Ni imitation, ni citation, ni plagiat, l’emprunt joue un rôle essentiel dans la création artistique, rarement étudié en tant que tel. Un ouvrage se penche avec érudition sur le cas du compositeur Olivier Messiaen, grand emprunteur devant l’Éternel.
Ni imitation, ni citation, ni plagiat, l’emprunt joue un rôle essentiel dans la création artistique, rarement étudié en tant que tel. Un ouvrage se penche avec érudition sur le cas du compositeur Olivier Messiaen, grand emprunteur devant l’Éternel.
Olivier Messiaen (1908-1992) est généralement considéré comme une des plus grandes figures de la composition musicale du XXe siècle. Par l’empreinte profonde qu’il a laissée dans le monde de la création musicale « savante » au fil de sa longue carrière via sa prolixité créatrice, ses écrits abondants et son enseignement au Conservatoire de Paris entre 1941 et 1978, l’auteur du Quatuor pour la fin du temps constitue depuis longtemps un des objets d’étude privilégiés de la musicologie.
Fruit d’une enquête de dix années, menée conjointement par les musicologues Yves Balmer, Thomas Lacôte et Christopher Brent Murray (BL&M), cet ouvrage de plus de 600 pages se propose de faire la lumière sur la manière Messiaen élaborait ses œuvres. Plus précisément, il s’agit de mettre en évidence une technique de composition – baptisée par les auteurs « technique de l’emprunt » – dont la centralité, chez Messiaen, était restée inaperçue des précédents analystes. Cette enquête s’inscrit ainsi, à sa façon, dans la constellation des travaux relevant de la « génétique musicale », lesquels se donnent pour but d’analyser les processus de création musicale [1].
La technique de l’emprunt est définie à partir des deux grands écrits auto-analytiques de Messiaen, Technique de mon langage musical et le Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie, illustrés par de copieuses listes d’exemples musicaux : les auteurs montrent qu’ils sont presque systématiquement les produits de transformations de fragments précis tirés d’innombrables œuvres d’autres compositeurs, que Messiaen ne cite jamais explicitement. Les correspondances entre les exemples musicaux de Messiaen et les fragments-sources restitués par les auteurs apparaissent trop évidentes pour qu’elles puissent être considérées comme de simples ressemblances fortuites : on ne peut qu’avoir affaire à un travail conscient et méthodique de dérivation de modèles concrets.
Ni vague imitation stylistique, ni pure citation textuelle, la technique de l’emprunt consiste ainsi à prélever au sein d’œuvres préexistantes des matériaux mélodiques, harmoniques ou rythmiques bien délimités – les trois principaux paramètres qui structurent la pensée musicale de Messiaen – puis à les faire passer par un « prisme déformant » (l’expression est du compositeur), par exemple les modifications de hauteurs par l’usage des modes à transposition limitée [2], les transpositions ou les renversements des accords, les ajouts de notes, les adjonctions de « valeurs ajoutées » [3], etc. Le compositeur se constitue ainsi un grand stock de matériaux « prêts-à-composer » (p. 456) dont les listes d’exemples musicaux ne sont que la partie la plus visible, matériaux qu’il pourra ensuite agencer, articuler, « monter » à sa guise.
La deuxième partie montre « l’ampleur réelle » de la technique de l’emprunt et « cartographie » (p. 113) les nombreuses sources auxquelles Messiaen puise sans (presque) jamais les révéler clairement. De ses prédécesseurs récents (Debussy, Ravel, Massenet) ou anciens (Rameau, Mozart) à ses contemporains (Honegger, Stravinski, Prokofiev, Tournemire, Falla, Schoenberg, Berg, Webern) en passant par des répertoires « traditionnels » (le plain-chant, les decî-tâlas hindous, les mélodies populaires andines, russes, balinaises, coréennes, papous et françaises), Messiaen semble faire feu de tout bois, prélevant et transformant des matériaux aux origines variées pour en faire la matière première de ses propres œuvres. Toutes ces sources ne sont pas égales en importance et font l’objet de traitements différenciés, comme le précisent les auteurs. L’œuvre de Debussy, par exemple, constitue pour Messiaen un fonds inépuisable de formules rythmiques et harmoniques. D’autres, comme ceux de Prokofiev ou de Berg, ne semblent faire l’objet que d’un intérêt très ponctuel. Cette partie s’achève sur un tableau recensant les « auto-citations » harmoniques de Messiaen, c’est-à-dire les formules harmoniques issues d’emprunts et réapparaissant dans plusieurs de ses œuvres sous des formes très proches.
Enfin l’étape compositionnelle qui succède à la collecte est celle du « montage » : après avoir accumulé des « briques » de matériaux prêt-à-composer (les fragments prélevés puis transformés que constituent les emprunts), Messiaen s’attèle à les agencer dans un cadre formel plus large, c’est-à-dire à composer ses œuvres. Les auteurs se penchent sur quatre extraits d’œuvres dont la quasi-intégralité du discours musical repose sur des emprunts identifiés : « L’Ange aux parfums » issu du cycle pour orgue Les corps glorieux ; le quatrième des Cinq Rechants ; la quatrième section de « Turangalîla I », troisième mouvement de la Turangalîla-Symphonie ; « Amen des Anges, des Saints, du chant des oiseaux », cinquième des Visions de l’Amen. Ceci permet, par reconstruction, d’observer Messiaen au travail, articulant ses emprunts les uns avec les autres, liant ensemble des éléments a priori hétérogènes via les règles syntaxiques concernant l’organisation des hauteurs et des rythmes qui constituent son « prisme déformant ».
Le modèle et l’invention est un ouvrage qui force l’admiration tant par son ambition – rendre compte avec précision de la forme que prend le processus de création chez un compositeur comme Messiaen – que par la somme colossale de travail qui a permis de la réaliser. La tâche était pourtant ardue et le chemin semé d’embûches empiriques. D’une part, on l’a dit, les « couches » successives de discours et de travaux sur Messiaen n’avaient que peu favorisé la découverte de la technique de l’emprunt ; mais ce sont surtout les écrits du compositeur lui-même qui ont largement contribué à en barrer l’accès aux observateurs. L’usage méthodologique de ses écrits auto-analytiques, en particulier, s’apparentait à un délicat jeu de cache-cache : il s’agissait de contourner leurs non-dits (à aucun moment Messiaen ne livre explicitement la clé de cet aspect de sa pratique) tout en prenant appui sur certains indices susceptibles de le « trahir » (ainsi telle allusion à un pair, ou telle explicitation d’une modalité de transformation du matériau). D’autre part, la quasi-totalité des esquisses et des brouillons des œuvres – qui constituent habituellement le principal matériau des analyses génétiques – était inaccessible au moment de l’enquête [4], privant les auteurs de précieuses traces intermédiaires de l’action compositionnelle.
C’est donc par une lecture extrêmement serrée et une articulation inventive de divers types de sources (les partitions des œuvres de Messiaen comme des compositeurs à qui il emprunte des fragments musicaux, ses écrits théoriques, les entretiens qu’il a donnés, ses carnets, ses analyses musicales, ses documents pédagogiques, ses annotations de partitions, ses textes de critique musicale, les travaux (ethno)musicologiques qu’il a été amené à consulté, etc.) que BL&M ont pu mettre en évidence le caractère systématique de cette technique de composition. La grande force de la démonstration réside dans la capacité des auteurs à fournir continuellement les preuves des emprunts [5] (dont certains sont pourtant microscopiques) à travers des mises en relation d’indices variés qui, servies notamment par une écriture élégante, un impeccable savoir-faire en matière d’analyse musicale ainsi qu’une connaissance exhaustive de la littérature scientifique sur Messiaen, apparaissent toujours convaincantes.
On soulignera au passage que ce n’est pas un des moindres mérites de cette enquête que de poser fermement l’indissociabilité de l’analyse musicale des œuvres de Messiaen et l’analyse du « faire » auquel elles sont liées – la première se mettant au service de la seconde. Ici, la partition est généralement considérée non comme un produit autonome et auto-signifiant, mais comme la trace d’un processus de fabrication, comme un objet chargé d’enjeux pratiques (voir p. 479 et 580), brisant par là l’opposition artificielle – mais encore bien vivace – entre les approches « internaliste » et « externaliste » des œuvres musicales.
Saluons également la très grande qualité du travail éditorial : la quasi-absence de coquilles, la présence d’un triple-index (œuvres de Messiaen, œuvres et personnes) et d’une copieuse bibliographie et, surtout, l’excellente présentation des 495 exemples musicaux sont autant d’éléments qui participent indéniablement à la réussite de la démonstration.
Une première question peut être posée à l’issue de la lecture de l’ouvrage : dans quelle mesure les résultats de cette enquête sont-ils généralisables ? Tout au long de la démonstration, le langage de description de l’action créatrice apparaît particulièrement bien ajusté au « faire compositionnel » de Messiaen (ajustement qui culmine dans la métaphore du « montage » développée p. 470-480). Mais cette force indéniable de l’analyse peut aussi être considérée comme une de ses limites. Si ce langage de description « colle » bien à la pratique de Messiaen, il peine parfois à s’en décoller et à nous mener vers une compréhension plus large de ce que pratiquer la composition veut dire. Les quatre ultimes pages de l’ouvrage, qui proposent d’élargir la discussion « au-delà de la technique de l’emprunt », laissent à cet égard le lecteur sur sa faim : si les auteurs s’interrogent sur l’étendue historique de la composition par transformation de modèles préalables, ce n’est que pour évoquer les plus illustres élèves de Messiaen tels que Pierre Boulez, Gérard Grisey, Tristan Murail, etc. ; et c’est bien Messiaen qui demeure finalement le foyer de l’attention. Bref, le répertoire conceptuel déployé ne paraît pas toujours suffisamment souple pour attirer l’attention sur des propriétés générales de la pratique compositionnelle au-delà du seul procédé de transformation de matériaux préexistants.
Certes, ce n’était sans doute pas là un des objectifs de l’ouvrage. Et pourtant, la possibilité de généraliser – c’est-à-dire de transposer à d’autres cas éloignés de Messiaen – certains traits de l’analyse est loin d’être inexistante, pour peu que l’on décentre le regard de la seule technique de l’emprunt. Par exemple, toutes les opérations (matérielles, cognitives, scripturales, instrumentales, etc.) qui dessinent les contours de l’« atelier » [6] de Messiaen, si elles sont souvent abordées avec beaucoup de finesse par les auteurs, gagneraient à être explicitement recensées et catégorisées afin que le style de travail de Messiaen puisse être replacé dans un ensemble plus vaste de styles de travail.
Dans le même registre, l’un des aspects les plus saisissants du cœur de cette enquête (la seconde partie) est, à bien y regarder, la manière dont Messiaen négocie en permanence, au fil de sa carrière, avec un « espace des possibles » [7] compositionnels qui lui préexiste et qui s’impose à lui. Ainsi l’analyse montre de façon à la fois spécifique et exemplaire comment tout compositeur est conduit à s’approprier certaines possibilités expressives préexistantes selon un mode particulier – la technique de l’emprunt pouvant finalement être interprétée comme une des solutions pratiques trouvées par Messiaen pour satisfaire ses ambitions de synthèse stylistique (p. 266 et 340).
L’œuvre de Messiaen est aujourd’hui de ceux qui sont le plus solidement installés dans le patrimoine de la musique savante occidentale. Sa valeur artistique, socialement et historiquement construite par une longue chaîne d’épreuves de consécration (reconnaissance des pairs, des institutions musicales savantes, etc.), relève aujourd’hui de l’évidence partagée au sein du monde de la « musique classique », évidence que reconduit et consolide Le modèle et l’invention : l’œuvre de Messiaen y est considéré de part en part comme un monument. Or ce rapport patrimonial à l’objet de recherche n’est pas sans effets interprétatifs. On en voudra pour preuve la critique que les auteurs proposent de la notion d’« influence », accusée d’être imprécise et, surtout, de réduire à une forme de passivité le compositeur sur lequel elle est censée s’exercer (p. 115 et suivantes). Quoique plutôt bienvenue a priori, cette critique semble ici surtout menée par souci de prévenir toute dévaluation symbolique de l’œuvre de Messiaen que risquerait d’occasionner la mise au jour de la technique de l’emprunt [8]. Elle conduit alors à tordre le bâton dans l’autre sens et à faire de Messiaen un sujet libre, totalement maître de ses choix, déployant son « libre arbitre » ou même « inventant ses relations » avec les œuvres dans lesquelles il aime à puiser des fragments (p. 119).
Du rapport patrimonial à l’objet de recherche découle ainsi une représentation de l’individu qui est problématique en ce qu’elle empêche de penser, au-delà des oppositions stériles liberté/contrainte, actif/passif, etc., la dimension éminemment sociale et relationnelle de la genèse de la manière singulière de composer de Messiaen. Ce portrait de démiurge absolu – parfois prolongé çà et là par certaines métaphores, comme celle de l’« alchimiste » (p. 347) – est toutefois contrebalancé par une série de remarques éparses concernant les espaces sociaux dans lesquels Messiaen a été conduit à forger les goûts et les différentes manières de penser et d’agir qui structurent son développement de la technique de l’emprunt. Par exemple, sa longue formation au Conservatoire de Paris s’avère déterminante à plusieurs égards : l’étudiant Messiaen y hérite d’une conception évolutionniste de l’histoire de l’harmonie dont les œuvres de Debussy et Ravel constituent les derniers jalons en date (p. 184), y nourrit un intérêt pour certaines musiques « exotiques » (p. 339), y développe sans doute son esprit de synthèse (p. 340) et s’y familiarise peut-être même au schème de la transformation de modèles (p. 577). De même, la pratique pédagogique de Messiaen en tant que professeur d’analyse puis de composition au sein du même Conservatoire de Paris n’est pas sans lien avec sa tendance à réduire et à isoler des fragments de musique au clavier (p. 83), avec sa « pensée formulaire » (p. 209) ou, plus généralement, avec son rapport analytique aux œuvres (p. 123). Pour qui voudrait restituer le processus d’incorporation des schèmes créateurs de Messiaen et expliquer plus complètement la formation de sa manière de composer, il faudrait bien sûr évoquer bien d’autres expériences biographiques et bien d’autres cadres institutionnels et relationnels dans lesquels s’inscrit le compositeur au long de sa trajectoire ; mais force est de constater que les bases d’une telle démarche sont posées en filigrane au fil de l’ouvrage, en dépit et à l’encontre de la rhétorique du « créateur incréé ».
En définitive, ces deux points de discussion aux allures critiques conduisent en fait à formuler une louange supplémentaire. Car si l’objectif principal qui consiste à rendre compte de la manière de composer de Messiaen via la mise en évidence de la technique de l’emprunt est brillamment rempli, il apparaît également que les pistes de recherche ouvertes par cet ouvrage débordent largement le seul cas étudié – ce qui est le propre de toute étude de cas véritablement fouillée [9].
par , le 28 février 2019
Alexandre Robert, « Dans l’atelier d’Olivier Messiaen », La Vie des idées , 28 février 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Dans-l-atelier-d-Olivier-Messiaen
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[1] Pour une synthèse récente sur la génétique musicale, voir Nicolas Donin, Almuth Grésillon, Jean-Louis Lebrave (dir.), Genèses musicales / The Creative Process in Music, Paris, PUPS, 2015.
[2] Selon le terme inventé par Messiaen lui-même dans Technique de mon langage musical, un mode à transposition limitée est une échelle qui peut être transposée par demi-ton moins de douze fois avant de voir réapparaître l’ensemble initial de notes.
[3] Une valeur ajoutée est une brève valeur (par exemple une croche) qui, intercalée dans une séquence rythmique, brise la régularité de la mesure.
[4] Les manuscrits du fonds Olivier Messiaen, désormais conservés à la Bibliothèque Nationale de France, n’ont été progressivement ouverts à la consultation qu’en 2016, tandis que le manuscrit de Le modèle et l’invention était achevé en 2015. Dans le post-scriptum de l’ouvrage, BL&M indiquent que les sources manuscrites du fonds Messiaen qu’ils ont pu consulter, depuis, tendent à conforter leurs analyses et à confirmer la centralité de la technique de l’emprunt dans le mode de travail du compositeur (p. 581).
[5] Même lorsqu’il s’agit de sources que l’on aurait pu présumer purement « orales » telles que les mélodies populaires. Messiaen s’appuie en effet très largement sur les transcriptions musicales des ethnomusicologues de son temps.
[6] Nicolas Donin et Jacques Theureau définissent ainsi l’atelier du compositeur comme « l’ensemble des supports et des procédures d’action et de perception disponibles et construits au cours de son activité de composition » ; Nicolas Donin, Jacques Theureau, « La coproduction des œuvres et de l’atelier par le compositeur (à partir d’une étude de l’activité créatrice de Philippe Leroux entre 2001 et 2006) », Circuit : musiques contemporaines, vol. 18, n° 1, 2008, p. 61.
[7] Dans le cadre de sa théorie des champs de production culturelle, Pierre Bourdieu définit ainsi l’espace des possibles comme l’« héritage accumulé par le travail collectif » qui se présente à chaque producteur sous forme de « problèmes à résoudre, possibilités stylistiques ou thématiques à exploiter, contradictions à dépasser, voire rupture révolutionnaires à opérer » ; Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, Point, 1992 [1998], p. 385-386.
[8] Le régime moderne de création reposant sur des valeurs telles que l’innovation, l’originalité ou l’authenticité personnelle, le sens commun musical tend à disqualifier toute production soupçonnée de ne pas s’émanciper suffisamment d’autres productions préexistantes. C’est sur ce même socle de valeurs que reposent les condamnations pour épigonisme ou pour « pillage » (dans l’ordre esthétique), voire pour plagiat ou pour contrefaçon (dans l’ordre juridique), catégories que le chercheur n’a pas à reprendre à son compte mais qu’il peut bien sûr prendre pour objet.
[9] Carlo Ginzburg écrit ainsi avec justesse qu’« un cas bien choisi et étudié en profondeur suffit à jeter les bases de la comparaison » et, plus encore, « d’une réflexion théorique » ; Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, trad. de l’italien (1986), Paris, Verdier, 2010 [1989], p. 361.