Recensé : Maurizio Bettini, Éloge du polythéisme. Ce que peuvent nous apprendre les religions antiques, traduit par Vinciane Pirenne-Delforge, Paris, Les Belles Lettres, 2016, 210 p., 14 €.
Les dieux antiques sont en exil, disait Heinrich Heine. Faut-il donc les rappeler à nous ? En ce début de 21e siècle où les religions monothéistes tendent à former des lieux de crispation identitaire, l’Antiquité ne nous indique-t-elle pas le chemin d’un rapport plus conciliant avec « notre » Dieu et le Dieu des autres ? Ne pourrait-on pas se montrer plus curieux à l’égard de toutes les formes de vie religieuse, même les plus étranges ? Ces questions ambitieuses, presque des provocations, Maurizio Bettini, en spécialiste aguerri de l’histoire des religions, les aborde sans dogmatisme dans son Éloge du polythéisme.
Souplesse des Anciens, exclusivité des Modernes
Il ne s’agit pas, bien sûr, d’une posture décadentiste raffinée. M. Bettini, professeur de philologie classique à l’université de Sienne, avance ses arguments en scientifique qui regarde l’actualité en face. Ce court essai en format de poche, que l’on peut lire d’un trait, présente le grand mérite de faire réfléchir aux écarts qui séparent les différents modes de croyance, de l’Antiquité « païenne » à nos jours. De ce côté-ci des Alpes, Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet étaient autrefois capables de telles audaces : jeter le pavé antique dans la mare moderne. Depuis lors, l’étroite tribu des antiquisants hésite davantage à se lancer dans les « considérations intempestives ».
M. Bettini progresse en zigzag, sans volonté d’imposer coûte que coûte son point de vue, au gré de développements dont on pourrait modifier l’ordre (le premier chapitre est consacré à l’affaire des crèches qui a troublé l’Italie ces dernières années ; un autre porte sur la « traduction » des dieux ; un autre sur leur caractère civique, etc.). L’auteur tente de mesurer l’effet dévastateur de l’exclusivité prônée par les monothéismes, rappelant la parole de l’Exode (31, 14) : « Yahvé a pour nom Jaloux ».
À cette fermeture de principe, M. Bettini oppose la souplesse des Romains, qui adoptaient périodiquement de nouveaux dieux dans une logique d’accumulation cultuelle. Pour ne prendre que deux exemples, Esculape, venu de Grèce, est ainsi arrivé à Rome au 3e siècle av. J.-C., avant que ne le rejoigne Cybèle, déesse anatolienne. C’est un temps où les dieux se complètent plutôt qu’ils ne s’affrontent.
L’acclimatation de ces figures divines, par le biais de l’interpretatio, relève d’une démarche théologique ouverte à l’inconnu, qui rend impossibles les guerres de religion. Le paganisme paraît donc, au premier abord, plus souriant que les monothéismes qui vont lui succéder.
Le supermarché des dieux
Mais, emporté par sa démonstration, cet Éloge du polythéisme se prend parfois à idéaliser le monde ancien. L’auteur donne l’impression que, dans l’Antiquité, chacun donnait libre cours à ses penchants religieux en effectuant ses emplettes au supermarché des dieux. Au vrai, les autorités surveillaient de près les remaniements des cultes et seuls les collèges sacerdotaux pouvaient permettre l’intronisation officielle de nouvelles divinités. Dans l’histoire de la religion romaine qu’il esquisse brièvement, M. Bettini ne mentionne pas toutes les ombres au tableau de la tolérance antique.
Le laissez-faire et laissez-passer en matière religieuse n’ont pas toujours eu cours. Citons notamment la répression des Bacchanales de 186 av. J.-C. et la destruction des lieux de culte isiaques sur le Capitole entre 58 et 53 av. J.-C. En outre, l’auteur oublie de dire que les reconfigurations cultuelles ne concernent que les dieux de nations vénérables : on pioche volontiers dans le panthéon d’anciens ennemis de taille (les Véiens, les Grecs, les Carthaginois avec la Junon Caelestis), on ne songe pas à emprunter aux Gaulois ou aux Africains leurs obscures divinités. Et si l’on va rendre hommage à quelque dieu local dans son sanctuaire provincial, c’est en lui apposant un vernis romain.
De même, lorsqu’il est question, dans l’ouvrage, de la liberté avec laquelle on riait des pratiques religieuses, quelques nuances pourraient être apportées. Maurizio Bettini évoque (p. 186) les textes satiriques qui tournent en dérision la Dea Syria ou Mater Magna, pour montrer que l’humour ancien ne s’attaque pas directement à ces déesses, mais à leurs dévots ridicules.
L’auteur sous-entend que les cultes étrangers ne sauraient être méprisés en eux-mêmes, par réflexe xénophobique primaire. C’est oublier l’absence de distinction, dans l’Antiquité, entre la religion par essence et les gestes religieux du quotidien. Aucun Romain n’a proposé d’amender les processions exotiques de la Grande Mère, avec leurs prêtres flagellants, pour les rendre plus décentes. Les dieux et l’adhésion qu’ils inspirent ne font qu’un. Les religions orientales, avec certaines de leurs outrances, sont à prendre ou à jeter.
Éclectismes divins
Dans ce registre du comique, que M. Bettini n’a pas choisi d’exploiter à fond alors même qu’il en est un bon connaisseur depuis ses tout premiers travaux et ses traductions du théâtre de Plaute, il y aurait encore beaucoup à dire. Et si l’une des principales vertus de l’Antiquité païenne était justement sa capacité à se moquer de ses propres dieux ? Les comédies et les satires s’en prennent aimablement aux Immortels, dans les mauvais tours qu’ils jouent aux humains. Le blasphème n’existe pas à Rome et l’irrévérence ne veut pas dire l’irrespect : les personnages qui s’estiment plus forts que les dieux eux-mêmes peuvent faire rire par leur impudence, ils seront – quoi qu’il arrive – bientôt châtiés.
De même, cet essai n’emporte pas la pleine conviction quand il pose un diagnostic sur les sociétés occidentales contemporaines, en tablant sur le fait qu’à notre époque, l’opposition interculturelle ne peut se jouer qu’entre monothéistes concurrents.
Sacrifier la crèche par respect pour les enfants musulmans, éliminer un minaret des collines toscanes en hommage à nos clochers émanent paradoxalement d’un même cadre mental : celui qui se fonde sur la conviction profonde, et tellement intériorisée qu’elle en devient souvent inconsciente, qu’il ne peut y avoir qu’un Dieu, un et un seul. (p. 31)
Si d’aventure la communauté indienne de Grande-Bretagne avait revendiqué le droit à la construction massive de temples hindouistes, une réaction nationale britannique se serait certainement exprimée. Le conflit se produit sur le terrain physique de l’espace public (que le jeu des égoïsmes préfère à soi plutôt qu’aux autres) et sur le terrain symbolique des traditions, souvent fantasmées. Que cet écheveau culturel s’emmêle sur un fond monothéiste ou polythéiste, peu importe.
Passées ces légères critiques, il reste un texte stimulant, dont l’un des apports les plus précieux est d’ordre philologique. Les réflexions abondent sur la carrière du mot paganus, du verbe tolerare ou du terme polytheia, employé par Philon d’Alexandrie, que l’on voit réapparaître plus tard sous la forme de l’exchanged polytheism de Samuel Purchas en 1614. Ce livre vaut aussi pour ses anecdotes, tirées des sources anciennes, qui sont souvent passées inaperçues. Relisant l’Histoire Auguste, l’auteur rappelle ainsi que, chez lui, dans son laraire, l’empereur Alexandre Sévère (3e siècle ap. J.-C.) faisait se côtoyer des effigies d’empereurs diui, mais aussi d’Apollonios de Tyane, du Christ, d’Abraham et d’Orphée ! Soit une Antiquité qui n’a pas peur de l’éclectisme et qui va chercher la sagesse là où elle est : aux quatre vents.