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Recension Société

De l’Amérique en gastronomie

À propos de Rick Fantasia, French Gastronomy and the Magic of Americanism, Temple University Press


par Sidonie Naulin , le 5 novembre 2020


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À partir d’une approche bourdieusienne, Rick Fantasia examine l’influence que les États-Unis ont pu exercer sur les différents segments du monde de la gastronomie française.

La France est à la fois le pays qui a « inventé » la gastronomie et celui où le restaurant le plus fréquenté est McDonald’s. Dans son dernier ouvrage, Rick Fantasia, spécialiste des mouvements de travailleurs et du syndicalisme aux États-Unis, met au jour la manière dont l’influence américaine a contribué à transformer les différents segments du monde de la restauration française depuis les années 1970.

Rick Fantasia cultive une relation personnelle (un beau-père chef français) et intellectuelle (des rencontres avec Bourdieu) avec la France. Ses enquêtes menées sur le secteur de la restauration en France au tournant des années 1990 constituent la matière première de l’ouvrage French Gastronomy and the Magic of Americanism.

L’américanisme dont il est question dans le livre, quoique faiblement conceptualisé par l’auteur, désigne l’influence de modes de production industriels (standardisés et à grande échelle) et de modes de gestion de la main d’œuvre développés aux États-Unis, qui ont peu à peu servi de modèle à l’agro-industrie européenne et au monde de la restauration française. La logique économique de maximisation du profit se serait selon l’auteur in fine étendue jusqu’à la haute cuisine avec la diversification des activités des grands chefs français à partir des années 1970. L’américanisme renvoie également à une dimension culturelle (le « cool » américain), objet de fascination en France et constituant ce faisant une « magie ». Emprunté à Mauss et à Bourdieu, le terme de magie renvoie à une croyance partagée dans la valeur supérieure de ce qui vient des État-Unis ayant des effets réels sur les pratiques des individus.

En s’intéressant à l’influence américaine, l’ouvrage décentre le regard habituellement porté sur la gastronomie française. À ce titre, la partie du livre consacrée à l’introduction des restaurants de fast-food américains en France est sans doute la plus originale. Les travaux académiques sur le monde de l’alimentation et de la restauration françaises ne se consacrent en général qu’à un espace du champ : l’approvisionnement alimentaire (Bernard de Raymond, 2013 ), la distribution (Dubuisson-Quellier, 2003 ; Le Velly, 2017 ), la qualité des aliments et les appellations d’origine (Stanziani, 2005 ), la restauration collective (Dondeyne, 2016 ), la haute cuisine et les grands chefs (Marcilhac, 2012 ), etc.

Rick Fantasia fait le pari que ces différents espaces, en dépit de leur hétérogénéité, participent d’un même « champ » au sens bourdieusien du terme : les personnes et entreprises qui appartiennent à cet espace social se définissent les unes par rapport aux autres et luttent pour l’accès au capital spécifique du champ (par exemple la reconnaissance de l’excellence gastronomique). L’auteur procède dans l’ouvrage par étude successive des différents segments de l’espace de la restauration en France et termine par une synthèse sous forme de représentation spatiale du champ et des effets de l’« américanisme » sur ce dernier.

Le dispositif d’enquête mobilisé est composé de l’analyse de l’archive personnelle de magazines professionnels d’un cuisinier, de l’exploitation de deux bases de données constituées par l’auteur – l’une constituée de 37 chefs triplement étoilés au Michelin durant les années 1990 et l’autre de 244 chefs français évoqués dans la presse professionnelle – et de l’analyse des carrières de 792 chefs et 640 cuisiniers mentionnées dans un annuaire professionnel datant de 1998-1999.

La constitution du monde de la haute cuisine française

L’ouvrage s’ouvre sur l’énigme du suicide, en 2003, du chef triplement étoilé Bernard Loiseau. Les différentes hypothèses explicatives de son geste évoquées dans la presse sont passées en revue. Le cas sert de prétexte pour entamer une « autopsie sociale » (l’expression est empruntée à Eric Klinenberg) du monde de la haute cuisine française qu’habitait Bernard Loiseau. Les premiers chapitres retracent ainsi l’histoire de la haute-cuisine française et de son autonomisation matérielle et symbolique par rapport à la cuisine industrielle et à la cuisine domestique. S’appuyant sur les travaux désormais classiques d’historiens, Rick Fantasia montre comment une lutte juridictionnelle oppose, à la fin du XIXe siècle, la haute cuisine naissante à la cuisine dite industrielle venue des États-Unis et – mais c’est évoqué beaucoup plus rapidement – à la cuisine domestique féminine. Contre un modèle valorisant l’efficacité, la standardisation et le volume, la haute cuisine se cristallise autour de la figure du grand chef artisan ou artiste. Son autonomie se manifeste par l’essor de publications, de récompenses et d’associations professionnelles qui établissent des critères de jugement propres à cet espace social. La production de la croyance en la valeur du chef et de la haute cuisine au XXe siècle s’appuie aussi sur les guides, comme le guide Michelin et des concours, comme celui de Meilleur Ouvrier de France, dont l’histoire est brièvement rappelée. Cela donne naissance à une organisation sociale particulière de la haute cuisine et aboutit à la starisation des grands chefs à partir des années 1970. Ces chapitres se fondent pour l’essentiel sur la presse professionnelle et des récits d’acteurs.

L’influence américaine sur le monde de la restauration française

Le troisième chapitre aborde la question de l’influence américaine sur la gastronomie française en s’intéressant à un segment de la restauration a priori très éloigné de celui de la haute cuisine : le secteur des fast-food. Rick Fantasia montre comment dans les années 1970 et 1980 une cuisine rapide et standardisée parvient à s’établir durablement en France. Créé dans les années 1950 aux États-Unis, McDonald’s s’installe dans l’hexagone au cours des années 1970. Quelques décennies plus tard, c’est la première chaîne de restaurants du pays et l’un de ses plus gros employeurs privés. Dans les années 1970, plusieurs enseignes copiant la formule de McDonald’s sont créées en France par des distributeurs. Elles sont initialement regardées avec désintérêt par les restaurateurs français traditionnels qui les perçoivent comme des enseignes pour touristes. L’analyse de Rick Fantasia montre que le succès des fast-food en France était loin d’être acquis. Il décrit le travail d’éducation des consommateurs mené par McDonald’s au travers de la publicité et comment l’enseigne a introduit en France l’utilisation du marketing dans le secteur de la restauration. La réappropriation des recettes du succès de McDonald’s (mode de production, marketing, design uniforme des établissements, choix stratégique des emplacements, etc.) a donné naissance à des chaînes de restauration françaises dédiées à des produits locaux comme les croissants, les brioches ou les sandwichs. Plus globalement, le développement des fast-food a introduit des innovations dans le domaine de la restauration traditionnelle : contrôle et hyper-rationalisation du travail grâce à l’informatisation et aux technologies d’automatisation du processus de production, précarisation des travailleurs par la déqualification, fragmentation du temps de travail et une politique résolument anti-syndicale, diminution des coûts par la massification de l’offre, et transformation de l’expérience du consommateur (self-service, informalité, luminosité, exotisme des aliments). Le succès de McDonald’s en France est expliqué par la capacité de l’enseigne à séduire les classes moyennes urbaines et les jeunes attirés par une culture américaine très populaire dans les années 1980 dans différents domaines comme la musique et la mode. Il doit aussi au contexte de valorisation du productivisme et de l’entrepreneuriat propre à cette époque. La « magie » de l’« américanisme » conduit finalement surtout à une modification de l’organisation du travail et des entreprises par l’application de principes industriels au service de la maximisation du profit.

Les mêmes principes guident dans l’après-guerre l’industrialisation de la production et de la distribution alimentaire. Rick Fantasia revient sur le développement de zones commerciales uniformisées dans la France de la seconde moitié du vingtième siècle. Ayant mentionné les explications socio-économiques classiques de ce développement, l’auteur insiste sur l’influence américaine, à savoir l’application de principes industriels (volume, efficacité, standardisation) aux entreprises de distribution. Il définit ce faisant l’américanisme comme un « capital symbolique » (p. 148) associant les États-Unis à la modernité industrielle. Ce phénomène psycho-culturel autant qu’économico-structurel, antithétique de la valorisation des pratiques artisanales traditionnelles, aurait notamment été véhiculé en France dans le cadre du plan Marshall. Cela se traduit par plusieurs changements dans le domaine de la distribution alimentaire : horaires d’ouverture étendus, dépersonnalisation de la relation-client, self-service, informatisation du management, adoption d’un vocabulaire américain (« discount », « merchandising », « sourcing », « turnover », etc.). Dans le même temps, le monde de l’agro-industrie devient dominé par des firmes américaines et le secteur de la restauration lui-même est pénétré par ces logiques. Un panorama rapide du paysage de la restauration et de la morphologie de la population des cuisiniers dans les années 1990 permet in fine de dessiner une représentation du « secteur alimentaire industriel » (p. 165) situant relationnellement les chaînes de restaurant, les groupes agro-alimentaires, les cafétérias et cantines institutionnelles, les distributeurs et les fast-food.

Le champ culturel des pratiques gastronomiques en France

La dernière partie de l’ouvrage synthétise les résultats des parties précédentes en dressant une « carte sociale » du champ culturel de l’ensemble des pratiques gastronomiques françaises. À la manière des analyses factorielles bourdieusiennes des champs culturels, Rick Fantasia distingue deux axes orthogonaux, l’un représentant les pratiques de production et l’autre les pratiques de consommation. L’axe des pratiques de production oppose les pratiques artisanales, associées à la longue durée et à la tradition, et les pratiques industrielles, associées au court terme et à la modernité. L’axe des pratiques de consommation oppose quant à lui le marché de masse, associé au pratique, au simple, à l’informel, au peu cher et aux gros volumes, et le marché restreint, associé à l’exclusif, au sophistiqué, au complexe, au formel, à l’onéreux et aux faibles quantités. Après avoir constaté la domination historique des entreprises américaines dans le marché de masse et de la haute cuisine française dans le segment gastronomique, l’auteur décrit l’érosion des frontières symboliques et matérielles entre ces deux espaces depuis les années 1970. Il s’agit en réalité essentiellement d’un processus d’hétéronomisation du champ de la cuisine gastronomique : ce dernier voit sa logique d’excellence artisanale concurrencée par la logique d’un autre champ, la logique industrielle et économique d’efficacité, de productivité, de production de masse et de maximisation du profit. Ce franchissement des frontières symboliques et matérielles a lieu dans les années 1970, lorsque des chefs triplement étoilés commencent à collaborer avec des marques agro-alimentaires grand public et diversifient progressivement leurs activités (consulting pour des marques, lancement de gammes de produits, publicité, ouverture de bistrots, de restaurants à l’étranger et d’écoles de cuisine, etc.). Il s’agit d’une forme de troc entre le capital symbolique associé au nom du grand chef et le capital économique des entreprises agro-alimentaires. Cela conduit à une transformation de l’activité des grands chefs, et plus largement, à une pénétration de l’industrie agro-alimentaire dans tout l’univers de la restauration.

La grille d’analyse bourdieusienne offre la possibilité de penser relationnellement des pôles a priori très déconnectés du champ de la restauration. On peut toutefois regretter que l’analyse ne soit pas davantage systématisée et mathématiquement étayée. Chez Bourdieu, un champ se caractérise par un enjeu qui lui est propre et par des luttes entre les acteurs du champ pour l’accumulation de capitaux, et notamment du capital spécifique au champ. La possession de capital définit la position des acteurs dans le champ et peut s’objectiver mathématiquement. L’étude de Rick Fantasia aurait gagné à davantage définir quels sont les enjeux et les capitaux spécifiques au champ gastronomique (au-delà des formes génériques de capital symbolique et de capital économique) qui permettent de considérer que des groupes comme Carrefour ou Nestlé, des fast-food et des restaurants étoilés participent à un même champ culturel. L’ouvrage se focalise par ailleurs principalement sur l’influence américaine sur les secteurs de la haute gastronomie, des chaînes de restaurants et des grandes entreprises de distribution mais il laisse davantage dans l’ombre l’influence qu’ont pu avoir les États-Unis sur le secteur de la restauration indépendante de moyenne gamme et la restauration collective. Ces limites peuvent être vues comme une invitation à poursuivre l’analyse en l’étendant à l’ensemble des mondes de la restauration.

Rick Fantasia, French Gastronomy and the Magic of Americanism, Temple University Press 2018, 262 p. ; traduction française : Gastronomie française à la sauce américaine. Enquête sur l’industrialisation de pratiques artisanales. Traduction de Sophie Renaut, Seuil 2021.

par Sidonie Naulin, le 5 novembre 2020

Aller plus loin

Bibliographie
• Antoine Bernard de Raymond, En toute saison. Le marché des fruits et légumes en France (Rennes : Presses, universitaires de Rennes, 2013).
• Sophie Dubuisson-Quellier, « Confiance et qualité des produits alimentaires. Une approche par la sociologie des relations marchandes » (Sociologie du Travail, 45(1), 95-111, 2003).
• Ronan Le Velly, Sociologie des systèmes alimentaires alternatifs : une promesse de différence (Paris : Presses des Mines, 2017).
• Alessandro Stanziani, Histoire de la qualité alimentaire (XIXe-XXe siècle) (Paris : Le Seuil, 2005).
• Christèle Dondeyne, Les Cuisines du capitalisme (Vulaines sur Seine : Editions du Croquant, 2016).
• Vincent Marcilhac, Le Luxe alimentaire. Une singularité française (Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2012).
• Eric Klinenberg, Heat Wawe : A Social Autopsy of Disaster in Chicago (Chicago : University of Chicago Press, 2002).

Pour citer cet article :

Sidonie Naulin, « De l’Amérique en gastronomie », La Vie des idées , 5 novembre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/De-l-Amerique-en-gastronomie

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