Avec son ouvrage Les mots de la morgue. La médecine légale en Inde du Nord, Fabien Provost publie une étude anthropologique qui repose sur une enquête de terrain réalisée en milieu hospitalier en Inde du Nord. Le cadre ethnographique s’appuie plus exactement sur des observations et des entretiens menés auprès de médecins légistes, de préposés à la morgue et d’autres acteurs qui participent à la trajectoire médico-légale des corps morts. Fabien Provost le rappelle dès les premières lignes du premier chapitre, les morgues sont des espaces généralement en marge, renvoyées et assignées aux sous-sols dans les complexes hospitaliers. Cette marginalisation spatiale accompagne et renforce une stigmatisation sociale (Goffman, 1975 [1963]) envers ceux qui travaillent au contact de cadavres en Inde [1]. Pour cette étude, l’anthropologue ouvre les portes d’un monde socialement fustigé, essuyant régulièrement des critiques populaires et médiatisées de militants associatifs, de journalistes et d’intellectuels indiens, à propos de l’insalubrité des structures, la mauvaise gestion des corps morts, et des accusations de fraudes face aux enjeux judiciaires des examens médico-légaux imposés par un cadre juridique. L’intérêt du chercheur pour les activités quotidiennes en médecine légale se porte spécifiquement sur les modes de production d’une documentation administrative (rapports d’autopsie notamment) et de son usage dans les décisions de justice.
Sujet transversal à l’ensemble des chapitres de l’ouvrage, Fabien Provost interroge la pratique autopsique et l’écriture médicale pour rendre compte d’une éthique scientifique, dans la manière dont la médecine légale se soumet à un cadre bureaucratique et juridique réglementé. Aux contraintes sociales et professionnelles rencontrées par les spécialistes de cette médecine, l’ouvrage donne à voir comment les médecins légistes s’affranchissent parfois des règles pour élaborer des diagnostics qui définissent la cause et la manière de la mort d’une personne. Une épistémologie (l’analyse critique de la méthodologie de la science) de la mise en récit (comme forme de narration) des corps morts dans les rapports d’enquête permet de mettre en évidence des procédés et des enjeux discursifs et techniques qui façonnent la science judiciaire en Inde. Plus largement, l’auteur démontre que l’appréhension de la manière dont se fait la science appartient à une interprétation du contexte social (historique, religieux, etc.) dans lequel elle s’inscrit.
L’écriture comme un processus de sélection
Aujourd’hui, la médecine légale en Inde repose sur un socle historique et administratif [2] marqué par le régime colonial et la domination britannique du territoire jusqu’au XXe siècle, et relève de savoir-faire scientifiques et techniques. En décrivant la subtilité des différences d’usage entre les termes « lacération » et « incision » pour désigner des blessures (p. 64-71), l’auteur explique que l’aptitude des médecins légistes « à formuler des énoncés socialement acceptables dans des situations concrètes d’interaction » (p. 66) se fonde également sur des compétences d’écriture et de communication. Et qu’un usage cohérent du langage est une façon – par les médecins légistes eux-mêmes – de faire le départ entre des spécialistes et des non-spécialistes. Les savoir-faire scientifiques et techniques sont donc façonnés par l’expérience des professionnels de cette médecine spécialisée, et la rédaction des rapports médico-légaux doit également être analysée comme une capacité de retranscription d’une réalité circonstancielle. L’ouvrage démontre à ce sujet que l’écriture médicale dans les morgues dépend d’un contexte de narration, et qu’elle produit par-là des discours encadrés par un système soumis principalement à l’autorité professionnelle et décisionnelle des juges. Une analyse des rapports d’enquêtes témoigne tout de même de la manière dont les médecins légistes peuvent orienter la lecture des conclusions des autopsies réalisées :
(…) l’expression ‘could be possible’ n’est mobilisée [dans les rapports d’autopsie] que lorsque les médecins sont certains de leurs avis, c’est-à-dire lorsque les objets évalués correspondent exactement aux compatibilités courantes entre type d’armes et type de blessures (…). Lorsque la police demande à des médecins si une chute (fall from height) présente un caractère accidentel ou criminel, les médecins légistes, on l’a vu, estiment ne pas être habilités à se prononcer ; à l’écrit, ils expliquent qu’aucun mode de décès ‘ne peut être écarté’ (p.138).
La peur d’être discrédité par leur hiérarchie ou face à une cour de justice obligent les médecins légistes à prendre des décisions stratégiques quant aux choix rhétoriques et à l’usage sélectif de certains termes employés pour qualifier des diagnostics qui entourent les causes et les manières d’une mort (autour de la question de la qualification et de l’équivocité de la terminologie « blessures graves » entre une représentation de la gravité effective de blessures et de sa taxinomie dans le Code pénal indien, p. 71-75). Il s’agit d’en dire assez, pour assurer une valeur d’autorité à la parole médicale dans les décisions de justice, mais de ne pas trop en dire, pour éviter qu’un diagnostic soit interprété comme un jugement (une prise de position subjective et arbitraire) et puisse faire peser des soupçons sur l’intégrité professionnelle du spécialiste. Le choix des mots et des tournures dans les rapports d’autopsie, comme mode de production sémantique et pragmatique, s’inscrit dans des rapports de force entre les différents acteurs et partis impliqués dans la résolution des enquêtes judiciaires. La présentation d’un rapport d’autopsie au tribunal, de même que la rectification ou la confirmation du travail réalisé par un pair à l’occasion d’une contre-expertise, sont autant de situation où la parole et la rédaction des médecins légistes peuvent être mises en doute (par des collègues, par des magistrats, notamment). Le poids des mots, dont l’usage est défini par des contextes d’énonciation singuliers, est largement corrélé au poids de la pression hiérarchique et (inter)institutionnelle dans laquelle évolue la pratique de médecine légale.
Composer la médecine légale par le prisme de la société indienne contemporaine
Lieux spatialement marginalisés, les morgues indiennes se conçoivent également au regard de stigmatisations internes, selon la division des activités qui sont réalisées dans le cadre des procédures. Les préposés à l’entretien et au ménage peuvent parfois disséquer les cadavres, et tous les assistants – de castes pauvres – sont relégués au travail qui impose un contact avec les corps morts. Les médecins légistes délèguent cette activité, préférant superviser les autopsies et noter les premiers éléments qui constitueront les rapports, tout en évitant de toucher les cadavres. Ces observations soutiennent un paradigme existant envers les activités liées à la mort en Inde, et d’une médecine légale comme domaine de prolongement du système de castes indiennes et des discrimination liées aux risques de pollution rituelle dans l’Hindouisme (Dumont, 1966). Les schémas de l’organisation de la société indienne se reproduisent dans les morgues, renforçant alors les structures de dominations sociales entre les individus. Un autre exemple que celui de la corruption supposée ou avérée des médecins légistes, membres des services bureaucratiques hospitaliers et policiers. Fait de pratiques illégales qui gangrènent le pays et ses administrations, la corruption suspectée nécessite parfois la mise en doute de l’expertise d’un médecin (la falsification est-elle volontaire ou est-ce un signe de négligence ?). Comment dénoncer un acte de corruption et se protéger en même temps de possibles répercussions sur soi ? Fabien Provost montre que la corruption dans les services des morgues s’apparente à une épée de Damoclès au-dessus des têtes des médecins légistes et de leur réputation en tant qu’experts de leur domaine (avec la peur constante d’être suspecté à tort).
Plusieurs médecins interrogés acceptent de témoigner (de donner leur avis plutôt) des phénomènes de corruption dans les enquêtes judiciaires (corruption de confrères médecins légistes, mais également de représentants de la justice). Pourtant, l’auteur reconnait le risque encouru par ses interlocuteurs (dans l’ouvrage, les lieux et les personnes sont anonymisés) à divulguer de telles informations, et composent donc principalement avec la présomption d’actes illégaux dans les morgues. Toutefois, l’auteur apporte un véritable éclairage nuancé sur les pratiques de corruption, amené par la notion d’une « éthique de la falsification en médecine légale » (p. 177). Les récits médico-légaux se construisent autour de savoirs biosociaux ; des connaissances médicales et sociologiques acquises mobilisées qui « reposent tant sur des représentations formelles et informelles partagées à l’échelle du groupe professionnel que sur diverses formes d’expériences personnelles. Ils articulent le biologique et le social, et même si cela contribue indéniablement à la perpétuation de stéréotypes et à l’entérinement de rapports de domination, ces savoirs jouent un rôle décisif dans l’élucidation quotidienne des cas médico-légaux » [3] (p. 58). Les conclusions de l’expertise des corps sont aussi influencées par l’appréciation subjective du jugement moral de ceux qui rédigent les rapports sur les affaires. À partir de la découverte d’un fœtus lors de l’examen du cadavre d’une jeune femme indienne non mariée ayant commis un suicide, l’anthropologue désigne la capacité d’un médecin légiste à « retenir son stylo » dans les rapports d’autopsie, pour prévenir la stigmatisation religieuse et sociale qui pourrait acculer la famille [4]. La décision de la rétention de certaines informations questionne la restitution comme modalité éthique : entre le poids accordé à la vérité juridique et celui des convenances sociales en Inde, liées aux discriminations de genre, aux hiérarchies de castes, aux inégalités sociales et économiques, et à la pression de la tradition religieuse.
Une autopsie des vivants par l’étude des morts (et de ceux qui s’en chargent)
Comme production sociale, l’écriture de la médecine légale ouvre une porte à l’étude de l’observance à la règle et à l’étude de processus particulier de résistance vis-à-vis d’une autorité institutionnelle, et à la part que joue l’influence d’un langage professionnel – et pourtant toujours malléable – sur les trajectoires médicales et judiciaires des affaires criminelles. Une dissection minutieuse du rôle et des activités de la médecine légale (de ses agents, des tensions qu’elle suppose, dans la prudence de la prise de décision qu’elle impose) questionne la responsabilité de l’expertise scientifique à la mesure du pouvoir de l’interprétation des faits (les histoires des cas, les preuves analysées, les résultats des examens, etc.). La notion de vérité est soumise à une morale subjective et à une réalité modulable, qui impose alors un mode d’ajustement rhétorique pour rendre compte d’une situation sociale conjoncturelle, qui correspondent souvent à des inégalités sociales structurelles. D’une ethnographie en sous-sols hospitaliers, Les mots de la morgue. La médecine légale en Inde du Nord donne à voir des modèles et des sensibilités qui construisent la société indienne urbaine contemporaine, et du rapport spécifique (soit-il religieux, juridique, ou encore politique) que cette société entretient avec le phénomène de la mort et avec des maux sociaux qui l’affectent.
Fabien Provost, Les mots de la morgue. La médecine légale en Inde du Nord, Paris, Editions Mimésis, Collection Ethnologiques, 2021, 240 p.
Pour citer cet article :
Antoine Briand, « Ce que la mort dit de la vie »,
La Vie des idées
, 20 juillet 2022.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Ce-que-la-mort-dit-de-la-vie
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