Quelle est l’influence du langage sur notre façon de penser ? Les réponses qu’apporte John A. Lucy se démarquent du débat qui oppose l’universalisme des nativistes et le relativisme des empiristes.
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Quelle est l’influence du langage sur notre façon de penser ? Les réponses qu’apporte John A. Lucy se démarquent du débat qui oppose l’universalisme des nativistes et le relativisme des empiristes.
La question de la relativité linguistique a cessé de constituer un champ de bataille (où les opinions contradictoires étaient souvent basées sur une approche naïve des langues rares ou exotiques). Elle représente désormais un véritable creuset pour la recherche, rassemblant des chercheurs issus de disciplines variées : linguistes, mais aussi anthropologues, psycholinguistes, psychologues, neurologues. Le symposium de 1991, qui s’est donné pour tâche de Repenser la relativité linguistique (intitulé du symposium et titre de l’ouvrage collectif qui en est issu, édité par le sociolinguiste John J. Gumperz et l’anthropolinguiste Stephen C. Levinson en 1996), a été un tournant. Les auteurs ont alors défini la relativité linguistique comme « l’idée que la culture affecte, dans et par la langue, notre façon de penser, et tout particulièrement peut-être notre classification du monde dans lequel nous vivons. » (Gumperz & Levinson, 1996:1). Cette définition très générale ne permet pas de rendre compte de la diversité des conceptions illustrées dans le volume de 1996, et qui toutes méritent qu’on s’y arrête. La contribution du professeur John A. Lucy rassemble des données expérimentales variées et d’une grande richesse, tout en s’interrogeant sur l’impact de définitions et de méthodes de travail divergentes.
Cette hypothèse n’est pas neuve : « L’homme s’entoure d’un univers sonore, afin de recueillir et d’élaborer en lui l’univers des objets. Les rapports que l’homme entretient avec les objets sont fondamentalement et [...] exclusivement réglés par la manière dont le langage les lui transmet. C’est par un seul et même acte qu’il tisse autour de lui la trame de la langue et qu’il se tisse en elle » (W. von Humboldt, 1974 [1836] : 199).
Dans le courant du XXe siècle, l’anthropologie américaine fait émerger de nouvelles thèses : « Si nous voyons, entendons, et plus généralement percevons comme nous le faisons, c’est, dans une large mesure, parce que les habitudes linguistiques de notre communauté favorisent certains choix d’interprétation » (Sapir, 1968 : 134).
« Nous découpons la nature suivant les voies tracées par notre langue maternelle. Les catégories et les types que nous isolons du monde des phénomènes ne s’y trouvent pas tels quels, s’offrant d’emblée à la perception de l’observateur. Au contraire, le monde se présente à nous comme un flux kaléidoscopique d’impressions que notre esprit doit d’abord organiser, et cela en grande partie grâce au système linguistique que nous avons assimilé » (Benjamin L. Whorf, 1969 [1956] : 129-130).
La relativité linguistique continue de fasciner linguistes et romanciers. Les linguistes se méfient du relativisme : poussé à l’extrême il constitue une restriction de notre liberté de pensée. Heureusement, leur inquiétude ne trouve d’illustration que dans des ouvrages de science-fiction : « Le but du novlangue était non seulement de fournir un mode d’expression aux idées générales et aux habitudes mentales des dévots de l’angsoc [socialisme anglais], mais de rendre impossible tout autre mode de pensée. Il était entendu que lorsque le novlangue serait une fois pour toutes adopté et que l’ancilangue serait oublié, une idée hérétique –c’est-à-dire une idée s’écartant des principes de l’angsoc- serait littéralement impensable, du moins dans la mesure où la pensée dépend des mots » (extrait du roman de G. Orwell, 1984). Pourtant, personne n’a encore réussi à mettre fin aux débats qu’elle suscite.
La Vie des idées : La relativité linguistique est une question en vogue, mais la notion recouvre des phénomènes très différents et peut faire l’objet de confusions. Faut-il admettre une ou plusieurs hypothèses sur la relativité linguistique ?
John A. Lucy : La proposition centrale est que les différences entre les langues influencent la pensée. Mais il existe des différences entre (1) les aspects de la langue considérés (2) l’étendue et le fonctionnement des différences, et (3) les aspects de la pensée qui sont affectés.
(1) D’un point de vue linguistique, on s’intéresse le plus souvent au lexique (par exemple aux termes de couleur) ou aux catégories grammaticales (comme les marques du pluriel) : autant d’aspects de la langue qui permettent d’encoder un ensemble de significations donné. Il arrive que les domaines lexicaux et grammaticaux soient rassemblés au sein d’une seule catégorie fonctionnelle (par exemple la catégorie spatiale, qui rassemble tout ce qui permet de faire référence à l’espace). Le langage est parfois conçu comme partie intégrante de notre culture, et les effets des différences entre les langues seront alors immédiatement perçus comme culturels (voir Gumperz & Levinson, ci-dessus), mais pour certains auteurs, les effets que produit un type de langue donné sont indépendants de la culture.
(2) Lorsqu’on parle de versions « fortes » ou « faibles » de l’hypothèse, cela revient souvent à refuser la proposition elle-même. Les auteurs disent qu’on ne dispose pas de preuves de la version « forte » (qui correspond le plus souvent à un fort déterminisme) et situent l’ensemble des preuves du côté de la version « faible » : cela revient à concéder qu’il y ait une « influence », mais en suggérant (via l’usage du mot « faible ») que cette influence n’a pas d’importance. Et il n’y a pas d’argument scientifique à l’appui de cette dernière suggestion. Bien que nous disposions de nombreuses preuves des influences de la langue sur la pensée, il nous est encore difficile d’en déterminer l’ampleur. Parmi les nombreux mécanismes de l’influence, on peut citer l’habitude, la saillance, la projection analogique, la logique structurelle, etc. : ce sont autant de mécanismes encore trop peu étudiés.
(3) Dans certains travaux, on s’intéresse encore à des effets qui restent internes à la langue (par exemple le fait qu’une langue permette l’extension de l’usage d’un terme à des contextes plus ou moins variés) mais la plupart des chercheurs veulent mettre en évidence des effets au cours de tâches non verbales qui sollicitent les facultés de classification, de mémorisation, ou encore le raisonnement. Et même lorsqu’ils y arrivent, nous sommes encore bien loin de la démonstration d’effets à grande échelle dans nos comportements quotidiens.
La Vie des idées : Dans votre ouvrage sur « l’hypothèse de la relativité linguistique » (1992) vous insistez sur l’existence d’une relation tripartite qui unit le langage, la pensée et la réalité. Vous invitez le lecteur à revisiter la relation entre langage et réalité : est-ce à dire que les penseurs de la tradition objectiviste, depuis les premières propositions de la philosophie antique, se sont fourvoyés ? Et où placeriez-vous la culture ?
John A. Lucy : Je dirais en effet qu’il s’agit d’une relation triadique, entre langage, pensée et réalité. Et il faut reconnaître qu’historiquement on a plutôt eu tendance à considérer des dyades : langage et pensée, langage et réalité, ou pensée et réalité, plutôt que de penser les trois ensemble. Mais tous les travaux antérieurs ont apporté un éclairage important sur la question. C’est en découvrant les limites de ces travaux que nous avons pu avancer. Les objectivistes, par exemple, ont eu tendance à s’intéresser à un individu isolé, qui ne pouvait être qu’imaginaire, et ne permettait pas de comprendre l’importance de la médiation sociale de l’expérience objective de l’individu.
Quant à la culture, il est difficile de la situer dans notre triade parce que l’on peut considérer que la langue fait partie de la culture, que la culture fait partie de la réalité, et que la pensée se rattache au langage comme à la culture. Je considère pour ma part que la langue est profondément ancrée dans la culture, mais qu’elle a ses propres logiques communicationnelles qui n’ont rien de commun avec les autres aspects de la culture, ce qui lui confère une autonomie partielle.
La Vie des idées : Dans votre article de 1997, vous distinguez trois types ou niveaux de relativité linguistique qui sont souvent confondus. « Le premier niveau, ou niveau sémiotique, s’intéresse à l’influence possible de la langue que l’on parle, quelle qu’elle soit, sur la pensée […] Le deuxième niveau, ou niveau structurel, s’intéresse à l’influence possible d’une ou plusieurs langues particulières (par exemple l’anglais comparé au hopi) sur la pensée […] Le troisième niveau, ou niveau fonctionnel, s’intéresse à l’influence possible d’usages particuliers de la langue (par exemple un usage instruit) sur la pensée » (Lucy, 1997a : 292). Pouvez-vous expliquer l’utilité pratique d’une telle distinction ?
John A. Lucy : La formulation et l’explicitation de la distinction aident à éviter de confondre les niveaux : par exemple, lorsqu’on affirme qu’à cause de la possibilité même de penser sans langage (un problème au premier niveau) les différences entre les langues sont nécessairement sans importance (un problème au deuxième niveau). Par analogie : il est vrai que l’on peut conduire une voiture sans nécessairement être attentif au côté de la route sur lequel on se trouve, mais de fait, les différentes coutumes nationales amènent les gens à conduire d’un côté de la chaussée plutôt que de l’autre, et surtout, il faut faire un effort cognitif particulier pour changer de convention. Le fait que l’on puisse pratiquer certaines activités au-delà des conventions ne veut pas dire que les conventions n’ont aucune importance.
La Vie des idées : La relativité linguistique est donc la proposition qui veut que la langue (au niveau sémiotique, structurel et/ou fonctionnel) puisse influencer la pensée. La définition nous semble claire (nous l’espérons en tous cas), mais ce qu’elle ne dit pas, c’est si cette influence se manifeste uniquement lorsque nous parlons. Vous avez par exemple montré les effets de la préférence des locuteurs de maya yucatèque pour la matière plutôt que la force dans une situation expérimentale, mais aussi au cours de conversations ordinaires, qui révélaient des habitudes et témoignaient de « la vitalité d’une orientation et d’un rapport au monde qui vont bien au-delà [des] situations expérimentales » (Lucy 2004:18). Les termes que vous utilisez ici rappellent la formulation de l’hypothèse de Slobin, qui définit l’activité de « penser pour parler » et propose que « Chaque [langue] est une orientation subjective et un rapport au monde de l’expérience humaine, et cette orientation affecte nos façons de penser lorsque nous parlons » (Slobin 1996:91). Il me semble pourtant que vous n’êtes pas d’accord avec la proposition de Slobin.
John A. Lucy : En effet, car pour moi la question centrale est de savoir si cette orientation verbale subjective et ce rapport verbal au monde deviennent une orientation générale, qui ne concerne pas que l’usage du langage. L’hypothèse de Slobin ne prend pas position sur cette question. Elle ne constitue pas, stricto sensu, une proposition sur la relativité linguistique au sens courant du terme. L’argument que l’on retient traditionnellement est que les catégories langagières ont une influence sur notre façon de concevoir la réalité, et cette conception est le plus souvent définie comme distincte de l’activité langagière elle-même. La proposition de Slobin revient au fond à dire que pour parler il faut apprendre à parler. Elle est devenue une formulation extrêmement populaire du problème d’abord parce qu’elle nous débarrasse de la nécessité de considérer ce qui se passe en dehors du langage et de montrer des effets sur la pensée en général, mais aussi parce qu’elle nous met à l’abri des effets que pourraient avoir les différences entre les langues en inscrivant leur impact dans les limites du langage. C’est une proposition qui met tout le monde d’accord, parce qu’elle est parfaitement inoffensive. Mais il n’est peut-être pas anodin que les plus farouches opposants et défenseurs de la relativité linguistique s’accordent sur ce point : l’idée de “penser pour parler” ne correspond pas à la relativité linguistique dans son acception courante.
Or il se peut que le recours au langage facilite la pensée en général, c’est-à-dire la mémoire, la catégorisation etc. Ce n’est peut-être pas le cas, mais les preuves tirées du seul langage ne permettent pas de trancher. Quant à montrer des effets du langage sur la pensée en général (la relativité linguistique dans son acception courante), il me semble que les chercheurs ont mis en évidence de véritables effets en situation expérimentale, mais que nous ne disposons pas vraiment pour l’instant de preuves de leur importance, voire de leur omniprésence dans la vie de tous les jours. Je soupçonne que certains effets auront beaucoup plus d’importance que d’autres.
La Vie des idées : Arrêtons-nous un moment pour considérer les premiers développements des propositions modernes sur la relativité linguistique. Ce sont les travaux pionniers de Lenneberg et coll. sur les termes de couleur et la perception des couleurs, qui datent des années 1950 et ont été développés dans les années 1970 par des anthropologues qui ont comparé les termes de couleurs dont disposent des langues différentes (voir par exemple le papier de Berlin & Kay, 1969). Les premiers résultats suggéraient un impact des catégories linguistiques sur la discrimination des couleurs, mais ils ont ensuite été réinterprétés comme preuve de l’existence d’universaux dans la dénomination des couleurs. D’où vient ce paradoxe ?
John A. Lucy : Dans les travaux de Lenneberg, comme dans ceux de Berlin & Kay, la « couleur » est considérée non pas comme une catégorie linguistique, formelle, mais comme un domaine, une partie de la réalité. Les problèmes que pose une telle approche sont bien expliqués dans mes articles de 1997 (Lucy, 1997a et 1997b) : c’est une approche qui ne s’intéresse pas à la structure des langues et a tendance à présupposer que nous partageons tous la même réalité. Or ce présupposé, c’est précisément la question qui fait débat.
Les travaux de Levinson et de ses collaborateurs s’intéressent à la catégorie d’ « espace » plutôt que de « couleur » (Levinson, 2003), mais ils utilisent une version plus sophistiquée de cette même approche, et obtiennent des résultats plus convaincants. Ils prennent comme point de départ le domaine spatial de l’expérience (l’espace vécu, perçu) pour analyser les différences qui existent dans les différentes façons de parler de l’espace, ou langage spatial. Mais ce sont les intérêts des chercheurs qui ont fait émerger des langages spatiaux : ils n’ont pas dégagé l’ensemble des moyens dont les langues disposent pour parler de l’espace à partir d’analyse de la structure de ces langues. Et cela revient à lire les productions langagières avec une grille spatiale, en choisissant les catégories qui nous intéressent sans considération pour leur importance structurelle dans la langue en question.
La préoccupation qui m’a guidé dans le développement de mon approche, c’était de rendre la réflexion sur le sujet plus précise et de l’ouvrir aux investigations empiriques d’une manière systématique plutôt qu’au coup par coup. J’ai donc commencé par un travail minutieux sur la structure de la langue. Lorsque je me suis intéressé aux langues Maya, par exemple (voir Lucy, 1992), j’ai commencé par analyser la structure grammaticale puis par évaluer l’usage dans un certain nombre de conditions expérimentales. Le maya yucatèque, une langue indigène du sud-est du Mexique, présente une différence remarquable avec l’anglais américain : la marque du pluriel est optionnelle et il y a toute une panoplie de classificateurs numéraux obligatoires. C’est à partir de ce contraste entre les deux langues que nous avons pu commencer à faire des prédictions et à mettre au point des expériences dont la pertinence est ancrée dans la langue, et non dans nos propres préoccupations antérieures.
La Vie des idées : Êtes-vous d’accord pour dire que les présupposés universalistes, et tout particulièrement le nativisme, c’est-à-dire la vision selon laquelle la syntaxe et/ou la sémantique sont universelles et innées « a empêché toute discussion raisonnée et informée pendant plusieurs décennies. » (Levinson, 2009:28) ? Peut-on dire que les approches contemporaines de la relativité linguistique ont réconcilié empiristes et nativistes ?
John A. Lucy : Si être nativiste veut dire que l’on ne peut pas entendre parler d’autres théories, alors oui, cela peut empêcher la recherche d’avancer au sens où les tenants du nativisme auront tendance à faire comme s’ils ne connaissaient pas les preuves empiriques, ou à s’en débarrasser à peu de frais. Mais lorsqu’on accepte les preuves empiriques, un point de vue plus nuancé devient possible. Je crois que certains éléments de mon approche permettent la conciliation des deux bords mais je constate que d’un côté comme de l’autre les chercheurs ne sont pas à l’aise avec l’idée d’un juste milieu.
La Vie des idées : Les travaux récents sur le développement du langage montrent que les enfants entrent progressivement dans leur langue maternelle. Vous avez mis en évidence un tournant, et il se situe assez tard. Est-ce que vos résultats contredisent d’autres études qui montrent un impact de la langue entendue dès les premiers mots produits par l’enfant (par ex. Choi & Bowerman, 1991) ?
John A. Lucy : Les travaux qui portent sur les premières acquisitions langagières montrent que les enfants sont sensibles à la (ou aux) langue(s) qu’ils entendent : cela commence apparemment avant même la naissance de l’enfant et continue tout au long du développement. Et je ne vois pas bien comment il pourrait en être autrement. Mais cette découverte en elle-même n’a rien à voir avec la relativité linguistique, qui s’intéresse aux influences de la langue sur la pensée en général. Je suppose qu’il y a des influences précoces sur la cognition non verbale, mais pour l’instant mes recherches montrent que les enfants parlent différemment mais se comportent de la même manière d’un point de vue cognitif, et ce jusqu’à l’âge de sept ans. C’est seulement à sept ans que leur organisation cognitive commence à se différencier, en lien avec les structures de la langue qu’ils parlent, ce qui laisse penser qu’ils se basent désormais sur des catégories propres à leur langue pour des tâches autres que la parole ou l’acquisition du langage.
Bon nombre de travaux sur l’acquisition précoce proposent des comparaisons inter-langues du langage spatial. Les travaux pionniers de Choi et Bowerman auxquels vous faites référence ont montré que lorsque les enfants commencent à maîtriser l’usage des termes spatiaux, ils ont déjà bien intégré des distinctions propres à leur langue : les locuteurs de coréen parleront d’ « emplacement serré » (kkita) là où les anglophones ne feront que localiser l’objet « dans » (in) une boîte. On a aussi montré que les enfants anglophones utilisaient des particules comme “in”, “on”, ou “up” plutôt que des verbes, comme le font les enfants coréanophones. Mais il est bien difficile de montrer que ces moments particuliers de l’acquisition du langage ont un effet sur la cognition, au-delà du seul langage. La difficulté vient en partie du fait que ces formes ont été analysées hors contexte ; or les particules ou prépositions spatiales anglaises par exemple ont aussi une valeur aspectuelle (comme dans « He turned up late » : il est arrivé en retard) et l’usage se module en contexte. On ne parle donc pas seulement de langage spatial quand on considère ce que font les enfants anglophones qui utilisent des particules comme « up ». Et si l’on ne tient pas compte de ces autres usages, il est bien difficile de faire quelque prédiction que ce soit sur la cognition.
Mais même lorsqu’on part d’un contraste linguistique bien marqué, la mise en évidence de fonctionnements cognitifs différenciés est loin d’être évidente. Pour montrer des effets de la langue, il faut se focaliser sur des points précis. Dans mes travaux j’ai utilisé des tâches très simples de classification d’objets. Par exemple lorsqu’on leur montre des groupes de trois objets (deux peignes en plastique de forme différente et un peigne en bois dont la forme correspond à celle de l’un des deux peignes en plastique) tous les enfants de moins de sept ans ont une préférence pour la forme comme base de classification. Mais après l’âge de sept ans, les enfants mayas commencent à préférer la matière : ils se conforment alors à la structure de leur langue (qui marque le pluriel avec des classificateurs portant une indication sur la matière). De tels effets sur la cognition ne se manifestent que de nombreuses années après l’acquisition des distinctions linguistiques fondamentales, et notre compréhension du développement de l’enfant ne permet pas encore de savoir pourquoi il en est ainsi. C’est une question de taille.
La Vie des idées : Les résultats que vous avez obtenus permettent cependant déjà de formuler des conclusions marquantes. C’est le cas notamment de celle-ci : « il apparaît que chaque enfant ne peut atteindre la pleine humanité que porte en germe notre aptitude pour le langage, la culture et l’esprit, sans s’engager à devenir un être humain bien particulier, car défini et imprégné par une langue, une culture et un esprit bien particulier » (Lucy, 2004 : 21). Cet engagement définit et justifie un biais culturel et langagier important, que l’on peut selon vous dépasser temporairement, mais qui reviendra inévitablement. Pouvez-vous expliquer les implications de cette conclusion ?
John A. Lucy : Il y a en fait deux thèses. La première est qu’en s’aidant de catégories propres à notre langue on peut faciliter certains exercices de la pensée. Faute de pouvoir faire un usage efficace des catégories linguistiques, on ne pourra pas bénéficier de ces avantages. De ce point de vue, le développement normal semble présupposer que chacun procède ainsi. La deuxième thèse consiste à dire qu’un tel engagement peut poser problème dans la relation (plus tardive) à une langue seconde, si elle requiert des engagements très différents. Et cela implique que les modes de pensée qui reposent sur ces engagements différents pourront aussi s’avérer difficiles. Il y a des degrés dans la manifestation de tels effets, et ils dépendent bien sûr de l’âge et de la durée de l’exposition à une autre langue, des similitudes entre les langues, etc. Dans le cas d’une exposition limitée et tardive à une langue seconde très différente de la première, celle-ci sera très probablement comprise à partir des catégories de la langue maternelle, c’est-à-dire que cette langue seconde n’aura pas l’effet attendu sur la cognition et la préférence pour la langue maternelle se manifestera toujours dans certaines tâches. Le rôle de ces facteurs dans différents scénarios développementaux est au cœur des recherches contemporaines sur la cognition bilingue.
La Vie des idées : En fin de compte, est-il vraiment possible de distinguer la langue d’autres facteurs culturels ?
John A. Lucy : La langue fait partie de la culture. Mais comme je le disais tout à l’heure, elle dispose d’une autonomie partielle. Nous disposons de plusieurs méthodes pour tenter de mesurer l’influence de la langue sur la pensée, indépendamment d’autres facteurs culturels. L’une d’entre-elles est de proposer une prédiction qui soit si fortement ancrée dans la langue que les autres explications deviennent très improbables. On peut aussi comparer des populations différentes pour confronter des langues similaires dans des cultures différentes, et vice-versa. Une troisième approche repose sur les recherches sur le développement de l’enfant, qui nous donnent une idée des influences les plus précoces. Enfin, on peut travailler avec des populations particulières, comme les sourds, les enfants qui présentent des retards de langage, les apprenants d’une langue seconde, etc. Tous partageront la même culture mais auront été exposés différemment au langage. De nombreux travaux récents portent sur l’impact de l’acquisition d’une seconde langue sur la cognition.
La recherche sur toutes ces questions en est encore à ses débuts et les propositions sur la relativité linguistique ont encore besoin de validation empirique. En l’état actuel de nos connaissances, nous ne pouvons tester les correspondances entre les formes linguistiques et le monde sans avoir recours à des tâches référentielles concrètes (par exemple pour l’usage des nombres ou la référence à l’espace). Et encore, ces domaines de la cognition se prêtent bien à l’expérimentation : ce n’est pas toujours le cas. Je ne vois pas bien comment nous pourrions évaluer l’impact des structures langagières sur des notions plus abstraites comme l’amour ou l’honneur, la contre factualité ou la prise de position. Les évaluations que nous pourrions proposer dans de tels domaines seront bien plus sensibles aux attentes culturelles et linguistiques des expérimentateurs. Et en fin de compte, même lorsque nous disposons de données bien contrôlées, il reste toujours à définir leur degré de généralité. Quelle sera l’importance de ces effets de la langue dans notre vie de tous les jours ? Il y a certainement d’autres facteurs qui influencent notre comportement et qui se manifesteront dès que l’on ne se trouvera plus dans une situation expérimentale. Bref, c’est un bon début, mais il nous reste beaucoup à apprendre.
par , le 8 octobre 2012
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Whorf, BL. 1969 [1956] Linguistique et Anthropologie, Paris : Denoël.
La bibliographie complète de J.A. Lucy avec de nombreux éléments à télécharger.
Caroline Rossi, « Ce que le langage nous fait penser. Entretien avec John A. Lucy », La Vie des idées , 8 octobre 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Ce-que-le-langage-nous-fait-penser
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