En démocratie, la décision politique n’est pas un « point d’arrêt » qui se réduirait « au choix arbitraire d’une volonté souveraine », écrivaient Charles Girard et Bernard Manin dans une tribune publiée par Le Monde- au début de l’été 2020. Les deux philosophes nous rappelaient ainsi qu’aucune situation d’urgence ne dispense les représentants de leur devoir de justification des orientations prises. Cette justification ne se confond pas avec un simple exercice de pédagogie, mais doit permettre de mettre en balance « les biens et les maux » impliqués dans toute décision, afin que les mesures prises ne soient pas soustraites au contrôle de la délibération collective.
La conviction que la délibération publique entre égaux est le fondement de la légitimité démocratique est au cœur des travaux menés par Charles Girard, depuis l’anthologie de textes La démocratie délibérative publiée en 2010 avec Alice Le Goff jusqu’à son dernier ouvrage, Délibérer entre égaux. Enquête sur l’idéal démocratique. Contre le « défi réaliste » qui réduit la démocratie à une simple procédure électorale, il s’agit pour lui de montrer que l’idéal d’une association d’égaux susceptible de débattre des règles qui doivent s’imposer à tous est non seulement justifié — c’est-à-dire nécessaire pour réaliser l’égalité entre citoyens —, et cohérent — c’est-à-dire susceptible de réaliser le bien commun — mais, surtout, pertinent au regard des conditions qui sont celles du monde contemporain.
Face au défi réaliste, un idéal justifié et cohérent
De prime abord, la conception dite « réaliste » de la démocratie, telle qu’elle fut initialement formulée par Joseph Schumpeter [1], semble avoir l’avantage de la scientificité et de la simplicité. Partant du double postulat de l’irrationalité des volontés individuelles et de l’antagonisme des intérêts particuliers, elle refuse de s’embarrasser de tout appel à l’autonomie politique et au bien commun pour se contenter, de façon plus modeste mais apparemment plus solide, du respect des procédures électorales et de la paix civile. Pourtant, montre Girard, cette conception n’est pas moins coupée du réel que les modèles normatifs de la démocratie auxquels elle s’oppose. D’une part, l’assimilation du public à une foule inconsistante, irrationnelle et manipulable est contredite par les avancées des sciences humaines et, notamment, celles de la psychologie sociale qui a montré la diversité des interactions possibles au sein des publics concernés. D’autre part, la corrélation posée entre compétition électorale et paix civile ne résiste pas à l’épreuve empirique, l’histoire et l’actualité fournissant maints exemples de régimes autoritaires qui garantissent une stabilité interne. Il faut donc franchir un pas de plus si l’on veut continuer d’identifier la démocratie à l’élection. Ce que fait l’interprétation dite « agrégative » de la démocratie en posant que l’avantage du vote est de traiter les citoyens en égaux et de satisfaire le plus grand nombre d’entre eux. Mais c’est oublier que le vote en lui-même ne suffit pas à assurer l’égalité, laquelle suppose un contexte social qui permette aux participants de formuler un choix autonome. En outre, les résultats du vote à la majorité ne suffisent pas à fonder l’obligation d’y obéir, a fortiori si les choix faits sont guidés par des motivations hétéronomes ou conduisent à des résultats injustes, notamment en termes de droits individuels. Indifférente tant à l’origine qu’au contenu des choix qui résultent du processus électoral, l’interprétation agrégative de la démocratie ne convainc pas plus que sa variante réaliste.
En revanche, en déplaçant l’attention de l’agrégation des choix vers les conditions (notamment sociales et économiques) de leur formation, la démocratie délibérative correspond à une compréhension exigeante de l’égalité politique. Elle n’est pas justifiée par le fait qu’elle assurerait ipso facto le respect de l’autonomie politique et la promotion du bien commun — la confrontation des raisons peut y contribuer, mais peut aussi favoriser l’hétéronomie et le conformisme — mais parce qu’elle contribue, par la publicité des informations et le débat contradictoire, à égaliser les conditions du jugement politique de chacun : « Pour décider entre égaux, les citoyens doivent délibérer entre égaux » (p. 20).
Pour autant, il n’est pas assuré que l’exercice délibératif permette toujours d’atteindre des décisions qui répondent aux intérêts communs de tous. La thèse de Jürgen Habermas relative à la co-originarité des droits de l’homme et de la démocratie [2] donne à penser une congruence possible entre souveraineté populaire et droits fondamentaux, mais ne démontre pas que l’exercice de la discussion publique protège les droits de l’homme, notamment parce que ces derniers sont présupposés par le processus délibératif. Quant au concept rawlsien de « raison publique » qui suppose que, dans l’espace public, les citoyens ne mobilisent que des raisons qui soient acceptables par les autres, il ne participe pas à une interprétation délibérative de la démocratie. En effet, la raison publique « substitue (…) la logique de la justification à celle de la persuasion » (p. 189), et suppose acquis un consensus sur des principes définis de façon incontestée. Même si la délibération démocratique est le seul moyen de concilier l’autonomie politique et la recherche du bien commun, « le dilemme tragique entre justice et légitimité » ne peut jamais être totalement écarté. Curieusement, Girard n’en renonce pas moins à affirmer la « cohérence » de la délibération démocratique alors que ses raisonnements sembleraient l’orienter vers un concept de démocratie qui obéirait moins aux règles de la rigueur logique qu’à la prise en compte de l’imprévisibilité et de la faillibilité d’une action humaine prise dans une histoire particulière en constante évolution.
La délibération démocratique est-elle possible ?
De façon originale par rapport aux courants en vogue de la théorie politique contemporaine, c’est à titre principal au sein du régime représentatif que Girard situe le principe délibératif. Ces dernières années, une lecture rapide du maître-ouvrage de Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif a pu pourtant accréditer l’idée que la représentation ne serait pas, contrairement au tirage au sort, une procédure démocratique [3]. Ce faisant, on oublie que Manin la définit comme un régime « mixte », où la composante élitiste de l’élection est contrebalancée par le caractère récurrent des campagnes électorales — qui oblige les gouvernants à anticiper les choix des électeurs — et par l’exigence que les décisions publiques soient soumises à l’épreuve de l’opinion publique et de la libre discussion. Par ailleurs, si la représentation s’est imposée à partir de la fin du XVIIIe siècle, ce n’est pas seulement en raison de la méfiance des élites vis-à-vis des masses populaires, mais aussi parce que « le souci de la légitimité par le consentement l’a emporté sur le souci d’assurer une stricte justice distributive dans la répartition des responsabilités » (p. 251).
Girard ne refuse pas pour autant le recours partiel à des formules alternatives telles que le tirage au sort au sein de nos régimes représentatifs. Mais il rappelle que, pas plus que l’élection, le sort n’est pleinement satisfaisant du point de vue des principes démocratiques. Le vote au suffrage universel ne laisse que des chances très inégales d’être choisi, mais du moins des chances égales de peser sur le choix des représentants. Le tirage au sort donne à chacun des chances égales d’être choisi, mais supprime toute possibilité de choisir : « À l’inégalité d’impact verticale entre élus et électeurs succède celle, tout aussi radicale, entre les tirés au sort et les autres. À l’égalité d’impact horizontale entre électeurs se substitue en revanche une absence totale d’impact sur le choix des représentants » (p. 251). Dans le tirage au sort, la plus grande diversité des décideurs a pour revers leur indépendance vis-à-vis de l’opinion publique, alors que le critère décisif en faveur de la représentation démocratique est précisément la reddition des comptes.
Cette interprétation délibérative de la démocratie ne suppose pas que toutes les décisions publiques soient prises à l’issue d’une délibération publique associant tous les citoyens, mais que les arènes décisionnelles soient ouvertes à un public mobilisé susceptible de les critiquer et de les orienter. Comment est-ce envisageable dans des sociétés complexes et fragmentées telles que les nôtres ? À nouveau, à rebours de nombre de courants de la pensée politique contemporaine, Girard refuse de faire de plusieurs initiatives théoriques et/ou pratiques récentes des substituts satisfaisants à la délibération du peuple. Il en va ainsi des « sondages délibératifs » défendus par James Fishkin [4], qui reposent sur l’idée « intenable » (p. 285) que des groupes à la composition sociodémographique comparable et soumis aux mêmes conditions de débat évolueront vers des positions similaires, ce qui revient à faire abstraction de l’imprévisibilité des processus délibératifs en fonction des participants concernés. Les « journées de la délibération » proposées, au sein des écoles ou centres culturels des quartiers, par Fishkin et Bruce Ackerman [5] risquent, de leur côté, de polariser les opinions en juxtaposant des arènes locales. Elles font donc fi de l’importance de l’unité de la délibération, un défaut qu’elles partagent avec les projets d’assemblées citoyennes. Il ne s’agit pas ici pour Girard de discréditer ces innovations dont le rôle peut être « décisif », mais de rappeler que ces délibérations dites « de face-à-face » ne remplacent pas la délibération du peuple dans son ensemble.
Si on veut que cette dernière puisse prendre corps, c’est plutôt du côté d’une régulation de la communication de masse qu’il convient d’orienter les efforts en vue de faire émerger une délibération collective médiatisée. Cette dernière est souvent jugée impossible au regard des maux qui affectent les médias contemporains — qui vont de la dégradation du débat politique en divertissement au poids des intérêts commerciaux et financiers. Quant aux espoirs placés en l’Internet comme nouveau medium d’une forme de délibération spontanée et égalitaire, ils ont fait long feu face à l’entre-soi, aux rumeurs et fausses nouvelles dont les réseaux sociaux offrent chaque jour le spectacle. Ces pathologies ne sont pas pour autant « inévitables », souligne Girard qui s’étonne à juste titre que la théorie normative contemporaine n’hésite pas à envisager des transformations radicales de l’État, de la société civile, voire des structures de production, mais semble renoncer à une réflexion ambitieuse sur la communication de masse. Pourtant, « une théorie délibérative de la démocratie qui abandonne la possibilité que la sphère publique médiatique puisse se prêter à la confrontation publique des raisons ne peut affirmer en même temps de façon convaincante que cet idéal est pertinent pour les sociétés contemporaines » (p. 294). L’ouvrage se termine par quelques pistes relatives à ce chantier plus large — aujourd’hui poursuivi par Charles Girard — sur une forme de régulation des media qui permettrait de faire de la liberté d’expression une véritable liberté politique.
Qui délibère ?
Empreinte d’une grande rigueur analytique, l’enquête de Girard se fonde sur une connaissance approfondie des divers courants du paradigme délibératif, dont il excelle à restituer la logique tout en en signalant les failles. Il apporte ainsi la preuve que le sens des nuances et la probité philologique n’interdisent pas la grande originalité et la fermeté des arguments. Reste que le caractère quasi mathématique de la démonstration laisse dans l’ombre deux questions. La première n’a cessé de nourrir les luttes démocratiques : qui délibère ? Cet enjeu est effleuré au début de l’ouvrage, mais rapidement évacué d’un lapidaire « un peuple adéquatement délimité étant postulé… » (p. 36) Cette absence donne parfois au modèle délibératif (sans doute contre la volonté de l’auteur) l’image d’un jardin à la française où les délibérations pourraient être régulées en un lieu soigneusement délimité à l’avance. Nourrie des apports de Rawls et d’Habermas et du meilleur de la théorie politique anglophone contemporaine, la réflexion gagnerait peut-être à intégrer un peu du « désordre » que peuvent insuffler les réflexions de Claude Lefort sur la dimension « sauvage » de la démocratie [6] ou celles de Jacques Rancière relatives à ceux qui ont forcé leurs interlocuteurs à leur reconnaître « l’égalité des êtres parlants » [7]. Si, comme le souligne Girard, la délibération publique est bien le fondement de la légitimité démocratique, c’est notamment parce que les luttes sociales sont toujours en partie des demandes d’inclusion au sein des réseaux d’interlocution jugés « pertinents ». Le peuple ne doit pas seulement être « postulé » et « délimité » pour que puisse s’engager un processus délibératif. Il naît et évolue aussi en fonction des revendications de ceux qui, par leurs prises de parole parfois intempestives, s’affirment aussi comme partageant un monde commun. L’équation persistante entre nationalité et citoyenneté et les tentations de rabattre la communauté politique légitime sur une définition identitaire rappellent le caractère toujours structurellement inachevé du cercle (ou des cercles) de la démocratie délibérative.
La deuxième question est étroitement liée à la première : où délibérer ? À plusieurs reprises, notamment dans sa critique de la « Journée de la délibération », Girard insiste sur l’importance de l’unité de la délibération — il faut, écrit-il « que tous soient exposés aux mêmes données et récits (…) la juxtaposition d’arènes délibératives locales ne permet pas au peuple de délibérer » (p. 289). Mais n’est-ce pas rester prisonnier du schéma d’un État centralisé, qui aurait gardé la pleine maîtrise des phénomènes qui se produisent sur son territoire ? Tant les aspirations et les nécessités d’une démocratie « locale » que le transfert au niveau européen de nombre de politiques qui touchent à la vie quotidienne des citoyens invitent aussi à prolonger et compliquer le processus délibératif mené au niveau national par des espaces de délibération transnationaux ou décentralisés. Il n’est pas sûr que l’insistance sur l’unité du peuple délibérant se laisse toujours concilier avec une réelle vitalité démocratique, laquelle suppose aussi que les politiques soient débattues et contrôlées là où elles sont réellement adoptées puis mises en œuvre.
Charles Girard, Délibérer entre égaux. Enquête sur l’idéal démocratique, Paris, Vrin, 2019. 384 p., 28 €.