Médecin, statisticien, républicain engagé, L.-A. Bertillon est l’un des principaux fondateurs de la démographie moderne, qu’il mit au service de la lutte contre la variole et contre la mortalité infantile. Pour toucher un large public, il donnait à ses analyses la forme de cartes et de diagrammes.
La seconde moitié du XIXe siècle est marquée par l’émergence ou la restructuration en profondeur de nombreuses disciplines scientifiques. Un médecin français, Louis-Adolphe Bertillon (1821-1883), joua un rôle clé dans l’autonomisation de la démographie, spécialisée dans l’étude quantitative des populations humaines [1].
La transition entre le Second Empire et la Troisième République a été qualifiée de « moment républicain » [2]. Depuis 1789, la France s’était distinguée par une grande instabilité politique ; après des débuts incertains, la Troisième République allait se doter d’institutions démocratiques enfin durables – élection des députés au suffrage universel masculin, laïcité, libertés de la presse, des syndicats, des associations… Bertillon est un républicain fervent, matérialiste, positiviste et anticlérical. Il compte parmi les opposants résolus au Second Empire et paye ses engagements d’une longue relégation institutionnelle. Il exerce brièvement la fonction de maire du 5e arrondissement de Paris pendant le siège de 1870. Durant la Commune il se range, comme beaucoup d’autres francs-maçons, dans le « parti de la conciliation » qui tente – en vain – d’éviter l’affrontement entre les Versaillais et les Communards [3]. Lorsque l’influence du gouvernement d’Ordre Moral s’affaiblit, Bertillon peut enfin se mettre au service de la République : il concourt à une commission parlementaire, enseigne à la faculté de médecine, dirige le service de statistique de la ville de Paris.
La situation sanitaire de la France du milieu du XIXe siècle est à certains égards inquiétante : persistance de la variole, ravages de maladies telles que le choléra, la phtisie et la fièvre typhoïde, ralentissement – perceptible bien qu’encore mal quantifié – de la progression de ce qu’on va bientôt appeler l’espérance de vie. Médecin, Bertillon est taraudé par une question posée par Lucrèce, Quare mors immatura vagatur, pourquoi la mort prématurée rôde-t-elle ? Se donnant comme objectif majeur de réduire l’emprise de la mort évitable, il prend la mesure des limites des recherches médicales portant sur de courtes séries de cas cliniques. Il s’engage, après l’astronome et mathématicien Adolphe Quetelet qu’il considère comme son maître, dans l’observation de régularités statistiques au sein du monde social. Il établit des tables de survie et tente de mesurer l’effet propre de telle ou telle cause de décès. Il s’attaque à deux cas principaux : la variole, évitable notamment grâce à la généralisation de la vaccine, et la mortalité infantile, qui pourrait être réduite, estime-t-il, si le travail des nourrices était mieux réglementé. Si aucun moyen d’action n’est en vue, il délaisse le sujet – ni le choléra, qui a pourtant emporté sa mère, ni la fièvre typhoïde, ni les décès des vieillards ne retiennent durablement son attention. La démographie telle qu’il la conçoit se caractérise ainsi comme un « espace cognitif conçu à des fins pratiques », selon la formule d’Alain Desrosières [4].
Le contexte scientifique de cette période est effervescent : prolifération des sociétés savantes et de leurs congrès internationaux, autonomisation de disciplines nouvelles parmi lesquelles l’hygiène et la démographie, perfectionnement des moyens d’observation (état civil, recensements de population), succès croissant des encyclopédies, des revues de vulgarisation, des expositions universelles. Bertillon s’affirme comme un grand animateur de sociétés savantes – la Société d’anthropologie de Paris créée par son ami Paul Broca, la Société de statistique de Paris où il retrouve son beau-père Achille Guillard, et la Société de sociologie où il s’inscrit dans une mouvance positiviste dissidente entraînée par Émile Littré, après qu’Auguste Comte s’est auto-intronisé « grand prêtre de l’humanité ». Il préside le premier congrès mondial de démographie qui se tient à Paris lors de l’exposition universelle de 1878. Son œuvre écrite prend principalement la forme de notices dans des encyclopédies (médicales et généralistes), d’un atlas constitué de cartes et graphiques sur la mortalité en France, et de contributions aux Annales de démographie internationale, la première revue de démographie au monde [5]. Son œuvre non écrite relève avant tout de l’amélioration de la coordination statistique avec les différentes administrations qui produisent les « données » – toujours construites, grâce à de multiples conventions, implicites ou négociées – dont ont besoin les démographes (une spécificité de la démographie est qu’elle s’appuie le plus souvent sur des « données » qu’elle ne produit pas elle-même). Du côté de l’état civil, l’un des combats de Bertillon est d’œuvrer à ce que la cause de la mort soit de mieux en mieux renseignée sur les certificats de décès ; son fils aîné Jacques poursuivra ce combat et fera adopter par le congrès international de statistique tenu à Chicago en 1893 une classification internationale des maladies et des causes de décès, dès lors dénommée « classification Bertillon », ancêtre de la nomenclature actuelle. Côté recensements de population, Bertillon père déplore l’inertie des responsables de la Statistique générale de la France, réticents à suivre ses propositions d’enrichissement des différents bulletins. Il accède aux fonctions de professeur de démographie à l’école d’anthropologie de la faculté de médecine de Paris en 1875, puis de chef des travaux statistiques de la ville de Paris en 1879. Il incarne ainsi l’élargissement des compétences de l’État, au-delà de ses fonctions régaliennes, à des politiques de plus en plus ambitieuses en matière de santé publique, d’enseignement supérieur, d’administration statistique.
Bertillon s’affirme comme l’un des grands créateurs de la démographie moderne, qu’il est un des tout premiers à exercer à titre professionnel. Des auteurs tels que John Graunt, Edmund Halley, Johann Peter Süssmilch, qui étaient respectivement mercier, astronome et pasteur, avaient jeté les bases de cette discipline [6], mais celle-ci n’avait ni un nom faisant consensus, ni un programme unifié, ni une assise institutionnelle durable. Dans les années 1850-1880, elle se dote d’un nom, d’un programme (tenant en trois mots-clés et demi, nuptialité, fécondité, mortalité, migrations – ces dernières, moins prévisibles, étant tantôt incluses, tantôt exclues) et de postes permanents. Dans Disciplining Statistics – ouvrage majeur qui met en parallèle l’action de Bertillon en France et celle d’un autre médecin statisticien, William Farr, au Royaume Uni [7] – Libby Schweber a montré que l’autonomisation de la démographie devait beaucoup au fait que Bertillon n’avait pas reçu des représentants des disciplines établies la reconnaissance qu’il attendait : l’académie de médecine avait refusé de l’admettre parmi ses membres, celle des sciences ne lui avait pas attribué le prix Montyon de statistique. Ces échecs ont certes joué un rôle, mais si les académiciens s’étaient montrés plus accueillants, l’institutionnalisation de la discipline émergente n’aurait été que différée. Mi-choisie, mi-provoquée, l’émigration vers la terre nouvelle de la démographie allait s’opérer au cours des décennies suivantes dans les principaux pays d’Europe en suivant généralement un même itinéraire, bien décrit par Paul-André Rosental, d’autonomisation en réponse à un rejet :
Pour Sauvy, comme pour Landry, comme pour Lotka, comme pour Bertillon même un siècle plus tôt, la démographie aura été une terre d’accueil à la fois inattendue, trop restreinte mais généreuse, un espace de liberté coincé entre des disciplines établies qui expulsent chaque fois les marginaux rétifs à leurs règles. [8]
Le patrimoine et les réseaux de Bertillon
Bertillon n’a pu innover en démographie que parce qu’il disposait de différents types de ressources. Ressources matérielles tout d’abord : il est rentier. Avant de lui léguer un immeuble parisien et quelques actions, ses parents financent ses études. Reçu à l’École centrale des arts et manufactures (« Centrale »), il préfère se réorienter vers la médecine. Il exerce d’abord à Montmorency, à quelques kilomètres au nord de Paris, à titre libéral et en tant que « médecin des pauvres » rémunéré par la mairie. Le relâchement de la répression antirépublicaine lui permet de revenir à Paris, où il se risque à délaisser sa patientèle pour se lancer dans une carrière plus créative, publiant de nombreux articles dans des revues médicales.
Ressources ensuite en termes de capital social : en un temps où Bertillon n’a aucun rattachement académique et où de toute manière les universités françaises ne font guère de recherche, il est crucial pour lui de s’inscrire dans des réseaux d’entraide familiale et amicale. Achille Guillard et Paul Broca sont ses interlocuteurs principaux et ses appuis les plus fidèles.
Achille Guillard (1799-1877) est un personnage protéiforme ; longtemps directeur d’une école privée lyonnaise d’inspiration rousseauiste, fondateur d’une compagnie d’éclairage public milanaise, docteur ès sciences naturelles, il est connu pour avoir forgé le mot « démographie » [9] – mais c’est surtout Bertillon qui va donner de la chair à la discipline ainsi labellisée, et aussi enrichir son vocabulaire avec l’introduction de termes tels qu’« analyse démographique » ou « immigration ». En 1850, Bertillon épouse une des filles d’Achille, Zoé. Ils auront trois fils : Jacques qui prolongera l’œuvre de son père en étant comme lui médecin, démographe et statisticien ; Alphonse qui s’illustrera en créant le « bertillonnage », un système biométrique d’identification judiciaire, et en s’acharnant à fournir des expertises graphologiques erronées à la charge d’Alfred Dreyfus ; et enfin Georges, médecin, qui exercera des responsabilités à la tête de syndicats médicaux.
Bertillon va bénéficier des contacts que son beau-père a établis avec des statisticiens français et européens. Les deux hommes ont à Montmorency de longs échanges à propos de la démographie, « statistique appliquée à l’étude collective de l’homme », et des « tables de survie » – l’expression, forgée par Guillard, transpose celle de life table issue de l’arithmétique politique britannique, mais c’est la formule « table de mortalité » qui prévaudra en français, alors que ce sont des nombres de survivants qui figurent dans ces tableaux. Guillard publie en 1854, dans l’Annuaire de l’économie politique et de la statistique, une table française abrégée établie avec l’aide du statisticien belge Xavier Heuschling, proche d’Adolphe Quetelet [10]. Il introduit son gendre dans le cercle des économistes de la Société de statistique de Paris. Par ailleurs, Guillard et les Bertillon père puis fils constituent progressivement une ample bibliothèque familiale qui supplée les carences des bibliothèques publiques de l’époque. Ils mutualisent aussi leurs liens avec des revues et des éditeurs tels que Guillaumin, Masson, Baillière.
Paul Broca (1824-1880) accède très jeune à une position dominante dans le champ médical. En reconnaissance de ses travaux sur la production du langage, une circonvolution cérébrale sera nommée « aire de Broca ». Il lance en 1859 la Société d’anthropologie de Paris (SAP), qui se donne pour but « l’étude scientifique des races humaines » (art. 1 des statuts). Louis-Adolphe Bertillon est très investi dans la vie de cette société : les tables du bulletin d’anthropologie recensent quelque 25 communications et 119 interventions de sa part. En 1873 il préside la SAP, avant que ne lui succède le général Faidherbe, colonisateur et ethnographe du Sénégal.
Broca embauche comme secrétaire particulier Léon Guillard, un fils d’Achille, juriste de formation, que L.-A. Bertillon considère comme son propre frère et qui sera tué par les Allemands en janvier 1871 à la bataille de Buzenval. Il est aussi le médecin de famille des Bertillon. Lorsqu’il crée, au sein de la faculté de médecine, l’école d’anthropologie de Paris, il confie la chaire de démographie et de géographie médicale à son ami Louis-Adolphe. Après son décès, les positions de la démographie à la faculté de médecine s’affaibliront ; Jacques Bertillon ne parviendra pas à succéder à son père comme titulaire de la chaire de démographie, qui sera supprimée – mais il prolongera durablement l’action de son père en dirigeant le service de statistique de la ville de Paris et en participant dès leur création à des instances telles que le Conseil supérieur de statistique et l’Institut international de statistique.
Les bienfaits de la vaccine
Le premier grand combat de Louis-Adolphe Bertillon consiste, dans les années 1850, à dénoncer les erreurs méthodologiques commises par différents « détracteurs de la vaccine » [11]. La maladie connue sous les noms de petite vérole, puis de variole, a été au XVIIIe siècle la cause principale de décès chez les enfants et chez les jeunes adultes. Le médecin anglais Edward Jenner a montré que l’inoculation de la vaccine (une variante bovine de la variole) protégeait les humains de la variole. En France la part des enfants immunisés par vaccination a progressé rapidement au début du XIXe siècle, puis a marqué le pas. Des revues médicales publient des articles affirmant que la protection conférée par la vaccine n’est que provisoire, ou qu’elle se paye d’une vulnérabilité accrue face à d’autres maladies et notamment face à la terrible fièvre typhoïde qui ne serait qu’une sorte de variole interne. Bertillon, qui a une plume de polémiste, traite ces auteurs – vaccino-sceptiques avant la lettre – de « pseudo-statisticiens » et de « nouveaux barbares » [12]. Il déplore l’insuffisant recours aux méthodes statistiques dans les recherches médicales. La statistique des décès par cause étant encore balbutiante, il traite la mortalité variolique comme un phénomène non directement observable dont il tente de repérer l’empreinte sur la mortalité générale. Il développe une analyse écologique opposant un département tel que l’Aveyron, qui a peu recours à la vaccine – en raison, estime-t-il, d’un faible niveau d’alphabétisation, allant de pair avec une forte emprise de vieilles superstitions – et où la mortalité est forte, à la Côte-d’Or, qui vaccine beaucoup, où l’enseignement primaire est généralisé et la durée de vie bien plus longue. Se réclamant des Lumières, il affirme ainsi sa confiance dans les effets bénéfiques de l’éducation et de la science.
Pendant le siège de Paris à l’automne 1870, Bertillon passe de la théorie à la pratique : face à une recrudescence de la variole, il organise, au titre d’un comité d’hygiène, puis en tant que maire nommé à la tête du cinquième arrondissement de Paris, une campagne d’inoculation de la vaccine.
Les méfaits de la mise en nourrice
En France au milieu du XIXe siècle, plus d’un enfant sur cinq meurt avant d’avoir atteint son premier anniversaire. Pour Bertillon, la lutte contre la mort évitable est une priorité : « il est mieux encore de conserver les générations que de les renouveler », écrit-il en 1874 [13] ; c’est-à-dire que pour lui les actions tendant à limiter la mortalité comptent plus que celles en faveur de la natalité. La masse des décès se répartissant en deux groupes d’âge principaux, les enfants et les vieillards, l’action contre la mort évitable doit se focaliser sur les plus jeunes, puisque pour les plus âgés les moyens d’action font défaut.
Dès qu’il peut avoir accès aux compilations de décès effectuées par Heuschling et aux publications de la Statistique générale de la France répartissant par tranches d’âge la population de chaque département, Bertillon calcule ou fait calculer de longues séries de taux de décès. Il constate qu’en matière de mortalité avant l’âge d’un an (qu’on appellera plus tard mortalité infantile) les valeurs les plus élevées s’observent non dans les régions les plus pauvres, mais à la périphérie des grandes agglomérations – et avant tout dans les départements ruraux du Bassin parisien. Se faisant lanceur d’alerte avant la lettre, il impute cette surmortalité au placement des enfants chez des « nourrices mercenaires ». En tant que praticien, il a observé à Montmorency des cas de négligence, voire de maltraitance, de la part de certaines nourrices ; en tant que statisticien, il tente de décompter les vies perdues. Début 1874, il présente devant une commission parlementaire animée par le médecin républicain Théophile Roussel une communication centrée sur la carte départementale de la mortalité infantile. Il préconise un renforcement de la réglementation de l’activité des nourrices. La loi Roussel sur la protection de la petite enfance est adoptée à l’unanimité. Les décrets d’application se font attendre et c’est Jacques Bertillon qui, ayant succédé à son père à la tête de la statistique de la ville de Paris, s’efforça d’assurer un suivi de long terme des effets de cette loi.
Une démographie figurée
Soucieux de toucher un public plus large que celui des médecins ou des statisticiens, et estimant que des figures se prêtent à une lecture rapide et se mémorisent mieux que des textes ou des tableaux, Bertillon innove en donnant, à partir de 1870, une forme graphique à ses analyses :
Je représente donc toute quantité démographique, non seulement par son expression numérique et précise, mais encore par des teintes graduées, des surfaces, enfin par des figures qui parlent d’abord aux yeux, et qui, par la spontanéité et la rapidité des impressions imagées, soulagent l’attention et fixent le souvenir. [14]
Son œuvre majeure, La démographie figurée de la France, est un atlas de format in-folio constitué principalement de cartes et de diagrammes relatifs à la mortalité [15]. Il s’ouvre sur deux cartes représentant sur une même double page les variations départementales de la mortalité, à gauche chez les enfants de moins d’un an, à droite chez ceux de un à cinq ans. Ce rapprochement – celui-là même qu’il a commenté devant la commission Roussel – « parle aux yeux » parce que les deux distributions sont manifestement très différentes : à gauche c’est le Bassin parisien qui constitue la principale zone noire, à droite ce sont les zones pauvres et peu instruites du Nord, du Finistère et du Midi.
Bertillon n’est pas le premier à avoir recours à ce type de cartographie statistique [16], mais il innove en en faisant un usage plus systématique que ses prédécesseurs et en déployant dans son atlas une ample palette de types de graphiques.
Il trace des « cartes à écussons » où, pour chaque unité observée, deux valeurs sont représentées, l’une en fond, l’autre dans un « écusson de rappel » où la valeur reportée provient d’une autre carte – là il est parfaitement original, mais la formule, trop complexe pour autoriser la « rapidité des impressions imagées », ne sera guère reprise ultérieurement.
Il représente des séries quantitatives, notamment celle des taux de mortalité selon l’âge. Ces taux sont à leur maximum chez les bébés et chez les vieillards mais, de manière moins triviale, un troisième maximum se présente chez les adultes de 20 à 25 ans – et plus précisément chez ceux de sexe masculin, même en temps de paix. Pour rendre plus visible ce sommet, Bertillon change d’échelle pour les âges intermédiaires.
Il interprètera ce résultat en avançant l’hypothèse que la promiscuité des casernes favorise la propagation de la phtisie parmi les conscrits.
Bertillon développe enfin des analyses qui font de lui sinon un sociologue, du moins un important précurseur de cette discipline. Il s’attaque à l’étude des effets du statut matrimonial sur la durée de vie. Le sujet appelle à l’évidence un contrôle des effets d’âge : les enfants étant tous célibataires, les veufs étant souvent très âgés, il faut pouvoir comparer la mortalité des célibataires, des mariés et des veufs à un âge donné. Bertillon distingue donc onze tranches d’âge. Il sépare aussi les hommes et les femmes, et compare quatre zones géographiques différentes, la France, Paris, la Belgique, la Hollande. Il se lance ainsi dans ce qu’on appellera plus tard une analyse multivariée. Il donne à ses résultats la forme d’un graphique d’une excellente lisibilité représentant 264 taux de mortalité (11 x 2 x 4 x 3).
La plus grande longévité des personnes mariées : effet de sélection ou effet de protection ?
Le résultat majeur est que, sauf chez les très jeunes mariés, mais quels que soient le sexe et la localisation, la mortalité des mariés est plus faible que celle des célibataires ou des veufs. L’écart est plus marqué chez les hommes que chez les femmes : pour ces dernières les bénéfices du mariage sont assez minces. Deux schémas d’interprétation entrent en concurrence, le mariage-sélection – thèse formulée notamment par Herbert Spencer, qui est un tenant du darwinisme social – et le mariage-protection. Bertillon se positionne de manière critique à l’égard de Spencer (qu’il se refuse à nommer) :
Des critiques, il me semble plus pressés que judicieux, ont prétendu objecter à ces résultats que si les époux avaient la vie plus assurée que les célibataires, c’était parce que le mariage constitue une sélection où les meilleurs (en santé, en conduite, en fortune) sont appelés en plus grand nombre. Je ne nie pas cette assertion, mais je réponds (…) que cette explication, toute plausible qu’elle soit, a le tort d’être en contradiction avec la mortalité partout supérieure des veufs qui font nécessairement partie de ces meilleurs puisqu’ils ont été, eux aussi, les élus du mariage [17].
Les deux explications en fait ne sont pas exclusives, et Bertillon « ne nie pas » que le mariage puisse constituer une sélection.
Si Spencer survole ce sujet sans entrer dans l’analyse méthodique d’observations contrôlables, Bertillon innove en décomposant les effets de l’âge, du sexe, de la localisation (variables de contrôle) et de l’état civil (variable d’intérêt) sur une variable dépendante, la mortalité. Il entreprend aussi une étude similaire centrée sur la seule mortalité par suicide, mais cette fois les sources ne permettent pas d’analyser en détail les effets de l’âge [18]. Son fils Jacques s’attaquera à la même question en ajoutant le divorce comme modalité d’état civil et en assurant une meilleure prise en compte de l’âge [19]. Le médecin aliéniste italien Enrico Morselli évoque ces travaux dans son grand livre sur le suicide [20]. C’est en s’appuyant sur ces différentes recherches, dont il ne cite les apports que de manière lacunaire [21], qu’Émile Durkheim élabore son système d’explication d’ensemble des variations des taux de suicide : vivant en solitaires, les célibataires et les veufs souffrent d’un défaut d’intégration sociale ; bousculés dans leurs habitudes, les très jeunes mariés et les veufs souffrent d’un défaut de régulation sociale [22]. S’il dépasse l’empirisme des Bertillon en articulant l’observation des suicides sur une théorie de l’intégration et de la régulation sociales, Durkheim leur emprunte la méthode de l’analyse multivariée. En termes de lisibilité des résultats, Bertillon père, grâce à ses histogrammes préfigurant la sémiologie graphique de Jacques Bertin [23], apparaît comme un meilleur communiquant que Durkheim qui s’en tient à des tableaux appelant une laborieuse lecture analytique.
Bertillon pris dans les « ambivalences de la modernité » [24]
Face à Herbert Spencer, Bertillon se positionne donc en critique de la thèse selon laquelle les inégalités de durée de vie reflèteraient, via la sélection opérée par le mariage, les inégalités d’aptitudes des individus ; il privilégie l’explication d’un fait social par d’autres faits sociaux, plutôt que par des héritages d’ordre biologique, ce qui fait de lui une sorte de durkheimien avant la lettre.
Mais par ailleurs il partage les convictions dominantes au sein de la Société d’anthropologie de Paris selon lesquelles la race est un principe majeur de vision et division du monde, les inégalités entre races justifiant que les Européens colonisent les autres peuples et leur fassent bénéficier des Lumières.
Cette intime conviction joue un rôle clé dans ce qui apparaît aujourd’hui comme une erreur majeure de Bertillon. Militant avec ferveur pour la diffusion des méthodes statistiques, il consacre à la notion de moyenne – concept central à l’époque pour les statisticiens, et notamment pour Quetelet, avec sa théorie de « l’homme moyen » – un texte qui, dans un premier temps, va être élogieusement cité par de nombreux auteurs. S’appuyant sur des tableaux publiés dans les Comptes rendus de l’Armée à propos des opérations de recrutement des conscrits, il prend pour exemple la taille des jeunes hommes du Doubs. La distribution des tailles, en forme de dos de chameau, présente un maximum à 5 pieds et un autre à 5 pieds 2 pouces, la valeur de 5 pieds 1 pouce correspondant à un creux, alors que la courbe des tailles de l’ensemble des conscrits français, en forme de cloche, ne comporte qu’un maximum à 5 pieds.
Bertillon en conclut que dans le Doubs coexistent deux populations distinctes, l’une faite d’hommes de grande taille, l’autre d’hommes plus petits, la méthode statistique lui ayant permis de détecter sur sa courbe les deux sommets correspondant à deux types d’« homme moyen ». Ses confrères de la Société d’anthropologie estiment qu’il s’agit de descendants respectifs des Burgondes et des Celtes.
Le médecin militaire italien Ridolfo Livi propose en 1895 une tout autre explication de l’allure bimodale de la courbe des tailles des conscrits du Doubs [25]. Les conseils de révision mesurent les tailles en centimètres, en arrondissant souvent les valeurs à un nombre entier.
Longtemps réfractaire au système métrique, l’Armée française a conservé pour l’accès à ses corps d’élite des seuils de taille en pieds et pouces. Elle publie des tableaux récapitulatifs répartissant les tailles des conscrits dans des intervalles d’un pouce (un pouce valant 27,07 mm). Les trois valeurs entières de 163, 164 et 165 cm s’inscrivent dans l’intervalle allant de 5 pieds à 5 pieds 1 pouce, les trois valeurs de 168, 169 et 170 cm dans celui allant de 5 pieds 2 pouces à 5 pieds 3 pouces, mais entre ces deux groupes la tranche de 5 pieds 1 pouce à 5 pieds 2 pouces ne reçoit que deux valeurs centimétriques, de 166 et 167 cm. Livi estime – à juste titre nous semble-t-il [26] – que le creux observé entre les deux sommets est un artefact tenant à la conversion en pouces de mesures prises en centimètres, et non un aspect du dualisme des populations du Doubs. Sans cette conversion, la distribution des tailles a, dans le Doubs comme dans les autres départements, la forme approximative d’une courbe en cloche à un seul sommet.
Bertillon a commis une erreur d’interprétation parce qu’il était peu familier des conseils de révision et connaissait mal la chaîne de production aboutissant à la courbe bimodale qu’il a publiée. Il était d’autant moins à même de repérer cette erreur que les résultats qu’il pensait avoir établis confortaient sa conception de la démographie comme « étude statistique des peuples », bien conforme au programme de la Société d’anthropologie centré sur l’étude des races dans leur pluralité.
Comme la Troisième République elle-même, Bertillon s’est donc montré capable, en même temps, de contribuer, dans une perspective universaliste, à des progrès sanitaires, scientifiques et démocratiques majeurs, et de souscrire au crédo selon lequel les inégalités entre races justifiaient des entreprises coloniales piétinant la liberté des peuples au nom de la diffusion de ces progrès.
Conclusion
Au décès de Bertillon, ses fils reçoivent les condoléances élogieuses des meilleurs démographes européens. Wilhelm Lexis (Fribourg-en-Brisgau) déplore « une perte sérieuse pour la science qui pouvait encore s’attendre à de précieuses contributions du docteur Bertillon ». Pour Joseph Körösi (Budapest), « dans tous les pays du monde civilisé on déplorera la grande perte que notre science devait subir ». Elis Sidenbladh (Stockholm) déplore la « perte irréparable qu’a subie la démographie ». Eugène Janssens (Bruxelles) assure qu’il honorait Bertillon « comme un maître » et l’aimait « comme s’il avait fait partie de sa famille ». Luigi Bodio (Rome) le décrit comme « le plus éminent des démographes français ». Pour Alfred Espinas, Bertillon « a fait mieux que servir la science, il a fondé une science, à laquelle […] son nom restera à jamais attaché » [27].
À ces appréciations formulées par des contemporains fait écho, un siècle plus tard, le jugement de Jacques et Michel Dupâquier, auteurs de ce qui reste à ce jour le meilleur livre d’histoire de la démographie, qui rangent Louis-Adolphe Bertillon parmi les « grands démographes du XIXe siècle », aux côtés d’Adolphe Quetelet, William Farr, Joseph Körösi, Nicolas Kiaer, Richard Böckh, Wilhelm Lexis et Jacques Bertillon [28].
Cette reconnaissance sanctionne un bilan dont les deux principaux points forts semblent être très éloignés l’un de l’autre : d’une part Bertillon a contribué au perfectionnement des outils de la démographie (construction de tables de mortalité, distinction entre taux et quotient de mortalité, développement de nomenclatures de causes de décès…), la confortant dans un style méthodologique qui peut paraître assez rébarbatif ; d’autre part il s’est attaché à exprimer ses analyses sous la forme de cartes et de diagrammes, de manière à toucher un public de non-spécialistes, soucieux comme lui d’atteindre des objectifs pratiques en matière de lutte contre des fléaux tels que la variole ou la mortalité infantile. Loin d’être une spécificité du personnage de Bertillon, cette tension entre sophistication des méthodes et engagement pratique sur de grands enjeux d’intérêt général s’affirmera comme une caractéristique durable de la démographie.
Cette discipline a été transnationale dans l’élaboration de ses outils d’analyse – au premier rang desquels la table de mortalité, qui s’est perfectionnée au fil de développements impliquant surtout la Grande-Bretagne, la Suède, la Prusse, la Belgique et la France. Qu’elle se soit dotée d’une base française lors de son institutionnalisation dans les décennies 1850-1880 doit beaucoup, outre au fait que la langue française était alors largement pratiquée en Europe, à l’action conjointe d’un trio familial constitué d’Achille Guillard qui a parrainé la discipline en la dotant d’un nom, de Louis-Adolphe Bertillon, le gendre dont la culture médicale a servi de socle à l’analyse différentielle de la mortalité, et de Jacques Bertillon, le solide continuateur qui a prolongé l’action de son grand-père et de son père.
Alain Chenu, « Conjurer les morts évitables . Louis-Adolphe Bertillon, aux origines de la démographie moderne »,
La Vie des idées
, 24 octobre 2023.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Conjurer-les-morts-evitables
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[1] Ce portrait intellectuel emprunte beaucoup d’éléments à notre introduction aux Écrits sur la mortalité de Louis-Adolphe Bertillon (Paris, Ined Éditions, 2023) dont une version HTML est librement accessible en ligne (Écrits sur la mortalité (1855-1877) - Ined Éditions (openedition.org)).
[2] Philip Nord, Le moment républicain. Combats pour la démocratie dans la France du XIXe siècle, Paris, Colin, 2013 (1995 pour l’édition étatsunienne).
[4] Alain Desrosières, La politique des grands nombres, Paris, La Découverte, 1993, p. 397.
[5] Amédée Dechambre, dir., Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, Paris, Masson et Asselin, 1864-1889 ; Émile Littré et Charles Robin, dir., Dictionnaire de médecine (…), 12e édition, Paris, Baillère, 1865 ; Louis Asseline, dir., Encyclopédie générale, Paris, Bureaux de l’Encyclopédie générale, 1869-1871 ; Ad. Bertillon et al., dir., Dictionnaire des sciences anthropologiques, Paris, Doin, 1884. L.-A. Bertillon, Démographie figurée de la France (…), Paris, Masson, 1874. Annales de démographie internationale, Paris, Guillaumin puis Masson, 1877-1883.
[6] Voir Jacques et Michel Dupâquier, Histoire de la démographie, Paris, Perrin, 1985, passim.
[7] Libby Schweber, Disciplining statistics. Demography and vital statistics in France and England (1830-1885), Durham, Duke University Press, 2006.
[9] Achille Guillard, « Statistique humaine. Conservation des enfants, naissances frustranées », Revue du XIXe siècle, 1854, p. 367 ; id., Éléments de statistique humaine ou démographie comparée, Paris, Guillaumin, 1855 (Ined Éditions, 2013).
[10] « Éclaircissements sur les tables dites de mortalité », Annuaire de l’économie politique et de la statistique pour 1854, Paris, Guillaumin, p. 441-485.
[11] Louis-Adolphe Bertillon, Conclusions statistiques contre les détracteurs de la vaccine, Paris, Masson, 1857.
[13] Louis-Adolphe Bertillon, La démographie figurée de la France, ou étude statistique de la population française avec tableaux et graphiques traduisant les principales conclusions. Mortalité selon l’âge, le sexe, l’état civil, etc. (…), Paris, Masson, 1874, p. 2.
[15] Cet atlas est reproduit dans les Écrits sur la mortalité (1855-1877) - La démographie figurée de la France - Ined Éditions (openedition.org)
[16] Voir Gilles Palsky, Des chiffres et des cartes, 1996, où sont analysés les apports de Charles Dupin, Adolphe d’Angeville, André Michel Guerry, Louis-Adolphe Bertillon, etc.
[17] Démo. fig., op. cit., p. LI. Bertillon avait une longue et directe expérience du veuvage, Zoé étant décédée à l’âge de trente-quatre ans.
[18] L.-A. Bertillon, « Mariage », in A. Dechambre (dir.), Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, Paris, Masson, 1874, 2e série, tome 5, p. 50.
[19] Jacques Bertillon, « Note sur l’influence du mariage sur la tendance au suicide », Annales de démographie internationale, 1879, 3, p. 617-621.
[20] Enrico Morselli, Il suicidio, Milan, Dumolard, 1879.
[21] Massimo Borlandi a montré qu’Émile Durkheim doit plus qu’il ne le dit aux travaux de Bertillon père et fils et d’Enrico Morselli (« Lire ce que Durkheim a lu. Enquête sur les sources statistiques et médicales du Suicide », in M. Borlandi, M. Cherkaoui, Le suicide un siècle après Durkheim, Paris, PUF, 2000, p. 9-46 ;« État civil et suicide des Bertillon à Durkheim », Revue européenne des sciences sociales, 2004, n° 129, p. 23-37). Ajoutons que Durkheim estropie le titre des Annales de démographie internationale, devenues Bulletin de démographie internationale (Le suicide, Paris, Alcan, 1897, p. 179n).