David Christoffel, musicologue, poète et compositeur, s’intéresse aux musiques situées à la marge, ignorées, négligées ou méprisées, et leur offre une chance de réhabilitation, d’où une remise en question de l’idéologie du chef-d’œuvre, indissociable du culte de la musique classique.
En quoi le fait d’être « malin » peut-il représenter une qualité pour un compositeur ? Est-ce pour désigner sa capacité à se hisser, par des voies détournées, au rang des artistes célèbres, ou son ambition d’accéder post mortem à une consécration tardive fut-elle controversée ? Nourri d’anecdotes savoureuses, de digressions cocasses, ce livre démultiplie les angles d’approche sans se limiter aux promesses d’un titre un rien narquois et provocateur. Une question essentielle, autrement sérieuse, en constitue le fil conducteur : que devient le chef-d’œuvre s’il est confondu avec son imitation, que se passe-t-il si l’on découvre qu’il n’est pas de la main d’un grand artiste mais de celle d’un compositeur resté dans l’ombre ? Quel crédit accorder à la notion de valeur si celle-ci dépend seulement du nom inscrit en première page ? Exemplaire si l’auteur est entré au Panthéon, médiocre si l’opinion dominante le classe parmi les petits maîtres, les épigones, ou si son nom est inconnu de tous. Des œuvres aux dates incertaines peuvent aussi être victimes ou bénéficier de la domination des préjugés : une même partition sera prémonitoire à un moment donné, désuète si l’on découvre qu’elle a été conçue un demi-siècle plus tard.
Imitations abusives, signatures usurpées
Ce livre débute par un portrait à charge des imposteurs, les petits compositeurs qui voudraient se faire passer pour des grands en les copiant de manière éhontée. Est-ce vraiment « malin » de leur part ? Oui, à condition d’être un plagiaire astucieux capable de dérober sans se faire prendre, ou de déjouer avec habileté les expertises. S’il y a le moindre soupçon de fraude, les spécialistes se manifestent, et la plupart ne se laissent pas berner. Mais d’autres vont malencontreusement valider des contrefaçons, ce qui soulève bien des perplexités.
Par le passé, de grands maîtres ont pratiqué l’imitation avouée. Ravel, pour pallier un prétendu manque d’inspiration au moment d’achever Daphniset Chloé,s’est inspiré sans scrupules de la « Fête à Bagdad » de Shéhérazade de Rimski-Korsakov. Est-ce un véritable vol ? Au moment d’avouer ingénument son larcin, sa confession n’est-elle pas une pique narquoise adressée à tous ceux qui se targuent d’originalité, rappelant aux apprentis compositeurs les vertus des techniques d’imitation ? Jadis, il était usuel de s’inspirer délibérément d’un compositeur digne d’admiration. Ainsi s’expliquent certaines similitudes d’œuvres de Bach avec des partitions de Vivaldi ou de Telemann, les imitations ou transformations de pages de Johann Michael Haydn par le jeune Mozart, les notions de copie ou de plagiat n’étant pas pour autant pertinentes, même quand le compositeur ne signale pas ses sources. La frontière entre une réminiscence inconsciente, un emprunt ou une simple similitude stylistique n’est pas si facile à déterminer.
Aujourd’hui, la question est examinée de manière plus vétilleuse. David Christoffel relate le procès d’une ingénieuse compositrice s’étant appropriée certaines trouvailles de Prokofiev dans Roméo et Juliette sans se préoccuper des droits d’auteur. La pratique des emprunts constitue certes une tradition ancestrale, mais nul n’est à l’abri d’une ressemblance excessive, et rares sont les artistes capables de faire oublier leur modèle, surtout s’il s’agit d’une page célébrissime. Et pourtant, qui peut juger avec certitude qu’il y a là une infraction ? Le verdict est moins controversé quand il s’agit d’une plaisanterie : un « petit malin » aurait tenté de faire passer pour une œuvre méconnue de Mozart un « faux » concerto suffisamment bien réalisé pour plaire au public et intéresser des interprètes de renom. Surpris par cette approbation inattendue, puis désireux de revendiquer des droits sur sa composition dès qu’elle fut commercialisée, l’auteur avoua pour finir son amusant canular dont il n’avait pas mesuré toutes les conséquences. David Christoffel relate aussi la tentative d’un éminent flûtiste d’ajouter six nouvelles sonates pour clavier au corpus de Haydn, une découverte faisant naître un grand émoi. Tant qu’elles portaient un nom prestigieux, cette découverte suscita le plus vif intérêt. Les mérites de ces ingénieuses contrefaçons s’envolèrent dès que la vérité sur leur réel signataire éclata au grand jour. Il resta toutefois une trace de cette étonnante expérience : un musicologue émérite avait momentanément cru qu’il s’agissait de partitions authentiques. Ainsi, David Christoffel ne se prive pas de brocarder plaisamment ses confrères, en mettant l’accent sur certaines méprises. Parfois, il s’agit simplement d’une voix qui s’élève pour révéler une intrigante vérité, comme celle du musicologue Martin Jarvis affirmant que c’est Anna Magdalena et non Johann Sebastian qui composa les six Suites pour violoncelle.
Du pastiche, l’auteur explore les mille et une nuances, la plus significative étant son manque de sérieux. Les enjeux artistiques sont cependant similaires : il s’agit là aussi de composer d’après un modèle, avec un maximum de savoir-faire. Cependant, même une pochade un peu bâclée peut faire l’affaire. Dans tous les cas, ajouter une pointe d’humour suffit à désarmer les censeurs ou les moralisateurs. Lorsque Fritz Kreisler publie certaines de ses œuvres en faisant croire qu’il s’agit de redécouvertes de compositeurs du passé, il s’offre le luxe d’écrire comme bon lui semble, sans rechercher la moindre originalité. Aujourd’hui, ses pièces portent toutes son nom, et le plaisir des violonistes qui défendent ce répertoire n’est nullement entaché par le souvenir d’un astucieux simulacre. Composer sans révéler sa véritable identité, c’est assumer un certain anonymat, par modestie. Mais cela peut-être aussi une provocation déguisée. Lorsque la musique aléatoire jouissait encore d’un certain prestige, toute partition conçue selon ses principes était accueillie avec considération. Certains « petits malins » se sont amusés à singer ce style d’écriture, mais sans introduire une once d’élaboration, tout en faisant croire au travail d’un spécialiste. Avec quelques exemples bien choisis, l’auteur signale aussi les menaces d’une programmation informatique capable de semer la confusion, en déployant des ressources situées à mi-chemin entre l’imitation presque parfaite et le pastiche embarrassant : à l’écoute d’une œuvre attribuée à Bach, un groupe d’étudiants musiciens d’un établissement d’enseignement supérieur a échoué à distinguer avec certitude l’ordinateur, le compositeur et son brillant imitateur.
Parmi ces « petits malins » il y a ceux qui fignolent leur ouvrage avec application, et ceux qui font preuve de désinvolture. Certains d’entre eux peuvent tout aussi bien ne rien faire, et solliciter un confrère pour composer sous leur nom. Le recours à un ghostwriter est une pratique peu connue dans le monde musical classique, dissimulée à juste titre car presque inavouable, même s’il existe parfois de bonnes raisons d’y recourir. Il y a bien des rumeurs concernant quelques contemporains, jouissant d’une grande renommée, ayant confié à des seconds couteaux la réalisation de partitions d’envergure dont ils restent les signataires. L’exemple choisi par David Christoffel, inattendu et atypique, a le mérite d’être sans équivoque : il cite un compositeur japonais bénéficiant d’une certaine audience, et dont la crédibilité s’est effondrée dès que sa duplicité s’est révélée. L’auteur nous restitue les étapes de cette anecdote, à la fois tragique et risible, qui interroge ses lecteurs sur la validité d’une reconnaissance éphémère construite sur des chimères.
La renommée n’est pas une valeur sûre
Il faut se garder de limiter cet essai à un simple inventaire des à-côtés de la créativité. Avant tout, cet ouvrage de musicologie iconoclaste est la dénonciation malicieuse d’une persistante mascarade. Certaines partitions n’ont de valeur que par leur signature : importante si elle est prestigieuse et adoubée par les autorités, bien moins sans ces conditions. L’ironie de l’auteur culmine lorsqu’il évoque le cas de Rosemary Brown, capable de noter de nouvelles œuvres de Liszt, Chopin, Schubert et de quelques autres, dictées depuis l’au-delà, avec des vraisemblances troublantes, selon certains experts. Des interprètes renommés n’ont pas hésité à inscrire à leur répertoire ces partitions à la genèse insolite. La revendication par la compositrice d’une démarche spirite — son rôle se limitant à restituer ce qui lui était dicté — a nourri une vaste investigation, semant l’embarras. Sans doute était-elle sincère. Pourtant, si elle avait avoué être une simple imitatrice ses compositions n’auraient pas éveillé le même engouement.
Sur quoi repose la valeur d’un compositeur : sur sa renommée ? David Christoffel remarque, sur la façade de l’Opéra Garnier, des statues de musiciens jadis très célèbres, comme Fromental Halévy ou Gaspare Spontini, dont les œuvres sont désormais tombées dans l’oubli. Pour illustrer la vanité d’une prétention à la notoriété, l’auteur relate une saynète burlesque à l’Institut de France, où un compositeur candidat à l’immortalité peine à énumérer les mérites passés de son prédécesseur.
Ce livre nous réserve bien d’autres sujets d’étonnement, de réjouissance, et s’intéresse à toutes les formes de singularité, d’écarts avec la norme : « Ressemblances douteuses », « Procédés discutables », « Compétences incertaines »… Pour clore le chapitre des « Compositeurs fictifs », David Christoffel évoque le procédé du faux intentionnel en musicographie, l’art d’introduire délibérément des informations fictives pour tester la sagacité des lecteurs et tendre un piège à d’éventuels plagiaires. Il n’est pas si simple de départager le vrai du faux. Compositeurs, imposteurs, célébrités réelles ou illusoires, partitions avérées ou contestables, sources douteuses, en toutes circonstances il convient de rester vigilant.
Une approche salutaire
L’apport de l’intelligence artificielle appliquée aux processus de composition musicale est au cœur de l’actualité. Sans ignorer les dangers d’un usage frauduleux, sans scepticisme sur les capacités impressionnantes de cet outil ressenti par certains comme inquiétant, l’auteur privilégie ses ressources positives et offre sa sympathie à tous ceux qui sauront s’en servir pour explorer un territoire nouveau. Il suit ainsi une ligne directrice qui l’a conduit à faire valoir les compositions exclusivement en do majeur, jugées à tort simplistes, les partitions pour piano écrites pour une seule main, toutes n’étant ni gauches ni maladroites, les opus féminins publiés jadis sous un nom d’homme, désormais affranchis de toute discrimination, les œuvres des jeunes prodiges, nécessairement suspectes d’être survalorisées, et celles écrites sous un pseudonyme, cette dissimulation pouvant donner naissance à des trouvailles affranchies de tout jugement esthétique. En somme, si David Christoffel ne s’intéresse pas ici aux chefs-d’œuvre reconnus, il ne plaide pas davantage pour la réhabilitation de pages oubliées. Mais, si son dessein avoué est d’explorer les marges, d’inventorier les musiques n’ayant pas droit de cité et les pratiques suspectes, sa démarche est aussi une remise en question de la notion de pureté, d’absolu, et une invitation à lutter contre les a priori.
David Christoffel, Les petits malins de la grande musique, Paris, Puf, 2024, 327 p., 16 €.
Anthony Girard, « Malices musicologiques »,
La Vie des idées
, 30 août 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Malices-musicologiques
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