Alors que la voiture autonome promet des expériences automobiles sans conduite et prétend remédier à tous les inconvénients de la conduite, interroger cette dernière par une approche philosophique prend tout son intérêt. Dans son essai, Matthew Crawford, enseignant à l’Université de Virginie et garagiste, répond à la question : « Qu’est-ce qui anime la conduite automobile en tant que pratique ? » (p. 15). Autrement dit, why do we drive ?
À l’aide d’une approche philosophique et d’ego-histoire, il entend expliciter les bienfaits de la conduite motorisée sur l’individu et la société. Il explique tout d’abord les diverses formes d’appropriation de l’automobile. Puis il explicite les apports des sports motorisés au développement de l’individu. Ensuite, il défend l’idée que le déploiement du système automobile est sous-tendu par l’auto-gouvernance. Enfin, il termine l’ouvrage en s’interrogeant sur les promesses d’un avenir consacré aux mobilités automobiles numériques.
Critique du véhicule autonome
Pour l’auteur, conduire participe de l’épanouissement de l’être humain. Tout d’abord, il questionne le soi-disant désir des véhicules autonomes. Ensuite, il démontre qu’il y a une plus-value psychologique et sociale à conduire d’un point A à un point B.
Dans un premier temps, Crawford pointe le fait que le véhicule autonome constitue un horizon désirable. Il rappelle certains poncifs médiatisés : le déclin de la congestion, une chute de la pollution par un trafic mieux maîtrisé, un temps gagné à ne plus conduire pour privilégier d’autres activités et, surtout, une diminution drastique des accidents de la route, car la grande majorité serait due à une erreur humaine.
Toutefois, Crawford rappelle que le souhait et le plaisir de conduire aux États-Unis ne semblent pas aussi contestés que le laissent penser les promoteurs du véhicule autonome. À juste titre, les études faisant référence au plaisir ou au déplaisir de conduire sont inexistantes à notre connaissance. Les libertés individuelles sont interrogées face à l’utilisation des algorithmes et aux potentiels traçages et matraquages publicitaires dont feront l’objet les passagers du véhicule autonome [1]. Il est plus largement question de l’« écologie de l’attention [2], que constitue la voiture, est cannibalisé par le marketing publicitaire tous azimuts. Selon lui, le passage aux véhicules autonomes conduirait à une atrophie des capacités intellectuelles et manuelles des individus.
Ce deuxième point est particulièrement novateur. En philosophe, Crawford décortique l’acte de conduire, qui constitue davantage qu’un simple déplacement géographique. Certes, depuis les années 1990, les progrès techniques et technologiques des constructeurs automobiles nous ont éloignés de l’environnement qui nous entoure ; ils nous amènent à être moins attentifs à la route. Le confort des amortisseurs, l’insonorisation renforcée, l’habitacle aseptisé, l’augmentation du poids de la voiture rendent difficile l’« entrée en résonance [3] » avec le monde.
Par une expérience scientifique d’« auto-école pour les rats », Crawford démontre que notre capacité à nous mouvoir en voiture au volant fait appel à diverses ressources de notre intelligence. Par le degré d’attention, la technicité requise, l’attention au monde social qui nous entoure, la coordination des sens, la conduite automobile permet le développement de la moralité individuelle et collective [4] – l’« extension cognitive » (p. 134).
La pertinence de la smart mobility ?
Crawford retrace l’historique du véhicule autonome depuis l’essor des outils régulant le trafic et le stationnement – caméras et radars. En faisant référence aux recettes issues des contraventions automatiques et à l’épisode des gilets jaunes brisant des radars en 2018-2019, il pointe la frustration des conducteurs face au numérique anonyme et tout puissant. Une étude a montré que, dans le district de Columbia, la présence des radars provoquait des accidents lorsque les chauffeurs freinaient fort pour éviter une potentielle contravention, alors que ces carrefours étaient peu accidentogènes.
Selon l’auteur, les conducteurs semblent être punis plus que de mesure, ce qui occasionne un comportement contemporain défiant l’autorité étatique en France et aux États-Unis. Prenant l’exemple de la circulation sur les autoroutes allemandes sans limitation de vitesse, des rues italiennes et du carrefour états-unien, l’auteur démontre que les conducteurs peuvent conduire sans technologie de manière sécuritaire et autonome par une anticipation constamment ajustée. Toutefois, ces exemples sont critiquables, puisque la majorité des accidents a lieu dans les périphéries et les espaces ruraux.
Les véhicules autonomes en cours de déploiement suscitent plusieurs remarques. Si l’addition de technologies de télé-navigation remet en cause le niveau de concentration, l’ajout de techniques sécuritaires conduit à une baisse de la vigilance au volant. Cela s’explique par l’accroissement de la méconnaissance de la technique automobile et l’aisance à se reposer sur les dispositifs techniques.
De plus, la hausse des gadgets augmentera le prix du véhicule autonome et privera donc une partie de la population de ce mode de transport. Les espaces périphériques en feront les frais, puisque dépendants de la motorisation. L’essor des taxis sans chauffeur, qui fera ombrage aux transports en commun, doit interroger sur leur bilan carbone.
« Défense et illustration de l’automobilisme »
Plusieurs chapitres disséminés dans l’ouvrage s’attachent « à faire le portrait des différentes sous-cultures » automobiles (p. 44). Au lecteur peu familier des ouvrages de Matthew Crawford, ils semblent faire office d’interludes. Il n’en est rien. Certes, parfois techniques, parfois spécifiques à la culture états-unienne, ils montrent la richesse des mondes automobiles [5].
Lorsqu’il s’agit de conduire une automobile ou bien une moto tout terrain dans un cadre sportif, demeure l’« art de conduire » (p. 8). Le drift, comme discipline sportive automobile où le conducteur zigzague sur la route à la limite du contrôle de son véhicule, constitue un art. Crawford évoque une course d’enduro où de nombreuses participantes côtoient des hommes sans ressentir le besoin de revendiquer qu’elles sont des femmes. Enfin, il rattache la course tout-terrain SNORE Knotty Pine 250 aux principes tocquevilliens, dans la mesure où cette communauté organise elle-même cette course.
Ces diverses pratiques « récréatives » font appel à des qualités humaines telles que l’audace, le dépassement de soi, l’hyper-concentration ou la confiance. Il est intéressant que l’auteur rattache ces caractéristiques humaines à l’automobilisme, mais ne les retrouve-t-on pas dans d’autres activités, vélo, sports collectifs et individuels, activités artistiques ? Ces activités motorisées ont-elles une réelle valeur ajoutée que n’ont pas les précédentes activités évoquées ?
Sous l’expression « ingénierie populaire » sont regroupés les travaux manuels effectués sur les véhicules à moteur [6].
Cette pratique mobilise « une forme d’appropriation cognitive [des] automobiles » (p. 25) qui modifie la pratique de la conduite et le véhicule. Il évoque, dans des pages très techniques, sa restauration d’une Volkswagen Coccinelle de 1975, son admiration des voitures anciennes qui permettent de ne pas être noyé dans le présentisme et de plonger dans le travail manuel minutieux valorisé par des résultats concrets.
Et la pollution ?
Crawford remet aussi en question les législations engagées dans divers pays pour interdire aux véhicules anciens de circuler. Selon des études états-uniennes, ceux-ci ne seraient pas aussi polluants qu’on aurait voulu le faire croire. Le chemin pris a été le plus court : imposer aux vieux tacots de ne plus circuler, plutôt que de demander à l’ensemble de l’industrie pétrolière d’être moins polluante. Ces multiples incursions dans la technique automobile constituent une porte ouverte sur la motorisation comme objet de patrimoine à entretenir et préserver.
L’ouvrage de Crawford constitue un apport pertinent pour appréhender ce que la pratique de la conduite motorisée (et pas seulement automobile) nous apporte d’un point de vue philosophique et psychologique. Il interroge les enjeux entourant le véhicule autonome en lien avec l’« âge du capitalisme de surveillance [7] ». On peut regretter que l’auteur n’ait pas eu connaissance des différents travaux français évoqués en référence ici, qui auraient amené une réflexion plus poussée.
Il est certain que l’auteur met de côté les pollutions engendrées par la motorisation ; ce qu’on peut lui reprocher. Des études montrent que le véhicule autonome n’est pas exempt d’un bilan carbone faramineux [8] : à la pollution des véhicules s’ajoutent celle produite par les datas et leur conservation dans les centres de stockage.
Pour les spécialistes de la mobilité, l’ouvrage rappelle qu’il y a bien plus qu’un simple déplacement géographique lorsque l’on prend son véhicule. Il serait bienvenu aux sociologues, ethnologues et les neuroscientifiques d’enquêter de manière empirique sur les caractéristiques mobilisées lors de la conduite, afin d’évaluer leur prise de conscience par les conducteurs.
Matthew B. Crawford, Prendre la route. Une philosophie de la conduite, traduit de l’anglais par Ch. Jaquet & M. Saint-Upéry, Paris, La Découverte, 2020, 360 p., 23€.