En 2005 Nicolas Renahy a montré que les changements socio-économiques des dernières décennies, loin de ne concerner que les zones urbaines, ont aussi bouleversé le monde rural, ses classes populaires et en particulier sa jeunesse ouvrière. Retour sur l’enquête et sur ses principaux résultats.
Sociologue, Nicolas Renahy est directeur de recherche au département sciences sociales de l’INRA et directeur du CESAER (Centre d’économie et de sociologie appliquées à l’agriculture et aux espaces ruraux). Il a notamment publié Les Gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale (La Découverte, 2005), Sociologie des classes populaires contemporaines (écrit avec Yasmine Siblot, Marie Cartier, Isabelle Coutant et Olivier Masclet, Armand Colin, 2015), et récemment dirigé Mondes ruraux et classes sociales (avec Ivan Bruneau, Gilles Laferté et Julian Mischi, EHESS, 2018) et Le Laboratoire des sciences sociales. Histoires d’enquêtes et revisites (avec G. Laferté et Paul Pasquali, Raison d’Agir, 2018).
L’entretien a été réalisé le 30 mars 2018 à Bourges suite à la projection d’une série de courts-métrages consacrés au thème de la jeunesse en milieu rural. Cette projection, suivie d’un débat, était organisée dans le cadre d’un partenariat entre le cinéma de la Maison de la Culture de Bourges, l’IUT de Bourges et le CEDETE (Centre d’études pour le développement des territoires et l’environnement) de l’Université d’Orléans.
Les Gars du coin : une enquête au long cours
La Vie des idées : Quelle est la généalogie de cette longue enquête qui a abouti en 2005 à la publication de votre ouvrage Les Gars du coin ?
Nicolas Renahy : Tout un ensemble de faits et de hasards ont en réalité permis qu’un travail d’enquête, démarré comme étudiant en anthropologie sociale et ethnologie, a pu se poursuivre pendant dix années, de 1993 à 2003 environ, dans ce même village de Foulange en Bourgogne à côté duquel j’ai grandi. Cette enquête s’inscrivait pleinement dans la conception d’une sociologie de terrain que m’enseignait Michel Pialoux, une sociologie qui ne se cède rien théoriquement mais se pense de manière incarnée, en grande partie hors du laboratoire et du bureau. L’observation participante y prenait une place centrale. Il s’agissait alors d’entrer dans le monde des jeunes adultes de Foulange, une jeunesse rurale dont l’enfance avait été profondément marquée par l’expérience parentale de la précarité puisque l’usine, principal pourvoyeur d’emplois, avait brutalement fermé en 1981 et mis 70 % de la population active du village au chômage. Dans l’ensemble du canton, cet événement a eu des conséquences très importantes.
La Vie des idées : Comment s’effectue une telle immersion, quelles sont ses difficultés, ses risques ?
Nicolas Renahy : Dans le cadre d’une observation participante, on doit réellement s’adapter au monde que l’on veut rencontrer tout en réalisant qu’on peut en être éloigné socialement et ne pas en détenir forcément les codes au départ. Mais on ne s’adapte pas en cherchant à se changer soi, personne n’est dupe : il s’agit simplement d’être curieux et ouvert, d’offrir une opportunité d’écoute, de respecter les portes qui se ferment (quitte à revenir plus tard dans l’enquête) et d’entrer quand d’autres s’ouvrent. L’aisance sur le terrain vient avec cette empathie, et avec le temps. À Foulange, la norme n’était plus la norme scolaire qui m’avait jusqu’alors principalement façonné, mais celle de l’entreprise, de la production, du savoir-faire ouvrier, du coup de main, des petites histoires qu’on se raconte, des vannes… Tout un savoir incorporé que seule l’observation participante permet d’intégrer en partie. D’autres éléments comme les pratiques culturelles communes, les festivités, les balades en famille, le football bien sûr, les matchs regardés le soir entre copains ont renforcé les liens créés. Cette méthode d’observation permet d’accéder à une familiarité. Il faut être « pris » en quelque sorte par le terrain, entrer dans une relation réciproque et accepter de ne plus tout maîtriser. Au risque, sinon, de n’être qu’un dominant de plus qui « parle le peuple » – comme ce dernier en a l’habitude.
La Vie des idées : C’est une conception et un vocabulaire qui empruntent notamment aux célèbres travaux de Jeanne Favret-Saada sur la sorcellerie dans le bocage poitevin et que d’autres réfutent ?
Nicolas Renahy : Certains ethnographes pensent effectivement que le grand danger est de se faire « encliquer » sur son terrain, comme le dit Jean-Pierre Olivier de Sardan, l’ethnographe devant être capable de rendre compte de l’ensemble des positions et des populations d’un terrain enquêté et rester au milieu du jeu, maître du jeu. Outre que l’idée même d’un « ensemble » qui subsume les différents groupes observés est depuis longtemps remise en cause (à quelle échelle place-t-on le curseur ? Les réseaux se jouent bien évidemment des frontières administratives, institutionnelles ou géographiques…), il me semble au contraire qu’on ne peut pas arriver à rendre compte des conditions et positions vécues des individus qu’on a en face de soi si on n’est pas pris dans cette relation, cet échange avec eux. Après, il faut bien sûr avoir conscience d’être pris, et positionner le groupe qui nous a intégré vis-à-vis de ceux avec qui il entretient des rapports sociaux.
La Vie des idées : L’article intitulé « La soif du travail », paru en 2013 dans la revue Agone, continue le lien avec Foulange et est co-écrit avec un des principaux enquêtés cité dans Les Gars du coin, Sylvain, Sébastien Mary de son vrai nom.
Nicolas Renahy : Cet article poursuivait plusieurs objectifs. La relation avec Sébastien est particulière dans le sens où c’est notamment lui qui m’a permis d’intégrer la jeunesse de Foulange, d’avoir cette proximité… Il y avait donc dans cette démarche de co-écriture l’idée de faire un « travail en commun », pour reprendre la formule de Michel Pialoux et Christian Corouge, avec tout ce que cette démarche de travail sociologique conjoint suppose de parenté avec la démarche psychanalytique. C’est Sébastien qui m’a sollicité à un moment où il avait un besoin viscéral de mieux comprendre sa condition sociale. L’abstinence le poussait à rebattre un certain nombre de cartes. Dès lors, à travers son récit, son expérience relatée, il s’agissait également d’évoquer la place de l’alcool dans la vie ouvrière, que je n’avais pas analysée en tant que telle dans Les Gars du coin (Sébastien me le reprochait alors) et qui est relativement peu traitée par les sciences sociales. Or, c’est un objet que nous devrions collectivement creuser car dans le monde ouvrier et populaire, l’alcool dit tout à la fois ce qu’on aurait tendance à vouloir mettre en avant – à savoir la sociabilité, la festivité, le goût du collectif –, et, dans le même temps, il y a tout le reste, l’envers du décor que dépeint Sébastien dans l’article : la dépendance, la potentielle violence conjugale, l’isolement relationnel. Il le dit ainsi : « C’est ce qui aide à oublier que t’as un métier qu’est dur, que tu te fais avoir par la vie… ça te fout sous cloche ».
Feu la classe ouvrière ?
La Vie des idées : L’ouvrage collectif auquel vous avez participé en 2015, Sociologie des classes populaires contemporaines, porte, comme son titre l’indique, sur la notion de « classes populaires » ? Comment la définissez-vous ?
Nicolas Renahy : Cette notion s’inscrit dans la continuité de la théorisation opérée en 1997 par Olivier Schwartz dans son mémoire sur La notion de « classes populaires ». Elle revêt deux dimensions. D’une part, elle désigne une position sociale, la position subalterne, principalement occupée par le salariat d’exécution (les ouvriers et les employés). D’autre part, elle renvoie à des propriétés de type « culturologique », selon le terme utilisé par Schwartz, qu’il a lui-même emprunté à Marcel Maget : les modes de vie, l’ethos, les manières de faire collectif. Même si la mobilité sociale est possible, les frontières entre les classes n’étant pas totalement étanches, nous sommes bien dans une société de classes et d’inégalités. Du coup, à l’exception peut-être des classes moyennes chez qui domine le « je », l’individualité, chez qui l’idée de classe sociale est dépréciée par ses membres parce qu’elle va à l’encontre de leurs espoirs et aspirations, les autres groupes sociaux se forgent une conscience propre, collective, qui n’est pas qu’une conscience de soi mais aussi un « nous ». C’est le cas pour les classes populaires.
Dans les classes populaires, en effet, le « eux »/« nous » de Richard Hoggart se trouve reconfiguré. Il y joue un rôle toujours actif, fondamental. En 2015, nous avons beaucoup hésité avant de retenir la notion de « classes populaires » utilisée par les historiens, par exemple dans les travaux de Edward P. Thompson sur la formation de la classe ouvrière anglaise. Les travaux des historiens ont l’intérêt d’éviter le présentisme du sociologue et de l’ethnologue. L’usage de la notion de « classes populaires » n’en reste pas moins ambigu. Elle ne peut pas être comparée à celle de classe ouvrière. Intellectuellement, on utilise l’une pour l’autre parce que la classe ouvrière est cassée, émiettée en tant que classe consciente, politisée. Mais l’expression « classes populaires » ne peut sans doute pas devenir un slogan comme l’était celle de « classe ouvrière ».
La Vie des idées : Justement, si l’on suit la logique de E. P. Thompson, ne pourrait-on pas envisager que la classe ouvrière soit actuellement engagée dans un processus de « déformation » ?
Nicolas Renahy : C’est une hypothèse qui mérite d’être travaillée. On peut effectivement privilégier cette approche en termes de déformation, de réactivation, de recréation d’un prolétariat, plutôt qu’en termes de disparition. La classe ouvrière n’a pas disparu. Le processus formation/déformation induit le fait que, si on déforme quelque chose, c’est que cette chose existe au préalable. Cette idée est d’ailleurs à l’origine de la notion de classes populaires, le terme « populaire » étant préféré au qualificatif de « subalterne » qui ne correspond lui qu’à la position dans la stratification professionnelle et qui ne prend pas en compte tout ce qui relève du « culturologique » : les formes de conscience collective, les modes de vie, les manières de vivre, de faire l’amour, d’avoir des enfants, de les éduquer, etc.
La Vie des idées : C’est pourtant cette position subalterne que les membres des classes populaires mettent souvent en avant lors des entretiens sociologiques...
Nicolas Renahy : Oui mais il faut avoir à l’esprit que, lors d’un entretien sociologique, l’enquêté pense généralement à la matérialité des choses. Lorsqu’on est interviewé sur sa condition sociale, on cherche spontanément à donner des faits. Mais sa vie ne se réduit jamais aux seuls rapports sociaux qui s’incarnent dans une matérialité.
Un monde qui s’éteint
La Vie des idées : Dans Les Gars du coin, la question de la spatialisation occupe une place centrale. Quels sont les principaux changements observés ?
Nicolas Renahy : Ce livre porte spécifiquement sur les ouvriers en milieu rural. Historiquement, dans le monde rural, la question de la main-d’œuvre et celle de sa sédentarisation étaient deux éléments étroitement liés dans les politiques patronales. La logique paternaliste de centralisation des travailleurs a joué un rôle fondamental jusqu’à la mise en place de l’État social, après la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire jusqu’à la création des HLM, de la sécurité sociale universelle, etc. Le délitement du paternalisme industriel a par ailleurs été renforcé par la financiarisation du capitalisme. En effet, lorsque la crise économique devient pérenne, à la fin des années 1970, les fermetures d’usine se multiplient et le chômage de masse se développe. Les industries qui réussissent à se créer ou à se maintenir, malgré la crise, n’ont plus besoin de sédentariser leur main-d’œuvre. Elles ne prennent donc plus en charge cette question pour différentes raisons : soit parce que ça n’est plus nécessaire, soit parce qu’elles estiment que ce n’est plus de leur ressort, soit parce qu’elles considèrent qu’elles n’ont plus les moyens de financer ces politiques sociales. Le monde qui s’éteint dans Les Gars du coin, c’est celui où les populations habitaient sur le lieu ou à proximité du lieu où elles travaillaient. C’est celui où la scène professionnelle et la scène résidentielle étaient en grande partie superposées, un monde où la grande majorité des salariés de l’usine, de 60 à 80 % selon les périodes, résidaient dans le village. Le paternalisme industriel n’a certes pas été spécifique au monde rural, mais en observant ses suites dans un espace peu dense, c’est ce phénomène qu’il m’a particulièrement été possible d’analyser.
La Vie des idées : Cette superposition induisait donc une forte interdépendance sur le plan des sociabilités ?
Nicolas Renahy : C’était effectivement interdépendant. En dehors du paternalisme industriel, il y avait toutes les activités de loisirs, les festivités ouvrières. La Saint-Éloi, par exemple, était une ancienne fête patronale que les ouvriers s’étaient complètement réappropriée. Il y avait aussi les relations de voisinage, les ragots qu’on se raconte, les histoires d’usine qui sont répétées dans les foyers, etc. La dissociation entre le travail et la résidence n’a pas été sans conséquence sur les différentes formes de sociabilité (associative, festive, de voisinage, etc.). On ne peut pas dire qu’elles n’existent plus mais de façon minorée, remodelée par rapport à ce qui existait dans les années 1970. Le phénomène qui s’est mis en place à partir des années 1980 a concerné tous les milieux professionnels. Il est aujourd’hui très prégnant dans le milieu ouvrier, notamment dans le secteur de la logistique ou dans l’intérim. Dans le cas spécifique des travailleurs intérimaires, qui constituent une main d’œuvre très mobile, les sociabilités sont ainsi centrées sur le couple, le foyer, la famille, les amis, les loisirs. Elles sont en ce sens en partie coupées du monde professionnel.
Une recomposition des relations professionnelles et sociales
La Vie des idées : Cette dissociation des espaces de résidence et d’emploi s’accompagne également d’une certaine recomposition des relations d’emploi et des populations entre elles ?
Nicolas Renahy : Il y a un phénomène qui est central sur cette question, c’est le renouvellement des populations intermédiaires et l’évolution du lien au lieu de résidence. Jusqu’aux années 1970, l’immense majorité des encadrants (des chefs d’ateliers aux contremaîtres en passant par les chefs d’équipes) étaient sortis du rang et quand ils ne l’étaient pas, ils étaient originaires du village. Bien souvent d’ailleurs, ils bénéficiaient d’une certaine forme de cooptation paternaliste, repérés dès l’école et intégrés dans l’usine au vu de leurs capacités ou de la réputation de leur famille. Les encadrants des classes populaires, les populations intermédiaires qu’ils côtoyaient que ce soit au travail, dans le village, ou dans le club de gym ou de football, étaient encore issus de ce monde ouvrier qu’ils soient employés des postes, des télécoms, éducateurs, instituteurs, etc. Et ils avaient tous un lien affectif fort, si ce n’est avec le lieu, au moins avec les classes populaires parce qu’ils en étaient tous issus. C’est ce qui rend, en partie, les années 1970 exceptionnelles avec une solidarité entre classes très intense et orientée dans une même direction, en tout cas vues de ce village.
L’exemple du club de football est significatif : quand l’usine familiale est vendue au début des années 1970 à un grand groupe industriel, la famille Ribot-Renaudin (qui gérait l’ensemble, qui avait son château sur place) s’est en quelque sorte coupée du village et désinvestie complètement de toute la vie associative. Cela a conduit à une mobilisation collective extraordinaire des classes populaires honorables et de ces classes intermédiaires pour reprendre le club en main, faire en sorte qu’il survive. Tel éducateur est devenu président du club et s’est occupé de le réorganiser, tel fils d’ouvrier, devenu électricien chez EDF, a électrifié le stade, tel ami agriculteur a refait le terrain, etc. Il y a ainsi à l’œuvre toute une solidarité populaire, qui n’est pas que populaire puisque des classes moyennes y participent, mais qui est quand même à tonalité populaire puisque c’est pour faire vivre un club dans lequel viennent majoritairement jouer des ouvriers ou des enfants d’ouvriers. Au moment où est réalisée l’enquête, les choses ont changé : les chefs de l’usine, les entraîneurs du club du football ne sont plus tous issus de ce monde ouvrier. Dans l’usine automobile (elle a depuis fermé), les ouvrières sorties du rang sont excessivement rares, les chefs viennent de l’extérieur. Les cadres sont jeunes (en moyenne 30-35 ans), ce sont des urbains des grandes villes environnantes qui sont en début de carrière et ne restent pas longtemps.
La Vie des idées : De nouvelles populations ne sont-elles pas pour autant venues s’installer sur ce territoire ?
Nicolas Renahy : En effet, parallèlement, à échelle nationale, le monde rural a cessé de perdre des habitants d’un point de vue démographique, mais il demeure un milieu déficitaire en termes d’émigration résidentielle. C’est-à-dire que les jeunes continuent massivement de partir et les nouveaux habitants qui arrivent ont un profil bien différent des « autochtones ». Ce sont souvent des populations avec un certain capital culturel, qui s’installent dans les zones périurbaines pour accéder à la propriété au départ, pour le cadre de vie, tout en travaillant ou en ayant travaillé dans la grande agglomération la plus proche, située à 40 ou 50 kilomètres. Ces populations vont pouvoir être très impliquées dans la vie associative locale mais de manière très différente de ceux qui, dans les générations d’avant, travaillaient sur place. Donc, la rupture des scènes professionnelles et résidentielles se rejoue aussi avec cette évolution démographique.
L’autochtonie : un capital fragilisé
La Vie des idées : D’où vient justement ce concept d’autochtonie ?
Nicolas Renahy : Jean-Claude Chamboredon a remobilisé cette notion en la puisant chez les ethnologues français, quand il a initié avec Michel Bozon, Jean-Louis Fabiani, Florence Weber et d’autres une enquête collective sur la chasse, publiée en 1982 (avec d’autres enquêtes) dans la revue Études rurales sous le titre « La chasse et la cueillette aujourd’hui ». Ces chercheurs se sont rendu compte que, parmi les individus étudiés, ceux qui gardaient un lien avec leur région d’origine, avaient notamment pour caractéristiques d’appartenir à la génération des babyboomers, d’être issus du monde rural mais d’avoir connu une sociabilité en dehors de leur région natale, d’avoir massivement atteint des emplois de classe moyenne voire supérieure dans l’urbain. Les enquêtés continuaient à fréquenter leur village périodiquement, lors des fêtes de Noël ou des vacances quand ils avaient une maison de famille. Certains venaient y chasser. Cette pratique de la chasse générait un conflit entre urbanisés et locaux, donnant lieu à une « symbolisation des appartenances », et donc de l’autochtonie. La notion a ensuite été théorisée par Jean-Noël Retière au début des années 2000. Tandis que les dominants, c’est-à-dire les classes moyennes ou supérieures, détiennent du capital culturel et du capital économique, les classes populaires n’ont ni l’un ni l’autre, ou très peu de l’un et de l’autre. Par contre, elles peuvent posséder un capital qui leur est propre, le capital d’autochtonie. Celui-ci est très intégrateur et très classant. En suivant Jean-Noël Retière, c’est le pouvoir de dire à quelqu’un : « Tu ne peux pas comprendre, tu n’es pas d’ici ». Ce qui sous-entend : « Tu es en dehors de nos réseaux, en dehors de la connaissance intime de l’espace local ». C’est un capital social qui revêt aussi une forte dimension symbolique. De ce point de vue, ce capital d’autochtonie ne renvoie pas uniquement à de l’ancienneté résidentielle mais à quelque chose qui se construit, qui prend sens par l’implication dans l’espace public local et par la reconnaissance qu’on peut en tirer.
La Vie des idées : Le capital d’autochtonie est-il sorti affaibli ou renforcé des dernières évolutions du monde rural ?
Nicolas Renahy : Dans Les Gars du coin, ce concept est utilisé pour désigner le capital constitutif de la force et de la fierté des milieux populaires. Mais il n’a de valeur que s’il est reconnu par les institutions. Qu’en est-il lorsque les entreprises et les services publics ferment, lorsque les communes perdent une grande partie de leurs prérogatives au profit des intercommunalités ? Le capital d’autochtonie n’a pas disparu mais il est affaibli par les nouvelles configurations spatiales et, dans certains contextes, il tourne à vide, il n’a plus de sens.
Retour à Foulange ?
La Vie des idées : Quels sont vos liens aujourd’hui avec Foulange et que reste-t-il de ce monde qui s’est éteint et que vous avez décrit ?
Nicolas Renahy : J’aimerais beaucoup, lorsque les conditions seront réunies, retourner à Foulange pour effectuer une étude longitudinale et voir ce que sont devenus ceux et celles qui sont restés, comment ils se projettent, comment ils vivent leur condition, les renoncements qu’ils ont pu faire mais surtout les formes d’appropriations positives de leur condition. L’enquête initiale a été menée dans une période très douloureuse de post-massification scolaire pendant laquelle les filières techniques étaient extrêmement dévalorisées. À l’époque, notamment à cause du chômage des parents, les jeunes vivaient très mal leur condition ouvrière. Ils refusaient de mettre le bleu de travail et la majorité aurait voulu être ailleurs qu’à l’usine de Foulange, surtout quand ils étaient enfants d’ouvriers.
La Vie des idées : Et aujourd’hui, la situation serait différente ?
Nicolas Renahy : Notamment parce que la crise s’est pérennisée, comme ailleurs. Le taux de chômage est très fort chez les jeunes de la commune (il touche plus d’un tiers des moins de 25 ans), et pérenne chez les femmes (près d’un quart de celles âgées de 25 à 54 ans) ; la population est globalement sous-qualifiée puisque chez les plus de 15 ans, près d’une femme sur deux et quatre hommes sur dix n’ont pas de diplôme. Mais un tiers ont un CAP ou un BEP. Et en retournant à Foulange récemment, j’ai aperçu une situation qui semble évoluer. Je ne sais si travailler à l’usine fait envie à certains jeunes, mais aujourd’hui l’usine tourne, elle est stabilisée dans sa production. Le temps des générations fait qu’il y a eu de nombreux départs en retraite, un renouvellement de la population ouvrière, intéressant à observer. Même le club de football a enrayé sa chute et est remonté de division ! De nouveau, des jeunes gens d’une vingtaine d’années jouent au football et travaillent à l’usine. Malgré la crise économique et la dissociation des scènes professionnelles et résidentielles, un autre modèle de stabilisation ouvrière semble donc arriver ici à se transmettre.
Au vu des faibles opportunités d’emplois féminins, il puise sans doute en partie dans le « familialisme ouvrier » mis au jour dans les années 1980 par Olivier Schwartz. Ce renouvellement serait extrêmement intéressant à observer du côté de ces jeunes, mais aussi auprès des plus anciens que j’ai côtoyés dans les années 1990 et qui aujourd’hui font « modèle » pour une fraction des jeunes. Certains sont toujours à l’usine, derrière les machines ou bien ont connu de petites promotions.
Ce qui m’apparaît important, c’est d’aller voir comment ils vivent leur travail aujourd’hui mais surtout, au-delà de leur travail, comment ils vivent leur condition sociale et comment, en quelque sorte, ils habitent cette position de manière plus ou moins apaisée. Comment ils s’y retrouvent, dans le double sens de faire avec ses origines, ses aspirations déçues, et de développer une estime de soi malgré la difficulté des conditions de vie. Dans cet objectif, certaines questions totalement absentes de mes travaux antérieurs pourraient être abordées, comme par exemple celle des loisirs proprement ruraux – c’est-à-dire liés à la nature –, masculins ou féminins, et de leurs intrications avec la vie familiale et le voisinage.
Laurent Aucher & Frédérique Barnier, « Le rural et le populaire. Entretien avec Nicolas Renahy »,
La Vie des idées
, 15 janvier 2019.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Le-rural-et-le-populaire
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