercheurs et membres de la Coordination des intermittents et précaires opposa une expertise fondée sur la réhabilitation des savoirs locaux et la retraduction de l’expérience vécue en connaissance légitime pouvant être mobilisée dans les luttes et les processus de décision.
Les intermittents passèrent ainsi du statut de « profanes » à celui « spécialistes » : syndicalistes de l’emploi discontinu, sociologue du travail et de l’emploi, économistes des questions de financement du régime d’indemnisation (p. 50). Partagées et mises en série, les expériences isolées donnèrent lieu à la formation d’un corpus de connaissance sur la distribution des salaires, sur les pratiques organisationnelles, sur la gestion de l’emploi et sur la protection sociale. Émergèrent alors des questions que les experts mandatés ne posaient pas et en premier lieu celle de la fonction fondamentale du régime d’indemnisation qui ne se limite pas au financement de la flexibilité. Certes, ce régime sert les entreprises qui peuvent ajuster la masse salariale à leur carnet de commande tout en étant assurées qu’elles disposeront d’un vivier de main-d’œuvre disponible grâce à un chômage frictionnel qu’elles contribuent à entretenir. Mais ce n’est pas là sa seule fonction ni peut-être sa fonction principale. Ce régime d’indemnisation a tout d’abord un rôle de socialisation du salaire par une redistribution des ressources qui compense les grandes inégalités salariales constatées dans le secteur. Ensuite, il fournit une garantie de continuité du revenu et des droits sociaux alors que l’emploi est discontinu. Enfin, il constitue le support de la reproduction des conditions de travail, de formation et de vie des salariés.
Ce point apparaît comme essentiel. Pour les intermittents comme pour nombre d’ « intellos précaires » [1], le temps de travail déborde largement le temps de l’emploi. Ce constat est tout entier contenu dans la remarque d’une décoratrice de théâtre : « je travaille tout le temps et je suis employé de temps en temps » (p. 94). Le temps chômé n’a rien d’un temps inoccupé. Il est un temps de formation, de perfectionnement des savoir-faire, de préparation, de montage de projet et de recherche d’emploi. Ce que rémunère le régime d’indemnisation ce n’est donc pas l’oisiveté, mais un travail invisible que les employeurs s’approprient gratuitement puisqu’ils ne paient que le produit fini selon une logique de prestation de service. Or cette condition n’est pas propre aux intermittents du spectacle ou à d’autres travailleurs intellectuels précaires. Elle est le lot commun de tous les salariés en situation d’emploi discontinu qui, parce qu’on reporte sur eux les risques du marché, sont en permanence à la recherche de contrats, vivent dans l’incertitude du lendemain et sont sommés de construire par eux-mêmes leur employabilité. Et leur nombre est appelé à croître.
Car si le système d’emploi actuel ne se caractérise pas par une instabilité intrinsèque et généralisée [2], les auteurs insistent sur le fait que les politiques de l’emploi ne cherchent plus à développer l’emploi « typique » (en CDI à temps plein) mais à développer le taux d’emploi par la normalisation et l’institutionnalisation du précariat [3]. On comprend dès lors que le régime d’indemnisation des intermittents ait pu constituer une anomalie à éliminer au moment où le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) lançait son projet de refondation sociale. Il fallait éviter que l’on puisse s’en inspirer pour repenser le régime général car alors que la refondation sociale visait à faire de la protection sociale un terrain d’accumulation capitaliste (par l’assurance personnelle), un instrument de gouvernement du marché du travail et l’élément central d’un dispositif de contrôle des comportement, le régime des intermittents aurait bien pu représenter le moyen pour les salariés de résister à l’injonction de devenir entrepreneurs d’eux-mêmes et de se réapproprier la mobilité ainsi que d’accroître leur autonomie vis-à-vis de employeurs en majorant leur pouvoir de négociation. En effet, dans des situations d’emploi caractérisées par la tension entre la liberté de contracter et l’incertitude du lendemain, le fait que les salariés puissent bénéficier d’une sécurité de revenu institutionnellement garantie leur permet de ne pas accepter n’importe quel travail à n’importe quel et réduit ainsi le pouvoir des employeurs. En l’absence d’une telle sécurité, la réduction de l’incertitude passe nécessairement par une soumission complète aux exigences des entreprises annulant ainsi tout liberté de contracter [4].
Face à la réforme de leur régime d’indemnisation, les intermittents regroupés au sein de la CIP (Coordination des intermittents et précaire) et les chercheurs ayant participé à leur expertise citoyenne ont élaboré un « Nouveau Modèle » dont la viabilité économique a été testée. Cela permet aux auteurs d’affirmer que sous couvert d’arguments comptables et économiques, cette réforme se révèle avant tout politique. Elle est l’expression d’une rationalité gouvernementale dont les interventions visent à retirer tout autonomie au social face à l’économie par l’extension des critères d’évaluation du marché et de l’entreprise à toutes les autres activités. C’est pourquoi les auteurs peuvent affirmer que la portée du mouvement des intermittents et de leurs contre-propositions excède leurs seules revendications catégorielles. Le « Nouveau Modèle » d’indemnisation qu’ils ont proposé représenterait ainsi un point d’appui pour des stratégies de mobilisation pour l’acquisition de nouveaux droits et pour la mise en place d’un modèle de protection sociale rompant avec les critères de la rationalité économique. Ce modèle serait fondé sur la mutualisation, la socialisation du salaire plutôt que sur l’individualisation et la capitalisation. De cette manière, les salariés se verraient dotés de nouvelles sécurités institutionnelles qui, dans des situations marquées par la discontinuité de l’emploi, se substitueraient à la sécurité individuelle d’employabilité ainsi qu’aux fragiles logiques de fidélisation entre employeurs et salariés qui reposent sur des rapports interpersonnels d’allégeance, de dépendance et de domination [5]. Au-delà, un tel régime de protection sociale qui pose la continuité du revenu comme un droit au même titre que la santé se présenterait comme un outil au service d’un autre modèle de développement.
Pour citer cet article :
Rémy Caveng, « De l’intermittence comme nouveau modèle de protection sociale »,
La Vie des idées
, 16 octobre 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/De-l-intermittence-comme-nouveau
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