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Recension Société

Reconsidérer la classe ouvrière

À propos de : Cédric Lomba, La restructuration permanente de la condition ouvrière. De Cockerill à ArcelorMittal, Le Croquant


par Sylvie Monchatre , le 18 septembre 2019


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Alors que la classe ouvrière semble en voie de désintégration, Cédric Lomba montre que la condition ouvrière, marquée par l’incertitude du lendemain, est bien vivante, tout en invitant à déconstruire les nombreux préjugés qui disqualifient ce groupe social.

Alors que les classes populaires ont fait l’objet en France d’une répression sans précédent pour avoir investi les rues et les ronds-points afin de dénoncer les conditions d’existence qui leur sont faites, l’ouvrage de Cédric Lomba a quelque chose de salutaire. Il donne à voir une condition ouvrière structurellement marquée par l’incertitude, à partir de l’exemple d’une industrie sidérurgique belge en proie à des restructurations permanentes depuis bientôt cinquante ans. Cédric Lomba montre comment s’opère la déstabilisation de ces ouvriers au sein de bastions fortement syndiqués où ils ont dominé numériquement. Il ne cherche pas ici à documenter l’affaiblissement politique et symbolique du groupe ouvrier et la crise de reproduction qu’il traverse [1]. Il s’intéresse plutôt à la spécificité d’une condition ouvrière exposée à d’incessantes restructurations industrielles. Il déplace ainsi le regard sur l’expérience du travail et les conditions de vie sous la menace permanente, qu’elle soit manifeste ou latente, d’une disparition de l’activité. Il propose donc de reconstituer les « horizons d’attente » d’ouvriers pris tout à la fois dans le moyen-terme du déclin de l’activité et dans la courte durée des « plans d’action ».

Pour rendre compte de cette double temporalité des restructurations, Cedric Lomba privilégie une mise en perspective contextualisée, qui lui permet d’en rendre compte à partir des points de vue de ceux qui les conçoivent et de ceux qui les subissent. Son ouvrage rend compte d’une enquête au long cours, marquée par un attachement intime à un territoire dans lequel l’auteur a lui-même grandi. C’est, en effet, avec constance que Cédric Lomba travaille son terrain : depuis 1995 pour un mémoire de master, puis pour sa thèse, soutenue en 2001, jusqu’en 2010, où il décide de revisiter ce terrain pour actualiser ses données. Or au même moment, la mise en place brutale d’un plan de suppression de 1000 emplois lui ferme l’accès aux usines. Pour autant, les contacts de ce « gars du coin » [2] lui permettent d’enrichir son matériau d’entretiens et d’archives syndicales de la FGTB, d’anciens directeurs d’usine, d’élus, etc. et de faire des liens avec ses observations antérieures. Son terrain se prête d’autant plus à cette approche multi-située qu’il se caractérise par l’unité de temps, de lieu et d’action des sites de Cockerill. Cette entreprise, qui a vu le jour au XIXe siècle, est passée de 25000 salariés pour 20 usines en 1975 à moins de 1000 salariés pour 5 usines en 2015. Si elle a été soutenue par l’apport de capitaux publics dans les années 1980, elle a été rachetée par Usinor en 1999, devenu Arcelor en 2002 (fusion Usinor, Arbed et Aceralia), jusqu’à l’absorption par Mittal en 2006.

L’intérêt majeur de cet ouvrage très dense est d’associer sociologie du travail et sociologie des classes populaires. La sociologie du travail tend à mettre l’accent sur les cadres contraignants auxquels les salariés tendent à résister ou dans lesquels ils cherchent à se maintenir, au risque de majorer l’importance de la relation de subordination à l’employeur dans l’analyse. La sociologie des classes populaires, quant à elle, tend à appréhender le travail comme un espace de reproduction de la stratification sociale, dans lequel s’actualisent des dispositions acquises au cours de la socialisation antérieure, au risque cette fois de minorer l’importance des dynamiques organisationnelles. Or si le salariat contribue au maintien de l’ordre social, il le malmène également et les restructurations en constituent un théâtre d’observation particulièrement riche, tant du point de vue des cadres, présenté dans les chapitres 2 et 3, que de celui des collectifs ouvriers (chapitres 4 à 8).

Sociologie du travail et rapports sociaux

Pour ce faire, l’auteur adopte une définition des restructurations qui met l’accent sur les baisses de coût de main-d’œuvre qu’elles induisent (chap. 1). Il les donne ainsi à voir comme des processus continus de réorganisations internes – qui détruisent plus d’emplois que les fermetures de site (p. 32), mais également comme des choix gestionnaires dont les effets sont nettement différenciés selon les catégories socioprofessionnelles. Les travaux de Nicole Gadrey [3] sur le caractère genré des restructurations productives avaient déjà montré comment les secteurs employant une main-d’œuvre féminine ou immigrée étaient le théâtre de restructurations généralisant la précarisation des conditions d’emploi, tandis que les secteurs employant une main-d’œuvre qualifiée à dominante masculine cherchaient à préserver, en les contractant, des marchés internes protégés, en développant un halo de précaires. C’est ce dernier phénomène que Cédric Lomba donne à voir avec Cockerill, en soulignant combien la frontière est poreuse entre ce halo de précaires et les salariés stables.

Ces restructurations apparaissent comme le fruit de mises en place, souvent tâtonnantes, de plans d’action considérés comme définitifs alors qu’ils ne sont qu’une étape d’une longue série (chap. 2). Entre 1978 et 2012, Cockerill Liège a ainsi connu 12 plans de restructuration (p. 62), soit un tous les trois ans en moyenne, avec des réductions d’effectifs allant de 1 à 10 (795 postes supprimés lors de la fermeture de deux hauts-fourneaux en 2011 à 7900 lors du Plan Gandois en 1983). Comme on pouvait s’y attendre, cette pensée par plan et benchmarking provient de l’intervention d’experts en management. L’ouvrage montre combien les restructurations sont des épreuves pour les cadres techniques locaux (chap. 3), car elles entraînent l’arrivée de cadres au capital international « parachutés » et les changements d’organigramme constituent de véritables moments de vérité. Mais les réorganisations mettent également en jeu le positionnement social des cadres par rapport aux ouvriers, comme le donne particulièrement à voir le cas de l’automatisation.

Cédric Lomba soulève ici, sans le développer, un point de discussion pour la sociologie du travail, au sein de laquelle l’automatisation a un statut particulier. Si elle a été étudiée comme le fruit d’une rationalisation de l’activité, les analyses de Pierre Naville [4] ont également permis de la considérer comme un levier d’allègement de la subordination au travail. L’auteur souligne pour sa part qu’au sein de l’entreprise, elle constitue un enjeu pour les périmètres d’expertise des cadres et des ouvriers. De fait, si les cadres s’avèrent soucieux d’excellence scientifique pour convaincre les dirigeants de leur capacité d’innovation en tenant les ouvriers à distance de leurs projets (p. 112), ils ne sont pas toujours en mesure de reprendre la main sur l’activité. C’est le cas au laminoir à chaud, où l’automatisation du contrôle, de l’entretien et du contrôle qualité a conduit à supprimer près des deux-tiers des effectifs ouvriers (p. 134) mais à embaucher quatre ingénieurs en marginalisant les savoir-faire ouvriers. À l’inverse, le fonctionnement des hauts-fourneaux n’a pas permis l’automatisation d’une activité contrôlée par le savoir-faire des ouvriers, mais les réorganisations ont renforcé les écarts entre deux filières ouvrières au détriment de la moins qualifiée, qui a été en grande partie externalisée (p. 137-138). L’auteur invite ainsi à ne pas réduire les effets des restructurations à des analyses en termes de déqualification/requalification pour souligner plus largement les recompositions des segments ouvriers au gré des transformations de la division du travail.

De fait, les restructurations renforcent les frontières socioprofessionnelles au sein du collectif ouvrier mais avec des effets contrastés (chap. 4). L’ordre des générations en sort relativement indemne, et ceci non seulement parce que les anciens sont numériquement dominants en raison de la chute des recrutements de jeunes. La complexité du travail renforcée par les exigences de polyvalence, le vieillissement d’installations dont l’entretien laisse à désirer, la réduction du temps de formation sur le tas font que les plus anciens contrôlent l’expertise requise, y compris sur les postes automatisés pour lesquels l’expérience sensorielle demeure centrale pour prévenir les incidents (p. 168). Mais les restructurations conduisent également à placer les délégués syndicaux en porte-à-faux par rapport à leur base (chap. 5). Cédric Lomba montre que si leur activité devient plus polyvalente dans la mesure où les réductions d’effectifs entraînent une diminution de la taille des délégations dans les usines, ils ne sont pas pour autant coupés du terrain. Comme l’a souligné la sociologie politique du syndicalisme [5], il apparaît ici que leur action de défense, individuelle et collective, des salariés au quotidien ne faiblit pas et tend à se diversifier. Leur périmètre d’intervention tend même à s’élargir dans la mesure où ils acceptent l’externalisation en contrepartie d’un contrôle du choix des entreprises prestataires et d’un suivi des sous-traitants et des intérimaires (p. 214). Mais les restructurations les amènent à « monnayer » les changements d’organisation en privilégiant immanquablement certaines fractions ouvrières sur d’autres. Le double désajustement qui en résulte se manifeste dans l’action de résistance aux restructurations (les syndicats peuvent négocier des changements refusés par les ouvriers) et dans la représentation d’un collectif ouvrier d’autant plus désuni que sont mis en concurrence non seulement les fractions ouvrières mais également les sites entre eux.

Les transformations culturelles des ouvriers

Un autre intérêt de l’ouvrage concerne la question de la transformation culturelle des ouvriers. Si les directions d’entreprise l’appellent de leurs vœux pour leur « faire accepter la nécessité des restructurations » (p. 107), Cédric Lomba invite à des constats nuancés (chap. 4). Les régulations autonomes des pratiques de travail ne sont guère affectées par les restructurations. Les changements d’objectifs, voire les volte-face de l’encadrement, sont perçus comme des « formes d’indécision permanente » qui ne justifient pas de modification des « conventions tacites » en vigueur au sein des équipes (p. 175-177). De fait, les ouvriers neutralisent les exigences des plans lorsque celles-ci sont porteuses de contradictions – telles que l’accroissement de la productivité exigé en même temps que l’espacement de la maintenance des installations et la réduction de la qualité des approvisionnements. À l’instar de ce que Donald Roy (Un sociologue à l’usine, La Découverte 2006) avait déjà souligné pour les « boulots pourris », Cédric Lomba montre que les ouvriers repèrent les objectifs irréalisables et renoncent à s’épuiser à les atteindre. Il montre également combien la normalisation de l’activité constitue une ressource pour la mise en place de stratégies de préservation de soi ainsi que pour la dénonciation des dangers induits par les réorganisations.

De fait, l’ouvrage donne à voir un groupe ouvrier particulièrement exposé à des risques professionnels qui sont en même temps déniés, tout en mettant en garde contre les interprétations hâtives en termes de « virilisme » (chap. 7). Les restructurations éclairent en effet ce phénomène sous un jour particulier. Les enjeux de baisse des coûts conduisent les directions à surveiller de près les taux d’accidents tout en invisibilisant les maux du travail – par l’externalisation des postes les plus exposés aux risques d’accident, la remise au travail des blessés ou encore la traque aux faux-accidents, etc. (p. 274-279). Mais par ailleurs, l’hybridation des collectifs, composés d’ouvriers de statuts et d’expériences différenciés, intérimaires ou « déplacés » majore les risques de l’activité et minore la tolérance envers la prise de risque – à l’instar de ce qu’avait souligné Nicolas Dodier [6] à propos des organisations automatisées. Cédric Lomba souligne pour sa part l’impact de ce rapport aux risques sur les parcours professionnels, comme le refus de promotion pour échapper à l’exposition à des substances nocives ou, au contraire, la minoration des maux pour préserver une réputation d’ouvrier fiable dans l’espoir d’accéder à de meilleurs postes (p. 294-298).

L’ouvrage éclaire également d’un jour nouveau le devenir des salariés restants dans les usines restructurées de la sidérurgie (chap. 6). On savait notamment que le recours aux préretraites produit un effet « cheminée » [7] qui les aspire vers le haut de la hiérarchie professionnelle en dynamisant leurs carrières. Mais Cédric Lomba souligne plus largement l’impact diversifié des plans de restructuration sur les parcours, notamment l’importance des discontinuités et des reclassements internes (très justement renommés ici « déplacements » p. 250), leur effet de raccourcissement de l’horizon professionnel et une polarisation entre des ouvriers très stables et très mobiles (p. 241). Il observe notamment le refus de prendre des responsabilités chez des ouvriers de plus de 40 ans, amenés non seulement à se stabiliser dans des fonctions techniques complexifiées par les réformes, mais également à anticiper leur possible départ en pré-retraite. L’incertitude est ainsi omniprésente chez des ouvriers à l’affût des indices de pérennisation de l’activité ou de fermeture de site (mutations des cadres, investissements réalisés, qualité de l’entretien des installations, etc.), mais qui vivent les décisions de fermeture comme un « coup de massue ».

Leur rapport au travail (chap. 8) n’en reste pas moins marqué par des représentations en termes de conflits de classe, que ce conflit soit dénié dans l’affichage d’une loyauté envers les dirigeants, rappelé avec vigueur pour dénoncer la détérioration des conditions de travail, ou encore mis à distance par ceux qui prennent des chemins de traverse ou s’orientent vers la sortie dans le cadre d’un processus de dés-identification du groupe ouvrier. Le fait est que ces ouvriers de l’entre-deux, généralement propriétaires de leurs logements, s’avèrent proches des classes moyennes par leur niveau de salaire ou par leurs stratégies résidentielles. Mais leurs positions sociales sont fragiles avec des modes de vie polarisés entre ascétisme et hédonisme [8]. De plus, les restructurations donnent à voir d’une lumière crue le caractère illégitime de l’ouvrier « moyennisé », en mesure de s’offrir des consommations qui ne sont a priori pas de son rang. Le mépris avec lequel la presse présente les sacrifices qui l’attendent lors de la fermeture de son usine (p. 350) n’a d’égal que l’empressement avec lequel elle s’emploie, par ailleurs, à présenter les frayeurs des habitants des beaux-quartiers investis par les Gilets jaunes [9].

À ce titre, cet ouvrage-somme, qui mobilise une large littérature sociologique française et anglo-saxonne, rappelle avec force la parenthèse historique qu’a représentée le salariat fordiste. Il donne à voir la précarité de la condition ouvrière, exposée à un double mouvement de déprolétarisation/reprolétarisation d’autant plus déstabilisant que le contrôle des incertitudes productives qui garantissent son maintien dans l’emploi est un enjeu de luttes tenaces. Si l’on peut regretter que le propos de l’auteur tende à se refermer sur son point de départ, on retiendra la richesse de son analyse qui ouvre de nombreuses pistes d’analyse. Outre la transformation des couples ouvriers et le déclin du modèle du male breadwinner qu’il évoque (p. 332), il souligne également le déplacement des conflits en dehors du travail qui s’opère. De fait, si les restructurations contribuent à étouffer les mobilisations liées à la pollution environnementale, à l’inverse, les fermetures d’établissement permettent des rencontres avec les associations de riverains et la lutte pour la reconnaissance des maladies professionnelles (p. 285). En cela, l’ouvrage de Cédric Lomba invite résolument à interroger le statut des corps au travail, et en particulier le coût physique et biographique [10] de l’emploi à tout prix dans le monde ouvrier.

Cédric Lomba, La restructuration permanente de la condition ouvrière. De Cockerill à ArcelorMittal. Vulaines sur Seine, Éditions Le Croquant, 2018, 386 p., 20 €.

par Sylvie Monchatre, le 18 septembre 2019

Pour citer cet article :

Sylvie Monchatre, « Reconsidérer la classe ouvrière », La Vie des idées , 18 septembre 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Cedric-Lomba-La-restructuration-permanente-de-la-condition-ouvriere

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

À lire aussi


Notes

[1Beaud S., Pialoux M., Retour sur la condition ouvrière, Fayard 1999.

[2N. Renahy, Le gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, La Découverte 2005.

[3N. Gadrey, Travail et genre : approches croisées, L’Harmattan 2001.

[4P. Naville, Vers l’automatisme social. Problèmes humains du travail et de l’automation, Gallimard 1963.

[5Giraud B., Yon K., Béroud S., Sociologie politique du syndicalisme, A. Colin 2018.

[6Nicolas Dodier emploie le terme d’« organisations distribuées ». Voir Les hommes et les machines. La conscience collective dans les sociétés technicisées, Métailié, 1995.

[7C. Gavini, 1993, La gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences : de la norme aux pratiques. Le cas de la sidérurgie. Travail et Emploi n°57 bis, p. 49-66.

[8Olivier Schwartz, Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Puf 1993.

[9Nous faisons ici allusion au supplément du Monde Magazine du mois de juillet 2019 consacré à la peur des Gilets jaunes dans les beaux quartiers.

[10En reprenant la distinction proposée par D. Fassin dans son ouvrage de 2018, La vie. Mode d’emploi critique, Le Seuil.

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