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Comment être pris en compte ?

À propos de : Sanjeev Routray, The Right to Be Counted. The Urban Poor and the Politics of Resettlement in Delhi, Stanford University Press


par Véronique Dupont , le 23 mai


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Invisibles aux yeux des pouvoirs publics, les migrants pauvres luttent pour accéder à des conditions de vie décentes dans les métropoles indiennes. Sanjeev Routray analyse leurs quêtes de reconnaissance, une démarche qu’il qualifie de « citoyenneté numérique ».

L’accès à un logement décent et à un statut résidentiel sécurisé est un problème majeur auquel font face les migrants pauvres des métropoles indiennes, à l’instar de Delhi. Passer du statut de migrant à celui de résident et de citoyen urbain avec des droits effectifs, reconnus par l’État, notamment le droit à un habitat légal et des services essentiels, est au centre des mobilisations populaires étudiées par Sanjeev Routray dans The Right to be Counted.

Pour ces migrants pauvres qui aspirent à une place en ville et s’efforcent de s’y s’enraciner progressivement au fil du temps et des générations, la revendication du droit à la ville (the right to the city) et des droits en ville (entitlements in the city) passe par une recherche de visibilité aux yeux des pouvoirs publics et de reconnaissance, en d’autres termes par « le droit d’être compté » pour être pris en compte. Telle est la thèse développée par S. Routray qui décrit ce processus de revendications comme une lutte pour ce qu’il appelle la « citoyenneté numérique » (numerical citizenship), ou « la lutte pour être “comptés” afin d’affirmer, pour une communauté politique subalterne, sa force numérique » (« the struggle to be “counted” in order for a political community of the poor to assert its numerical strength », p. 2).

S. Routray emploie le terme de « citadins pauvres » (urban poor) pour désigner la catégorie de citadins sur laquelle porte son étude, tout en insistant à juste titre sur la nécessité de qualifier cette catégorie hétérogène en fonction de vulnérabilités spécifiques associées non seulement à des positions sociales variables, mais aussi à la définition légale du quartier d’habitation et son degré de précarité, ainsi qu’à la possession de justificatifs permettant d’accéder à certains droits sociaux en ville (p. 31).

Des restructurations urbaines au détriment des quartiers précaires

La première partie de l’ouvrage expose le contexte de développement contemporain de la capitale indienne dans lequel se déploient les luttes pour la citoyenneté numérique étudiées : un processus de « restructuration urbaine néolibérale » (neo-liberal urban restructuring, p. 126 & 264) exacerbé lors des préparatifs pour les Jeux du Commonwealth de 2010, avec l’objectif affiché en introduction du plan d’urbanisme de transformer Delhi en « une métropole globale et une ville de classe mondiale » [1], sans bidonville (slum-free). S. Routray estime à plus d’un million et demi le nombre de pauvres déplacés entre 1990 et 2019 (p. 83) et montre les conséquences de ce régime de planification par l’exclusion en soulignant les souffrances sociales engendrées par la « violence structurelle » des démolitions de quartiers précaires [2] et des relocalisations de leurs habitants [3].

Trois études de cas édifiantes

La seconde partie, plus approfondie, analyse les réponses des habitants de quartiers précaires à cette violence structurelle. L’auteur s’appuie sur 25 mois de recherche de terrain menée entre 2009 et 2017, suivant « une approche ethnographique rigoureuse qui offre “des descriptions denses” des événements et des réalités quotidiennes des [citadins] pauvres, et pas uniquement des généralisations théoriques » (« a rigorous ethnographic approach that offers “thick descriptions” of the events and everyday realities of the poor, not just theoretical generalizations », p. 39-40), et où la recherche documentaire trouve toute sa place. Trois sites d’observation (sous pseudonymes) ont été sélectionnés pour illustrer trois types de quartiers précaires, avec différentes problématiques et formes de mobilisation : un camp de jhuggi-jhopris (des habitations précaires auto-construites sans droit d’occupation du terrain – ou bidonville) ; un camp de transit ; et un lotissement de réinstallation, de fait de simples parcelles nues.

Le camp de jhuggi-jhopris de Gautam Nagar, installé depuis les années 1970, est considéré par les autorités urbaines comme un camp de squatters. En 2009 une partie en fut démolie pour l’élargissement d’une route, les habitations affectées étant traitées comme des empiétements illégaux sur la voie publique. Les habitants se sont mobilisés pour bénéficier d’infrastructures et de services urbains de base et, concernant les 223 ménages délogés, pour avoir droit à une parcelle de réinstallation ou un relogement en appartement. Leur mobilisation a combiné luttes politiques et batailles judiciaires.

Le camp de transit de Sitapuri est un site où les pouvoirs publics avaient alloué au milieu des années 1980 des parcelles de réinstallation à 2094 familles déplacées après la démolition de leur habitat, mais seulement à titre temporaire en raison de sa catégorisation en zone verte, réservée à un parc, dans le plan d’urbanisme. Un dénombrement effectué en 2008 estimait à environ 6000 le nombre de ménages, suite à la densification de l’habitat. Dans ce quartier, les mobilisations habitantes offrent l’exemple d’une longue bataille judiciaire de 2003 à 2010, menée avec succès contre une association de résidents de classe moyenne demandant la démolition du camp de transit pour récupérer « leur » espace vert. Pour affirmer leur statut de réinstallation permanente, les habitants du camp de transit firent reconnaître un nouveau nom pour leur quartier : le terme de « camp » fut remplacé par celui de « colonie » (attribué aux quartiers planifiés et légaux) en y accolant le nom d’un ancien premier ministre.

Le lotissement de réinstallation d’Azad fut établi en 2000 pour accueillir des familles délogées de divers quartiers démolis, et compte aujourd’hui plus de 250 000 habitants. Ce cas illustre les effets de l’appauvrissement consécutif aux déplacements forcés, ainsi que les mécanismes d’adaptation développés par les habitants pour reconstruire un lieu de vie dans des espaces abandonnés de la ville, ici, en outre, dans un environnement hostile, une zone marécageuse en bordure de rivière. Les luttes politiques des habitants se sont concentrées sur la demande de services urbains essentiels, comme l’approvisionnement en eau potable, l’enlèvement des ordures, et un service de bus.

Les tactiques de la lutte pour une citoyenneté urbaine

Les trois études de cas mettent la focale sur l’agentivité politique des citadins pauvres en réponse aux actions – ou à l’inaction – des agences de l’État, contestant ainsi l’idée que les pauvres en seraient des victimes passives. S. Routray examine en détail le répertoire des modalités de mobilisation déployées par les habitants de quartiers précaires pour revendiquer leur citoyenneté urbaine, ce qu’il résume par le terme hindi de rann-nitis, le « dédale complexe et labyrinthique de tactiques et contre-tactiques » (« complex and labyrinthine mazes of tactics and counter-tactics » p. 19), en référence (entre autres) à Michel de Certeau [4].

S. Routray décrypte d’abord les techniques et tactiques de différents types d’intermédiaires – chefs locaux, travailleurs sociaux, et employés du gouvernement – qui aident les citadins pauvres à prendre pied en ville, puis à négocier divers services de base et à obtenir des droits politiques et sociaux (Chapitre 3). Il éclaire les complexités des interactions entre ces divers acteurs, y compris les rivalités, les jeux de pouvoir qui brouillent les rôles, ainsi que les revers de ces politiques de médiation qui entraînent des exclusions et des dépendances. Le clientélisme politique, ou politique de la banque de votes (vote-bank politics) est au cœur des stratégies de lutte pour la citoyenneté numérique, mais ne résume pas toutes ses facettes.

Les pratiques documentaires et les contre-tactiques de dénombrement occupent une place importante pour revendiquer ses droits sociaux et, en cas d’expulsion, l’éligibilité à une réinstallation (Chapitre 4). Celle-ci étant conditionnée par des justificatifs d’ancienneté de résidence dans le quartier, les habitants déploient maints efforts pour obtenir carte de rationnement et carte d’électeur, authentifier des documents, ou produire des contrefaçons. Pétitions envoyées aux autorités, visites aux administrations compétentes, auto-dénombrement des familles éligibles à la réinstallation pour contester les listes restrictives établies par les autorités, requêtes par la procédure du droit à l’information, viennent compléter l’arsenal des tactiques. S. Routray souligne l’ingéniosité et l’inventivité dont font preuve les citadins pauvres pour négocier avec les agences de l’État (p. 174), sans céder pour autant à une vision romantique (p. 192) : ce sont plutôt les carences de l’État à répondre aux besoins en logement décent des citadins les plus vulnérables qui sont ainsi exposées.

Pour contester leur expulsion ou réclamer une réinstallation, les habitants des quartiers précaires négocient aussi avec l’institution judiciaire (Chapitre 5). Les deux affaires examinées dans ce chapitre démontrent les interférences entre régime politique et régime juridique. Celle du camp de transit de Sitapuri illustre également les antagonismes de classes qui s’affrontent devant les tribunaux autour de l’usage de terrains : la récupération d’un espace vert pour des classes moyennes contre la sécurisation de l’espace d’habitation de classes populaires. La description méticuleuse qu’en donne S. Routray permet d’appréhender le chemin long et tortueux des recours en justice, les méandres et retournements des procédures judiciaires. Ce cas exemplifie la capacité de mobilisation des résidents précaires, leur ténacité, et le recours complémentaire à des médiations politiques et des alliances, ainsi que des pratiques de résistance populaire se jouant dans les rues pour obtenir gain de cause. À Gautam Nagar, les habitants expulsés ont reçu le soutien précieux d’activistes, d’avocats et de politiciens pour faire valoir leur droit à la réinstallation. Le verdict de la cour en leur faveur, résultat de délibérations remarquables, reste un exemple rare dans le contexte des années post-2000.

Enfin, lorsque les voies institutionnelles sont insuffisantes, les habitants des quartiers précaires s’engagent dans des stratégies de protestation et de résistance, allant des rassemblements et manifestations pacifiques à des marches militantes et à des tactiques d’encerclement et de barrages routiers (Chapitre 6). Ces actes de résistance contribuent à l’invocation de sentiments communautaires, à la revitalisation des solidarités de quartier, et à la démonstration de la force numérique de la communauté (p. 262).

Une contribution importante aux travaux sur l’urbanisme subalterne

En offrant un examen minutieux du « comment » les citadins pauvres se battent pour obtenir une place et des droits de citoyen en ville, en éclairant la complexité des jeux d’acteurs, The Right to Be Counted est indéniablement une contribution importante à la littérature sur « l’urbanisme subalterne » [5] et aide à « repenser les quartiers précaires » [6] au-delà des trois sites étudiés et du cas de la capitale indienne. Les processus d’enracinement progressif des habitants des quartiers précaires de Delhi et leurs rann-nitis rejoignent ainsi les « compétences citadines » mises en exergue dans d’autres contextes urbains [7]. Du côté sombre des expériences urbaines partagées par les pauvres pour leur droit à la ville en Inde et ailleurs, on peut notamment citer la récurrence des expulsions violentes, des processus d’exclusion des programmes de réinstallation, ou encore des préjugés à l’encontre des habitants des quartiers précaires [8].

L’originalité de la contribution de S. Routray est l’analyse des tactiques des citadins précaires par le prisme du « calcul démographique » (demographic calculus), c’est-à-dire du « déploiement stratégique de la force numérique » (« the strategic deployment of numerical strength », p. 267). Les limites de cette politique du nombre mériteraient cependant d’être davantage soulignées. Si la démonstration de la force numérique est un pouvoir de négociation dans une démocratie électorale (p. 268), la construction d’une solidarité collective au niveau d’un quartier peut s’avérer d’autant plus difficile à atteindre et à maintenir que sa population est nombreuse et, logiquement, plus hétérogène en termes de composition sociale (selon la caste, l’affiliation religieuse, la région d’origine), de statut économique, de préférence pour tel ou tel parti politique, avec en conséquence un risque accru de divisions et de fragmentation de la mobilisation. Par ailleurs, je ne suis pas entièrement convaincue de l’intérêt de l’expression « citoyenneté numérique » (numerical citizenship), certes originale et congruente avec le « calcul démographique », mais dont la compréhension n’est pas évidente et peut induire une interprétation restrictive. La notion de « citoyenneté urbaine » n’aurait-elle pas été plus appropriée et lisible pour couvrir l’ensemble des droits effectifs en ville auxquels aspirent les habitants des quartiers précaires par leurs stratégies multidimensionnelles ?

Sanjeev Routray, The Right to Be Counted. The Urban Poor and the Politics of Resettlement in Delhi, Stanford University Press, 2022, 347 p.

par Véronique Dupont, le 23 mai

Pour citer cet article :

Véronique Dupont, « Comment être pris en compte ? », La Vie des idées , 23 mai 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Comment-etre-pris-en-compte

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Notes

[1« a global metropolis and a world-calls city », Delhi Development Authority, Master Plan for Delhi–2021 (promulgué en 2007), cité p. 60.

[2Je reprends ici le terme proposé dans l’ouvrage collectif dirigé par Agnès Deboulet, Repenser les quartiers précaires : écrits, cheminements et interventions, Paris, Agence Française de Développement, 2016. URL : https://www.afd.fr/fr/ressources/repenser-les-quartiers-precaires

[3Sur le contexte des démolitions à Delhi, voir aussi la recension par Sanjeev Routray de deux ouvrages sur Delhi dans Books & Ideas : « The judge as an urban planner », 12 February 2018.

[4Michel de Certeau, L’invention du quotidien. Vol. 1, Arts de faire. Paris, Union Générale d’Éditions, Collection « 10-18 », 1990 [1re éd. 1980].

[5Ananya Roy, « Slumdog cities : rethinking subaltern urbanism », International Journal for Urban and Regional Research, vol. 35, n°2, 2011, p. 223-238. URL : https://doi.org/10.1111/j.1468-2427.2011.01051.x

[6A. Deboulet (dir.), Repenser les quartiers précaires, op. cit.

[7Voir par exemple : Isabelle Berry-Chikaoui, Agnès Deboulet (dir.), Les compétences des citadins dans le Monde arabe. Penser, faire et transformer la ville. Paris, Tunis, IRMC-Karthala, 2003.

[8Voir par exemple, pour le cas de l’Inde : Marie-Hélène Zérah, Véronique Dupont, Stéphanie Tawa Lama-Rewal (dir.), Urban Policies and the Right to the City in India. Rights, Responsibilities and Citizenship, New Delhi, UNESCO & Centre de Sciences Humaines, 2011. URL : https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000178090

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