Recherche

Recension Histoire

Cette médecine qu’on dit « parallèle »

À propos de : Olivier Faure, Et Samuel Hahnemann inventa l’homéopathie. La longue histoire d’une médecine alternative, Aubier


par Hervé Guillemain , le 10 décembre 2015


Télécharger l'article : PDF

Dans nos sociétés, la médecine académique est une référence centrale. À partir de l’histoire de l’homéopathie, Olivier Faure livre une grille de lecture qui permet de considérer autrement les médecines dites « alternatives ».

Recensé : Olivier Faure, Et Samuel Hahnemann inventa l’homéopathie. La longue histoire d’une médecine alternative, Paris, Aubier, 2015. 393 p., 24 €.

Homéopathie, magnétisme, acupuncture, naturisme, ces pratiques sont souvent qualifiées de médecines « parallèles », comme si leurs propositions thérapeutiques se déployaient dans un monde à part, en tout cas bien distinct de celui de la médecine académique qui, dans nos sociétés occidentales, fait office de référence centrale à partir de laquelle peuvent êtres définies orthodoxie et hétérodoxies. À partir de l’histoire de l’homéopathie, Olivier Faure livre une grille de lecture qui permet de renouveler la manière de considérer ces pratiques.

L’homéopathie se porte bien. En Inde, le ministère de la Santé promeut officiellement sa pratique aux côtés de celle des médecines traditionnelles orientales. L’un des plus grands producteurs de médicaments génériques du monde, parfois contesté pour ses modes de production et son mépris de la politique occidentale des brevets, compte 250 000 praticiens homéopathes, qui ont pour la plupart reçu une formation académique [1]. Dans bien des pays occidentaux, le recours aux granules homéopathiques est devenu d’un usage courant. En Allemagne comme en France, la moitié de la population en a déjà utilisé. La consommation européenne et américaine a doublé en l’espace de quelques années.

Comment expliquer le succès d’une pratique née en Allemagne deux siècles plus tôt, pratique dont les fondements théoriques sont toujours l’objet d’un scepticisme médical illustré notamment par la condamnation de l’Académie de médecine française en 2004 [2] ?

Une naissance au cœur de la modernité

Le pari de l’historien est de chercher ailleurs que dans l’évaluation de son efficacité les clés de la réussite de la pratique homéopathique. En écrivant une histoire totale de cet objet, plutôt marginal dans l’historiographie jusqu’alors, la pratique thérapeutique peut être extraite du champ réduit de la science pour prendre corps dans celui d’une histoire sociale bien ancrée dans ses ramifications politiques et économiques. Les conclusions qui peuvent en être tirées contribuent à recentrer la doctrine et la pratique de l’homéopathie dans l’histoire de la santé.

Celles-ci naissent en effet au cœur des structures officielles du savoir académique. Samuel Hahnemann (1755-1843), fondateur charismatique, est un médecin dont la thèse est inscrite dans une réflexion contemporaine sur le rôle des fibres et dont les premiers travaux respectent les prescriptions de la médecine d’observation. En s’intéressant à la chimie et à la matière médicale, il pointe l’intérêt de soigner par les semblables dans les années 1790. Sa pratique évolue lentement : il fabrique ses propres médicaments, suggère la dilution des substances actives au début du XIXe siècle, introduit la forme des granules en 1807. L’homéopathie existe sous la forme que l’on connaît dès 1810, date de publication de l’Organon de la médecine rationnelle.

Cette proposition, loin d’apparaître révolutionnaire à ses débuts, offre une variante thérapeutique dans un marché médical en extension depuis la fin du XVIIIe siècle. Elle tente de répondre à une demande des patients inquiets des méthodes invasives (représentées par la fameuse saignée) et atteints par des maladies chroniques qui n’intéressent guère les médecins.

Cette médecine « douce », à l’écoute des malades (le traitement individualisé est proposé à l’issue d’une consultation qui aborde de nombreux aspects de la vie et de l’histoire du sujet), bien adaptée au renouveau contemporain des méthodes hippocratiques (comme l’hydrothérapie) et aux prescriptions de modération de la majorité des médecins de famille, favorise l’essor d’une pratique alternative aux méthodes mécaniques et chimiques en essor.

On va donc à l’homéopathie pour se soigner conformément à sa propre représentation de la maladie et du corps, mais aussi pour d’autres raisons rarement mises en évidence par les historiens. Dopée par un effet de mode chez les élites aristocratiques, la pratique peut être adoptée par curiosité ou par effet de proximité : le territoire étant loin d’être uniformément médicalisé au XIXe siècle, il arrive que le seul praticien disponible soit homéopathe.

Mais, prenant place dans un temps d’ébullition politique et spirituelle, elle bénéficie également de l’intérêt de toute une nébuleuse réformatrice. Le luthérien franc-maçon qu’est Hahnemann reçoit ainsi le concours de saint-simoniens, de radicaux anglais ou de catholiques libéraux. Comme le mesmérisme à la fin du XVIIIe siècle ou le spiritisme après 1850, l’homéopathie représente plus qu’une promesse de guérison universelle ; c’est aussi une manière d’interroger les nouvelles limites du croyable et une nouvelle tentative d’instaurer une société fraternelle. La pratique ne séduit pas les marginaux, mais ceux qui sont au cœur de la modernité, les classes moyennes urbaines cultivées souvent critiques envers la société industrielle et technique, mais grands consommateurs de médicaments.

L’expansion internationale de l’homéopathie est rapide. Au-delà de son berceau, elle est aidée par la dispersion des émigrés et des missionnaires allemands qui la diffusent en Amérique et en Asie. La catastrophe sanitaire de l’épidémie de choléra qui traumatise l’Europe au début des années 1830 lui offre l’occasion d’exposer publiquement ses pratiques.

La médecine académique en son miroir

Si elle n’est pas née en dehors de la médecine ni contre elle, l’homéopathie se constitue en une école distincte dont l’émergence consolide, par contrecoup, les fondements de la médecine académique.

En cette première moitié du XIXe siècle, la professionnalisation de la médecine est encore fragile. La concurrence terrible sur la vente et la production des remèdes est à peine tempérée par l’établissement de monopoles légaux. Dans ce contexte, l’homéopathie apparaît comme une nouvelle concurrente potentiellement menaçante et non comme une émanation du sérail. Les condamnations académiques sont générales en Europe et aux Etats-Unis entre 1830 et 1850. La controverse sur la réception des principes hahnemanniens se mue en affrontement entre deux médecines opposées : « l’homéopathie et le reste de la médecine se construisent dans le débat qui les oppose » (p. 76).

La doctrine homéopathique devenant minoritaire dans le milieu médical, elle doit renoncer à devenir le pivot de la nouvelle médecine et réoriente son action vers la société. Après tout, rien n’interdit sa pratique, même s’il est difficile de s’y former. À côté de la médecine officielle se déploie un autre système de santé, avec ses propres hôpitaux (fondés notamment par les catholiques), ses pharmacies spécialisées (environ 1 sur 500 en France), ses associations militantes (surtout en Allemagne), son réseau plutôt dispersé de spécialistes (moins de 2 % du total en France et en Allemagne) dans les villes et essentiellement dans les zones de force de la profession médicale.

Une histoire cyclique

La deuxième moitié du XIXe siècle marque une phase de déclin pour la pratique homéopathique. Les tenants de la doctrine d’Hahnemann sont écartés de l’université et des sociétés savantes. L’école se divise en chapelles, tandis que les effectifs de praticiens s’effondrent. Là où la chose est possible (pas en France), le mouvement est repris en main par les profanes. En Allemagne, le clergé bavarois, les fermiers, les artisans ont pris le relais de l’homéopathie médicale. Des associations militantes de masse (qui comptent près de 400 000 membres à la veille de la Grande Guerre) se développent outre-Rhin, qui revendiquent le droit pour le peuple de prendre en charge sa propre santé.

Loin d’être le fruit d’un progrès médical encore tout en potentialité à la fin du XIXe siècle (il existe un décalage chronologique entre la mise en place de la médecine de laboratoire et ses applications efficaces), ce reflux est probablement dû à un double mouvement : la radicalisation contestataire en marge du monde médical et la formation d’une nouvelle homéopathie soucieuse de s’intégrer à la médecine dominante et de prouver sa scientificité.

Dans l’entre-deux-guerres, au contraire, un regain d’intérêt pour l’homéopathie se produit dans les milieux médicaux doutant de l’orientation d’une médecine moderne qui obtient désormais de réels résultats. C’est au moment où la technique médicale progresse que le discours sur la « crise de la médecine » se développe et favorise un retour vers ce type de pratiques – cela vaut pour les années 1920 comme pour les années 1960.

Aux côtés des praticiens gagnés par la vague néo-hippocratique et des catholiques qui dénoncent les excès de la médecine scientifique, de nouveaux capitaines d’industrie ancrent l’homéopathie dans l’économie moderne en fondant les laboratoires qui sont encore aujourd’hui influents : laboratoires homéopathiques de France (Vannier) et laboratoires homéopathiques modernes (Boiron) qui se font concurrence au début des années 1930, entreprise Schwabe dont la société pharmaceutique familiale fondée au XIXe siècle prospère dans le monde à la même époque et s’est depuis diversifiée dans la vente des produits phytothérapiques.

Comme le montre de manière convaincante Olivier Faure, l’homéopathie n’est pas un objet marginal dans l’histoire de la santé. Sa naissance se produit au cœur de la science médicale, ses praticiens sont majoritairement des médecins, son développement est assuré par des laboratoires industriels, les attentes de ses consommateurs sont au cœur de la société moderne. C’est ce qui explique la survie de cette médecine alternative qui plonge ses racines dans l’histoire du premier XIXe siècle.

par Hervé Guillemain, le 10 décembre 2015

Pour citer cet article :

Hervé Guillemain, « Cette médecine qu’on dit « parallèle » », La Vie des idées , 10 décembre 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Cette-medecine-qu-on-dit-parallele

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.


Notes

[1P.Y. Geoffard, « Le juste prix d’un médicament », Libération, 27 avril 2015.

[2« L’homéopathie en question », entretien avec J. L. Binet, secrétaire permanent de l’Académie de médecine, Le Monde, 21 septembre 2004.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet