Lors d’un bref retour pour célébrer la victoire au côté de ses compagnons héroïques de la guerre d’Irak, le soldat Billy Lynn, personnage éponyme de l’incroyable roman de Ben Fountain publié en 2012, retrouve une Amérique qui semble s’être transformée en « un centre commercial gigantesque affublé d’un pays ». Auparavant, à peine deux semaines après les attaques du 11 septembre contre le World Trade Center et le Pentagone, le président George W. Bush avait demandé aux Américains, lors d’une allocution désormais célèbre, d’aller faire du shopping et de se divertir : « allez à Disneyworld en Floride », avait-il conseillé. « Emmenez votre famille et profitez de la vie, à la manière dont nous aimons en profiter ». Cette tension entre l’urgence des zones de conflit et le confort de la patrie n’avait rien de nouveau aux États-Unis, puisque peu de choses le sont dans les guerres modernes : les Américains envoyés au front lors de la Seconde Guerre mondiale enrageaient parfois contre ce pays qui se « vautrait dans une prospérité sans précédent ». Mais même le familier évolue. Cette tension, tout comme la militarisation de l’Amérique au sens large, a pris des dimensions hypertrophiques après le 11 septembre. « La rhétorique du sacrifice était complètement absente, écrivait l’historien Richard Kohn, conduisant ainsi à la normalisation de la guerre : ‘l’armée au front et l’Amérique au centre commercial’ » [1].
Dissimulée sous cette normalisation, la militarisation au long cours des États-Unis devint encore plus diffuse, dilatée, dangereuse, plus obscure et plus secrète aussi. La réponse de beaucoup de pays au terrorisme fut ce caractère diffus, qui dans le cas de la Grande-Bretagne et de l’Europe de l’ouest faisait parfois penser aux pratiques américaines que de nombreux politiciens et commentateurs avaient jadis condamnées. Mais les enjeux étaient plus importants dans le cas des États-Unis, étant donné sa plus grande capacité à détruire et sa plus grande responsabilité (du moins, aux yeux de ses dirigeants) à protéger. Le système militarisé américain s’est peu à peu métastasé pour contaminer un nombre étourdissant de systèmes, de plateformes, et de sources d’autorité, publiques et privées, en fonctionnant autant selon les rouages et les principes du marché que de ceux de l’État. Pratiquement chaque agence fédérale avait une mission sécuritaire, du département de l’Agriculture à Voice of America, à l’instar de n’importe quelle police locale, chargée d’identifier les terroristes, mais aussi les alcooliques et les voleurs. Pour un département de police comme celui de l’autorité portuaire de New York et du New Jersey (Port Authority of New York and New Jersey), chargé de protéger toute une batterie de ponts, tunnels et aéroports, la mission était bien plus délicate. Pendant ce temps, des milliers d’entreprises privées ou quasi privées accomplissaient une grande partie du travail, en exerçant leurs activités à des niveaux de légalité et d’autorisations variables.
Des contre-terroristes partout
Tout cela donna naissance à un tel enchevêtrement de réseaux d’autorité et de communication que les hauts responsables eux-mêmes y perdaient leur latin, tandis que se multipliaient les conflits juridiques et les ratés. « Désormais, toutes les agences fédérales veulent être impliquées dans le contre-terrorisme et le renseignement », faisait remarquer un membre du Congrès en 2014 – un commentaire qui vaut pour toute la période post 11 septembre 2001 [2]. Les policiers new-yorkais pouvaient prétendre avec raison qu’ils représentaient (eux et pas les forces armées ou le FBI) « les premières lignes de défense des principales cibles terroristes du pays », et ce surtout parce que « la nouvelle génération de terroristes était susceptible de frapper partout et à n’importe quel moment [3] ». Cela suffisait à rendre obsolète la notion proprette de « complexe militaro-industriel », créée en 1961 par le président Dwight Eisenhower. Il allait désormais falloir ajouter de nombreux tirets à l’expression. Au cours de la guerre froide, la militarisation avait été brouillonne, mais les grandes lignes d’autorité étaient clairement identifiables au sommet de la hiérarchie – les chefs d’état-major, le ministre de la Défense, la Maison Blanche. Ce n’était plus le cas. Les statisticiens de la guerre froide pouvaient estimer de manière plausible les dépenses liées à la défense – le budget du ministère de la Défense ajouté à celui de plusieurs organismes supplémentaires (dont quelques-uns, comme la CIA, avec des budgets tenus secrets). Plus personne ne sait de nos jours, ce qui rend douteuse l’hypothèse d’un déclin des dépenses de la défense américaine depuis les années 1950 [4].
Le raisonnement, ou du moins l’hypothèse tacite derrière ce caractère diffus, était qu’une menace diffuse exigeait une réponse encore plus diffuse. Le pouvoir pouvait être centralisé lorsque la menace la plus grave était une attaque nucléaire ordonnée par Moscou et que la nécessité la plus pressante était de l’empêcher. Dorénavant les ennemis peuvent attaquer à travers un arsenal déconcertant de moyens et d’intermédiaires (« partout et à tout moment ») – en projetant des avions dans des gratte-ciel, en dissimulant des bombes dans les métros, en faisant passer des équipements nucléaires par voie portuaire, en concoctant des attaques à l’anthrax, en glissant des explosifs dans les chaussures des passagers d’avion. « Se défendre contre de telles menaces revient à jouer au gardien de but avec les yeux bandés, alors que l’équipe adverse peut marquer en attaquant par devant, par derrière, par-dessus et par-dessous », comme l’expliquait David Cole en paraphrasant un « ancien fonctionnaire américain » [5]. La diversité des menaces était devenue impressionnante et aucun autre moyen de dissuasion traditionnel ne semblait le moins du monde efficace. Il est vrai que de nombreux Américains avaient un jour vu leurs ennemis soviétiques et chinois capables d’actions plus lâches les unes que les autres, ou encore bien trop cinglés pour être intimidés par les missiles américaines (d’où le fait que certains combattants de la Guerre froide insistaient pour que les États-Unis frappent en premier).
Mais suite au choc du 11 septembre, la plupart des Américains ne percevaient aucune continuité avec leur passé récent (après tout, Bush leur avait fait savoir qu’il s’agissait d’ « une guerre qui ne ressemble à aucune autre que nous avons connue jusqu’ici [6] », ce qui vaut pour la plupart des guerres bien évidemment). Lorsque l’ennemi est capable d’attaquer de pratiquement n’importe quelle façon, cela exige la mise en place de systèmes pouvant eux-mêmes répondre de n’importe quelle façon, ainsi un bureau de poste ultra-vigilant devenait aussi indispensable que le Pentagone.
Cependant les systèmes militaires ne se contentent jamais de refléter des menaces imaginaires. Ils se développent aussi à partir du jeu de la politique, des institutions et des valeurs. Le caractère diffus, spécifique à la militarisation américaine, tenait à l’illusion de ressources illimitées, à un État constamment à la dérive, et à la croyance selon laquelle plus il y en a, mieux c’est. Les attaques du 11 septembre sont également intervenues à un moment où la ferveur antiétatique était à son apogée, en partie partagée par le président, le Congrès et les deux partis politiques ; une ferveur antiétatique qui s’opposait à la centralisation de l’autorité. Les rivalités institutionnelles encourageaient ce caractère diffus : aucune agence ne voulait céder de pouvoir à une autre. L’association de la lutte contre la criminalité et de la guerre exacerbait encore cette structure diffuse. Bien avant le 11 septembre, ces deux domaines avaient été liés puisque la justice criminelle américaine menait sa « guerre contre la criminalité », tolérant l’usage policier de la torture (la torture n’a pas commencé avec les prisons clandestines, ni avec Abu Ghraib), militarisant son système policier, tandis que les forces armées étaient désormais chargées de lutter contre la criminalité et en particulier le trafic de drogue.
L’effet de boucle et de rétroaction (politique, institutionnelle, comportementale) entre ces deux domaines était déjà en place depuis des décennies : on incitait ainsi les vétérans à devenir flics et les anciennes bases militaires devenaient les nouveaux sites des prisons. Les réflexes punitifs du Président Bush formaient la toile de fond de cette guerre ; dirigés après le 11 septembre contre les « méchants » terroristes (sa très modeste promesse était d’anéantir le « mal qui affecte le monde »), ils furent mis au service d’une guerre irresponsable menée en Irak, entamée le 20 mars 2003. Bush lui-même ne savait pas bien si la réponse de son pays aux attaques du 11 septembre devait prendre la forme d’une « guerre totale contre le terrorisme » (« Global War on Terrorism »), selon sa formulation, ou bien d’une croisade contre la criminalité. Il eut ainsi ce trait d’esprit à propos d’ « une vieille affiche du grand-ouest, qui dans [s]es souvenirs signalait ‘Recherché : mort ou vif’ » [7] (les autorités françaises ont montré la même incertitude après les attaques terroristes de janvier à Paris, alors que le premier ministre appelait à une « guerre contre le terrorisme » et que l’on acclamait les forces de l’ordre parisiennes). Pas étonnant que les premiers à être intervenus lors des attaques du 11 septembre furent fêtés comme des « héros », de vrais soldats, que les services de police se lancèrent tête baissée dans le contre-terrorisme et que les forces militaires assumèrent de nouvelles missions policières. La ligne de démarcation entre guerre et lutte contre la criminalité, qui avait toujours été floue, s’était encore plus estompée.
Des soldats nulle part ?
Très diffuse, la militarisation était aussi moins visible. Avec la fin du service militaire, effective aux États-Unis dès 1973 (comme dans la plupart des pays européens avant ou après cette date), les forces armées furent moins nombreuses, réduisant ainsi les points de contact que la plupart des Américains avaient avec elles. On confia plus de missions aux contractuels privés, lesquelles n’attirèrent l’attention du public qu’en cas de scandale. Peu de gens prêtèrent attention aux étrangers accomplissant les tâches ingrates de l’armée américaine au sein de « l’armée invisible du Pentagone », quelques « soixante-dix mille cuisiniers, techniciens de surface, ouvriers du bâtiment, employés de fast-food, électriciens et esthéticiens issus des pays les plus pauvres du monde », travaillant en Irak et en Afghanistan. « Les Philippins lavent les uniformes des officiers, les Kényans transportent par camion des steaks congelés et des tentes gonflables, les Bosniaques réparent les systèmes électriques et les indiens fournissent les mocha glacés » [8]. Les roquettes et les bombardiers américains qui effrayaient jadis les citoyens étaient toujours en usage mais leur nombre avait diminué et on les voyait moins. Les bases militaires proches des villes – Fort Sheridan près de Chicago, Fort Dix dans le New Jersey, la base aérienne de Grissom dans l’Indianan – avaient vu leur taille réduite ou bien avaient été abandonnées dans les années 1990. De nouvelles structures firent bien sûr leur apparition, mais les bâtiments occupés par les agences de sécurité et les contractuels des banlieues de Washington D.C. ressemblaient à n’importe quel autre ensemble de bureaux de la ville. Par ailleurs, la plupart de ce que faisait l’armée américaine se passait maintenant dans les confins invisibles d’une guerre dématérialisée et menée par des drones, qui intéressait fort peu les reporters sur le qui-vive. Se battre avec des machines plutôt qu’avec des hommes avait longtemps été le rêve américain, ou à défaut le cauchemar présenté par Mark Twain dans Un Yankee du Connecticut à la cour du roi (A Connecticut Yankee in King Arthur’s Court, 1889). À mesure que l’on réduisait l’attirail visible, les systèmes invisibles proliféraient.
Ce qui était moins visible était également plus discret. L’administration Bush, de même que l’administration Obama dans une large mesure, exigea de bénéficier d’une autorité sans précédent afin de pouvoir espionner sur le territoire national et à l’étranger, de capturer et parfois de torturer les détenus, de les tenir hors de la portée de la loi, de conserver secrète toute la documentation gouvernementale, présente ou passée, de court-circuiter le Congrès (lequel était largement d’accord avec cette politique, depuis le Patriot Act de 2001), et bien plus encore – ainsi que de façonner en secret de nouvelles doctrines théoriques afin de justifier tout cela. Les plus critiques se plaignaient d’une déconnexion entre le civil et le militaire – cet « abîme » largement commenté « entre soldats (« ces autres 1% ») et civils », comme l’écrivait le New York Times [9] – où les civils ne se souciaient plus du tout des hommes et des femmes militaires, comme s’ils étaient devenus insensibles ou amnésiques depuis les jours glorieux de la Seconde Guerre mondiale. Mais cet « abîme » n’était pas nouveau, il était seulement configuré différemment, et le problème était institutionnel, pas comportemental : tant de choses étaient devenues invisibles qu’il était désormais difficile pour des spectateurs ahuris de prendre la mesure de la situation. Au final, la militarisation américaine post-11 septembre ne prit pas la forme d’une présence intrusive ou marquante dans le pays, mais plutôt celle d’une confusion grise et menaçante surplombant la nation, normalisée par la lourdeur des procédures de sécurité dans les aéroports et le trop-plein de films d’action et d’émission de télévision sur le terrorisme.
Le caractère diffus et secret des choses était loin d’aller de pair avec le principe d’efficacité. Bien au contraire, puisqu’on ne pouvait le contrôler et l’organiser, le dispositif post-11 septembre pouvait échapper à tout contrôle, chacune de ses parties nuisant au travail de l’autre. Concernant la protection de la nation, la faille la plus dangereuse du dispositif était le traitement du « bruit de signal », la détection d’un problème avant Pearl Harbor, avant le 11 septembre, avant la plupart des événements catastrophiques sur le plan sécuritaire, y compris, on peut l’imaginer dès maintenant, avant l’attaque de Paris en janvier. Les critiques imaginaient la National Security Agency (l’agence nationale de la sécurité) engloutissant des petites informations sur tout et tout le monde, et c’était apparemment le but de la NSA. « Pour reprendre les mots utilisés dans un PowerPoint de la NSA, divulgué par [Edward] Snowden, » rapporte David Cole, « le but de la NSA est de ‘Tout Collecter’, ‘Tout Traiter’, ‘ Tout Exploiter’, ‘Tout Mettre en Commun’, ‘Tout Détecter’, ‘Tout Savoir’ [10]. Mais le traitement et l’interprétation de ces éléments, et plus encore la mise en commun des informations trouvées avec une myriade d’agences fédérales aux États-Unis et à l’étranger, était sans doute impossible. ‘Tout Savoir’, c’était risquer de se perdre dans l’océan du connu.
C’était un système dont la progression était lourde et titubante. C’était le jeu de la taupe. Les preuves de malhonnêteté et d’amateurisme de la part de l’État – les deux anciens psychologues de l’armée de l’air soudain embauchés par la CIA pour superviser la torture, l’échec monumentale de l’administration Bush à avouer son erreur au sujet des « armes de destruction massive » irakiennes et d’anticiper les conséquences de l’invasion américaine dans ce pays, l’échec de la NSA à arrêter Snowden – fournissaient d’autant plus de raisons de douter que les dispositifs secrets fonctionnaient efficacement. Il y avait bien sûr des résultats positifs – pas d’attaque terroriste majeure contre les États-Unis après le 11 septembre, et pour la plupart des américains, c’était tout ce qui comptait. Mais ce système mettait en danger la démocratie et les libertés du pays en partie parce qu’il était ingérable et incontrôlable. Il est certain que la réaction furieuse contre le rapport sur la torture, publié en décembre 2014 par la commission du renseignement du Sénat – ainsi que la réponse molle de l’administration Obama, donnèrent peu d’espoir quant à un contrôle plus rigoureux du dispositif. Comme le prédisait Richard Kohn en 2009, « toute diminution » des libertés civiles serait bientôt « permanente » et « la nation pourrait évoluer peu à peu et sans le savoir vers une diminution de sa liberté », même si on en savait déjà assez pour douter du fait que la nation évoluait « sans le savoir » [11].
Prendre soin des vétérans traumatisés
L’attention nerveuse prêtée aux vétérans devint le moyen principal d’établir un lien avec ce phénomène de militarisation et les guerres menées au cours de cette période. Ils représentaient la chair et le sang dans une machine de guerre sinon sans visage et sans corps. Personne d’autre qu’eux ne pouvait remplir cette fonction. Les chefs militaires et civils aux grands noms faisaient la une pour disparaître ensuite dans l’obscurité (qui se souvient du Général Tommy Franks ?), faisaient éclater des scandales (Général David Petraeus), alors même que les ministres de la défense Donald Rumsfeld et Robert Gates, ainsi que le morne et monotone vice-président, Richard Cheney, restèrent longtemps sous les feux des projecteurs. Ce combat restait obscur pour la plupart des américains, plus encore qu’aucune autre guerre moderne américaine. Coincées entre les règles imposées par les militaires et les réalités de ces guerres, les informations livrées par les média restaient maigres, prudemment sélectionnées par les forces armées. Les photos qui ont fuité en 2004, montrant les américains maltraitants les prisonniers d’Abu Ghraib, furent un tel choc en partie parce qu’en dehors d’elles il n’existait quasi aucune information visuelle. Les reportages de guerre étaient limités puisque l’Irak comme l’Afghanistan étaient des endroits particulièrement dangereux où il était difficile d’anticiper les actions et de se positionner en conséquence (avant le jour du débarquement allié, des centaines de reporters savaient à l’avance qu’il allait se passer quelque chose d’important). Les meilleurs reportages étaient presque tous imprimés, un moyen d’information qui touchait peu d’Américains. Les quelques films au sujet de l’Irak et de l’Afghanistan étaient plus applaudis qu’ils n’étaient vus. Il était difficile de donner une forme et un sens à « ces luttes informes dont on n’apercevait pas la fin [12]. »
Ces guerres ne furent pas non plus l’occasion de générer de nouveaux liens sociaux qui, jadis, avaient ramené la guerre « à la maison ». Peu d’Américains postés à l’étranger firent la cour aux femmes locales ou eurent des enfants avec elles ; leur isolement face aux populations locales était complet. Peu de réfugiés des zones sinistrées par la guerre entrèrent aux États-Unis et peu de leurs frères sur le sol américains ne défendirent leur cause. Autrefois, des Britanniques, des Polonais, des Coréens, des Vietnamiens et d’autres aux États-Unis – en tant que réfugiés, femmes, enfants, orphelins – avaient servi ou été utilisés pour médiatiser les guerres américaines et leurs conséquences, établissant ainsi des liens authentiques, quoique parfois tendus, entre les zones de conflit et la mère patrie. Rien de tout cela n’eut lieu après le 11 septembre. Il n’y avait presque pas non plus de prisonniers américains, qui avaient servi à comprendre les logiques de la Seconde Guerre mondiale, de la Corée, et du Vietnam. L’absence de ces prisonniers eut pour effet d’exposer les rares qui revinrent, et notamment le soldat Bowe Bergdahl (relâché en 2014 suite à un échange avec des prisonniers talibans), à une médiatisation démesurée, comme si l’ensemble des opinions au sujet de la période post-11 septembre étaient momentanément rassemblées sur sa personne en un jet de lumière aveuglant.
Les soldats qui rentraient étaient tout ce qu’il restait. C’était un prisme étroit – qui apparaissait d’autant plus nationaliste que l’on était supposé être dans l’ère dite de la mondialisation – à travers lequel observer les guerres, rendu plus étroit encore par l’interdiction faite par l’Administration Bush de photographier les cercueils des morts arrivant sur la base aérienne de Dover. Presque tous ceux qui ont servi étaient considérés comme des « héros » (Billy Lynn entend un groupe d’hommes dirent aux « héros » qui rentraient : « tellement fiers, si reconnaissants. Gardiens. Libertés. Fanatiques. TerrRr » [13]), plutôt que comme un échantillon d’humanité avec ses défauts et ses qualités. Simultanément, ils (les hommes du moins) étaient présentés comme des bombes à retardement prêtes à exploser ou à s’auto-détruire suite à leur TSPT (trouble de stress post-traumatique, NDT) ou quelque autre trauma. Cette double image était tout sauf inédite : les vétérans fous hantèrent également la culture des années 1940), mais cela ressortait plus franchement dans le paysage imaginaire très appauvri des guerres qui suivirent le 11 septembre.
Les vétérans n’avaient pas non plus beaucoup de poids dans cette présentation des événements, puisqu’ils revenaient (et repartaient souvent) par petites poignées sur plusieurs années, plutôt que d’un seul coup, ce qui aurait attiré l’attention. Il leur manquait par ailleurs le statut et liens avec les élites qui avaient facilité la prise de parole de nombreux vétérans lors des guerres précédentes, à l’instar de John Kerry, le porte-parole des Vétérans de la Guerre du Vietnam contre la Guerre (Vietnam Veterans Against the War) qui est désormais le secrétaire d’État des États-Unis. Ils n’étaient pas, comme l’écrit Fountain à leur sujet, « la plus grande des générations, tout le monde en convient, mais ils étaient sans conteste ce qui se faisait de mieux dans le dernier tiers de leur génération légèrement confuse et suspecte » (Billy Lynn lui-même s’enrôle lorsqu’il craint que la prison ne soit son seul avenir) [14]. Le faible niveau exigé pour le recrutement et le maintien des forces armées traduisait le besoin désespéré d’hommes, avec pour conséquence que beaucoup d’entre eux n’étaient pas faits pour ce métier, et avaient parfois même un passé difficile ou criminel, tandis que la Garde nationale [15] et le personnel de réserve partaient sur le front mal préparés et pris de court.
Ignorer la mort des autres
La couverture médiatique nerveuse des vétérans mettait en avant le sacrifice américain. La mort de presque sept mille hommes tués à l’étranger en 13 ans de guerre post-11 septembre était peu, comparé aux pertes américaines au cours des guerres les moins importantes (La Corée, le Vietnam). Cette couverture médiatique permettait de divertir l’attention face au nombre de morts infligé par les Américains, dont il était admis que le calcul était ardu et ce d’autant plus qu’on pouvait difficilement le séparer du nombre de morts infligé par les autres forces, lequel restait par ailleurs inconnu des Américains. Tout cela reflétait l’idée populaire et propre à la période post-guerre du Vietnam que les Américains se faisait de leur mission dans une guerre : protéger ses forces armées et les ramener saines et sauves à la maison était semble-t-il devenu plus important que de gagner la guerre [16]. Cela reflétait aussi une réalité médicale : des milliers de soldats revenaient désormais très mutilés du front alors qu’auparavant ils y auraient perdu la vie. Et pourtant, il n’y avait pratiquement rien de nouveau dans tout cela. Comme le montre l’historien John Kinder, les tropes concernant les soldats blessés au cours des guerres suivant le 11 septembre rappelaient au mot près les tropes utilisés pour parler des vétérans de la Première et de la Seconde Guerre mondiale ; Kinder était ainsi « étonné qu’autant de choses soient restées identiques », malgré les différences entre ces guerres actuelles et les précédentes [17]. On entendait aussi à nouveau les mêmes accusations envers les agences fédérales qui négligeaient les vétérans, les diagnostiquaient mal, voire les maltraitaient ; accusations déjà connues de n’importe quel lecteur de journaux des années 1920 aux années 1970.
Le personnel militaire revenant d’Irak et d’Afghanistan – soit deux millions et demi d’hommes jusqu’à aujourd’hui – ne revenait à aucune normalité à leur retour, ou du moins à aucune qui ne ressemblât à celle qui, dans notre esprit, attendait les soldats américains de retour des guerres précédentes [18]. Ici à nouveau, le caractère diffus – un émiettement de l’expérience et du temps – était la règle. Leur retour s’étalait sur plus d’une douzaine d’années (à ce titre, la guerre du Vietnam offre une situation comparable). Il était souvent interrompu par de nouveaux départs, volontaires ou forcés, pour le front. Tout cela avait lieu au beau milieu de changements économiques. Ceux qui étaient rentrés et appartenaient à des forces volontaires avaient le choix (s’ils étaient valides) de se ré-engager ou de se retirer, ce que peu de soldats avaient dans les armées de conscription. Pour la première fois, beaucoup étaient des femmes, dont quelques-unes avaient déjà une expérience du combat. Les soldats rentrés s’établirent plus que les vétérans des guerres précédentes dans les États du sud, dans le sud du Midwest et dans les États de l’ouest. Ils étaient en moyenne plus âgés (ce qui était peut-être un facteur pouvant aider à la cicatrisation des blessures physiques et mentales) que les cohortes précédentes de vétérans, retrouvaient souvent leur famille et leurs enfants, ce qui était rarement le cas des vétérans de vingt ans en 1945 et 1971. Ils retrouvèrent un paysage plus diffus et confus de subventions et de pensions, médicales et autres, où manquait la spécificité du GI Bill de 1944. Puisque l’époque était anti-gouvernementale, l’accès aux emplois fédéraux – du postier au spécialiste des missiles – fut moins facile que pour la génération de la Seconde Guerre mondiale. Les soldats rentrés au pays n’avaient pas non plus la même sensibilité : comparez le jeune de 19 ans s’enrôlant après le 11 septembre au jeune du même âge entrant à l’armée en 2014. Leur expérience étant considérée comme « américaine », elle ne fut presque jamais comparée à celle des autres soldats alliés. Comme dans toutes les guerres américaines modernes, seulement un petit pourcentage avait mené des combats fréquents, mais nombreux furent ceux qui rentrèrent avec des blessures qu’ils garderaient à vie, notamment lorsqu’ils appartenaient aux forces terrestres (les équipes de l’air, qui avaient subi des pertes importantes pendant la Seconde Guerre mondiale, la Guerre de Corée et de la Guerre du Vietnam, furent presque indemnes en l’absence de forces aériennes ennemies). En dépit des efforts faits par les politiciens et les experts pour l’imaginer, il n’existait pas de « normalité » à laquelle les vétérans pouvaient retourner. Cela représentait pour eux un autre fardeau qui contribuait à leur relative invisibilité.
L’attention accordée aux vétérans américains servait aussi à compenser les résultats déprimants des guerres qu’ils menaient. L’Amérique avait de plus en plus de « héros » et de moins en moins de victoires. Le test ultime pour un système militarisé est de savoir s’il peut empêcher ou gagner la guerre, ou du moins apporter quelque chose de positif qui compense les coûts. À ce niveau-là, le système militarisé américain échoua en Irak et en Afghanistan. Il n’y eut pas d’attaque terroriste majeure contre les États-Unis après le 11 septembre, mais on donna peu de raison de croire aux Américains de croire que ce succès avait quelque chose à voir avec les guerres menées en Irak et en Afghanistan. Le système était gigantesque, mal conçu, couteux, destructif, et pourtant incroyablement inefficace, du moins en tenant compte de son incapacité à éradiquer le terrorisme à l’étranger. En effet, ce système nourrissait le terrorisme qu’il était censé combattre dans la mesure où sa puissance de destruction (les bombardements massifs et les invasions, probablement téléguidés par drones) déstabilisait des régions susceptibles de développer des activités terroristes, aliénait les gens opposés au terrorisme, et laissait traîner des armes américaines qui faisaient leur chemin jusque dans les mains des terroristes. Ces conséquences étaient prévisibles puisqu’elles étaient en tout point similaire à celles qui suivirent la Guerre du Vietnam et le soutien américain aux rebelles anti-soviétiques afghans dans les années 1980. Et pourtant ce système pesant persistait, faisant appel au moment de chaque nouvelle peur liée au terrorisme les mêmes méthodes qui avaient déjà échoué à stopper le terrorisme, comme ce fut le cas lors des répliques des Américains et de leurs alliés contre l’État Islamique en 2014. C’était « le pire de ce que pouvait faire le système américain : des ressources énormes utilisées sans le moindre bon sens produisent de mauvais résultats et un maximum de bruit », comme l’écrivait un commentateur [19].
Ce vacarme renforçait la peur que le système était censé combattre. Après avoir échoué à anticiper les attaques du 11 septembre, l’administration Bush avait mis tous les moyens possibles pour faire face à de nouvelles attaques, de crainte d’avoir encore l’air de dormir à la prochaine secousse. Les propos de Bush au sujet d’une guerre sans issue prochaine firent du sentiment de peur un état semi-permanent et sans fin apparente. L’effort pour localiser ou surveiller les potentiels islamistes aux États-Unis signalait aux Américains qu’il y avait parmi eux des islamistes dangereux, tout comme l’incarcération de certains Américains d’origine japonaise en 1942 avait signalé aux Américains de l’époque qu’ils avaient quelque chose à craindre d’eux. Mais par-dessus tout, il y avait tellement d’organisations investies dans la production de la peur que si l’une d’entre elle venait à se taire, une autre prenait à coup sûr le relais. N’importe quelle guerre prolongée dissémine la peur dans de nombreuses directions, quand les attaques du 11 septembre eurent à elles seules cet effet. Mais un leadership inefficace, placé à la tête d’un système incohérent, ajouté à la nature évanescente de l’ennemi, rendit encore plus dramatiques ces conséquences inéluctables.
En l’absence de nouvelles attaques contre les États-Unis – ce qui n’était absolument pas gagné vu la progression de l’État Islamique – ce système perdit un peu de son ampleur au milieu des années 2010. La torture fut interdite, les forces armées réduites en nombre, la présence militaire américaine en Europe diminua, les troupes (pour la plupart) furent rapatriées depuis l’Irak et l’Afghanistan. Mais à l’instar du retrait qui suivi la fin de la Guerre du Vietnam et la détente dans les années 1970, ainsi que la fin de la Guerre froide dans les années 1990, le repli fut modeste – peu susceptible de déstabiliser la militarisation américaine – et incertain : on conserverait beaucoup de ce qui était nuisible et coûteux (les chasseurs sans avion ennemi à abattre, les armes nucléaires sans objectif à détruire), on diminuerait la plupart de ce qui était utile et moins couteux (le bon entrainement des troupes, la bonne maintenance des armes).
Au milieu du XXe siècle, la militarisation américaine avait surfé sur la vague d’abondance et de domination économique mondiale qui caractérisait la nation. Comment et dans quelle mesure cela pouvait-il durer au sein de conditions économiques plus difficiles restait incertain, tandis que de nouvelles menaces apparaissaient et qu’une Russie revancharde et une Chine en pleine expansion rappelaient qu’en dépit de son caractère vieillot la puissance militaire étatique n’était pas encore hors jeu ? Il est clair qu’un système armé jusqu’aux dents pour lutter contre le terrorisme pouvait très bien être confronté à une menace entièrement différente, aussi peu anticipée que le 11 septembre. La grande période de la terreur, tout comme l’ère des guerres mondiales ou des conflits interétatiques auparavant, ne durerait pas éternellement. Seule resterait l’idée qui avait longtemps soutenu la militarisation américaine : peu importe la nature du système militaire, ses dirigeants le présenteraient comme imposé de l’extérieur par l’ennemi et conçu dans le but de protéger – et non comme choisi et fait par les États-Unis, comme un système établi en vue d’obtenir plus de pouvoir ou conçu dans un accès de rage aveugle. Cette croyance, pas vraiment inédite et plutôt commune parmi les grandes puissances, cachait et justifiait de nombreux choix aux yeux des Américains, des choix dispendieux, contreproductifs et mortifères pour des milliers d’Américains et pour bien d’autres milliers d’hommes ailleurs dans le monde.
J’aurais souhaité que les spécialistes et les intellectuels soient plus actifs sur ces sujets, mais il n’est pas surprenant que ce soit les journalistes, les avocats et les écrivains qui aient été les premiers à écrire les premières pages de cette histoire, comme ce fut le cas au cours d’épisodes antérieurs de l’histoire américaine. Leur travail – ceux de Mark Danner, David Cole, Lawrence Wright, parmi d’autres – est impressionnant. Les universitaires ne jouissent pas ici du même statut que dans certains pays européens (même lorsqu’ils écrivent, peu sont lus), ils ont beaucoup à faire par ailleurs, et même l’élite qui domine ce milieu, les économistes, n’a pas grand chose à dire à ce sujet. Les universitaires plus âgés regardent sans doute avec enthousiasme la part des intellectuels dans les débats portant sur la Guerre du Vietnam, mais le rôle qu’ils jouèrent à cette époque est une anomalie historique et non une norme reproductible. Le caractère diffus et secret de la militarisation post 11 septembre rend par ailleurs la tâche difficile aux universitaires : par où commencer dans ce phénomène si diffus qu’il pénètre tout et s’étale dans le temps (on aurait d’ailleurs pu dire la même chose au sujet de la Seconde Guerre mondiale) ? Entre temps, la génération pionnière d’universitaires s’intéressant à la militarisation (dont je fais partie) a vieilli ; elle est devenue moins productive et influente, et peu de jeunes assument la relève. Il existe bien sûr des voix universitaires célèbres, comme celle de l’intellectuel et critique Andrew Bacevitch, mais elles sont rares. Moins nombreux encore sont ceux qui s’intéressent à la guerre en elle-même – pourquoi elle se produit, comment on la justifie et on lui résiste, comment on la mène, pourquoi les États-Unis la font – du moins si l’on peut distinguer cela des logiques culturelles et juridiques de la guerre [20].
Les guerres qui ont suivi le 11 septembre représentent un nouveau défi. Jadis, les convulsions historiques comme celle de la grande dépression et des guerres mondiales connaissaient des fins précoces et bien marquées, suivies d’archives rapidement disponibles, ce qui permettait aux universitaires de se mettre au travail rapidement. Même la longue Guerre froide fut marquée par des crises, des guerres et des tournants qui eurent une fin (souvent sanglante), ouvrant alors la voie de la réflexion. La guerre sans fin qui marque notre époque ne permet pas d’entrevoir de telles conclusions, ni aucune ouverture des vannes archivistiques (Edward Snowden et WikiLeaks exceptés). Si les spécialistes et les intellectuels conservent cette posture attentiste, ils deviendront prisonniers du silence et succomberont à cette même apathie qu’ils déplorent souvent. C’est précisément en vue d’éviter cela que j’ai saisi l’occasion d’écrire cet essai.