Recensé : Jérôme Courduriès, Agnès Fine (dir.), Homosexualité et parenté, Paris, Armand Colin, coll. Sociétales, 2014, 230 p., 24, 50 €.
Dans les sociétés occidentales, en une à deux décennies, l’homosexualité est sortie de la marginalité ou de la clandestinité pour investir l’espace public. Sans être unanimement reconnue comme une orientation sexuelle parmi d’autres, elle est aujourd’hui plus largement acceptée. Des dispositifs juridiques organisant la vie commune des couples de même sexe ont vu le jour comme le Pacs (1999) et l’ouverture du mariage aux homosexuels (2013), pour ne parler que de la France. Si les recherches sur l’homosexualité se sont multipliées ces dernières années, la plupart explore la vie de couple, la sexualité, l’accès à la parentalité ou le mode de vie ; bien peu se placent du point de vue de l’analyse de la parenté en se demandant si l’homosexualité transforme, et selon quelle amplitude, le système de parenté des sociétés euraméricaines, alors que parallèlement cette question suscite de très vifs affrontements idéologiques dans le débat social. Faisant suite à une journée d’étude organisée à Toulouse en décembre 2011, l’ouvrage dirigé par Jérôme Courduriès et Agnès Fine, tous deux anthropologues, retient justement cette optique. En dix chapitres, seize anthropologues et sociologues sont invités à présenter les résultats de leurs enquêtes. Deux thématiques sont distinguées : quelles sont les relations des gays et des lesbiennes avec leur parentèle, en particulier avec leur famille d’origine (père, mère, fratrie) ? L’accès des couples de même sexe au statut de parent entraîne-t-il des modifications dans la parenté ? Sans prétendre faire le tour de la question, le livre a l’avantage de se situer sur un plan international : outre la France, les contributions portent sur la Belgique, l’Espagne, la Suisse, les États-Unis et le Brésil.
Homosexualité et relations dans la parentèle
Se rapportant à la première thématique, J. Courduriès montre, qu’en dépit d’une tolérance croissante à l’égard de l’homosexualité, certaines familles se caractérisent par un rejet viscéral de celle-ci lorsqu’elle touche leur(s) enfant(s). Étudiant des jeunes gens qui ont été chassés de chez eux en raison de leur orientation sexuelle, il souligne la violence des réactions parentales, l’exclusion familiale étant parfois précédée par une période de séquestration, destinée à dissimuler le sentiment de « honte » qu’éprouvent les pères et mères. Pour les jeunes gays et lesbiennes rejetés, les frères et sœurs sont le plus souvent des alliés, mais dans quelques cas ils sont au contraire « les suppôts des parents » (p. 58). Bien souvent, les pères et mères doivent faire leur propre coming out en tant que parents d’un enfant homosexuel. La mise en couple de ce dernier peut en être l’occasion. S’intéressant à la célébration du Pacs, Wilfried Rault note qu’elle révèle l’ambivalence des relations intergénérationnelles. Si prédomine un idéal de relations apaisées, il demeure généralement des tensions. Elles conduisent à tenir à l’écart la parentèle qui occupe finalement une position seconde, la primauté revenant aux pairs. La célébration est parfois dédoublée, réseaux amicaux et réseaux de parenté ayant chacun leur rituel à des dates distinctes.
Sous l’angle des relations entre générations, la situation au Brésil et en Espagne paraît sensiblement différente. Dans ces sociétés où l’entraide familiale est essentielle et générale, l’homosexualité d’un enfant n’empêche pas le maintien des relations de soutien et d’échange entre parents. Contrairement à ce qu’avait décrit Kath Weston (1991) dans le milieu homosexuel des années 1980 en Californie, le réseau amical n’occupe pas la place laissée vacante par la parenté. L’entraide au sein de la parentèle est trop précieuse pour que les homosexuels, comme leurs parents d’ailleurs, y renoncent. En Espagne, des échanges matériels et financiers s’établissent qui contrebalancent les sentiments homophobes et favorisant de facto l’intégration familiale des jeunes gays et lesbiennes (José Ignacio Pichardo Galàn). Au Brésil, les cas de cohabitation intergénérationnelle ne sont pas rares : les pères et mères hébergent pour un temps le couple formé par leur enfant et son (ou sa) conjoint(e) et bénéficient en retour d’une aide financière, la famille se conformant à une pratique familiale très courante (Claudia Regina Nichnig et Miriam Pillar Grossi). Flávio Luiz Tarnovski met en évidence la figure de « l’oncle gay » au Brésil. Il s’agit d’un homme célibataire, homosexuel, très engagé dans des relations d’entraide au sein de la parentèle. On peut y voir la réinterprétation d’un rôle traditionnel qui va parfois jusqu’à élever l’enfant d’un frère ou d’une sœur selon le modèle, bien connu en anthropologie, du fosterage ou de « l’adoption à la brésilienne » ; dans ce dernier cas, l’oncle reconnaît l’enfant comme le sien, ce qui est illégal mais très répandu dans les classes populaires. Cette forme très originale d’accès à la parentalité pour les homosexuels ne peut se concevoir que dans une société où la « circulation des enfants » est une pratique usuelle.
Comme le souligne Céline Costechareire à partir d’une enquête menée en France auprès de lesbiennes vivant en couple, l’attitude des parents a des effets profonds sur le vécu de l’homosexualité : mode de vie, rapport à la communauté homosexuelle, identité. Ses effets n’ont cependant rien de mécanique parce qu’interviennent aussi l’homophobie ambiante, plus ou moins forte selon les milieux sociaux et les familles, et la capacité, inégalement distribuée, à s’en défaire. Dans les milieux populaires, la conjonction de ces facteurs conduit souvent à une autodépréciation et à un isolement social, l’hostilité familiale renforçant la stigmatisation. Les cercles amicaux jouent un rôle crucial, à la fois par leur présence et leur composition (homogène ou mixte sous l’angle des orientations sexuelles), car ils peuvent contrecarrer l’exclusion familiale.
Homoparentalité, biologisme et filiation
Concernant l’accès des gays et des lesbiennes à la parentalité et ses implications sur le système de parenté, la force du « biologisme », c’est-à-dire des croyances relatives à la composante biologique du lien de filiation, est l’élément le plus frappant. Devenir parent est une étape décisive dans l’affirmation de son orientation sexuelle à l’endroit des pères et mères. À ce stade, la dissimulation n’est plus possible et les membres de la parentèle sont bien obligés de se rendre à l’évidence. Martine Gross analyse l’impact familial du recours des gays à la gestation pour autrui (GPA) en France. Si l’annonce du projet parental est le plus souvent perturbante pour les pères et mères des deux conjoints, à la naissance de l’enfant la situation se normalise. Les pères et mères se réjouissent de devenir grands-parents et l’homosexualité de leur enfant passe alors au second plan. Les couples de gays qui choisissent la GPA, en dépit de son coût économique et social – la GPA est illégale en France –, le font « pour être pères à temps plein » (p. 160), ce que ne leur permettent ni l’adoption (seul l’un des deux, celui qui adopte l’enfant, est reconnu comme père) ni la coparentalité (le couple de gays devant composer avec la présence d’une femme, la génitrice et mère légale de l’enfant, qu’elle soit en couple ou non). M. Gross souligne à plusieurs reprises l’importance de la croyance en une transmission des caractéristiques biogénétiques pour créer un sentiment de paternité. La rhétorique de la ressemblance est très présente : ressemblances (physiques et psychologiques) et lien biologique se consolident mutuellement selon un raisonnement circulaire qui fait des premières le signe du second, la croyance en l’importance du substrat biogénétique en sortant renforcée. Certains couples, convaincus de la puissance symbolique du lien biogénétique et de ses effets sur les enjeux d’affiliation aux deux lignées de l’enfant à naître, refusent de lui laisser une place dans la définition de la paternité : ils mélangent les embryons, issus de chacun d’eux, qui seront implantés dans l’utérus de la gestatrice de sorte que l’un et l’autre puissent se sentir pleinement pères et que leurs proches parents ne sachent pas qui est le père biologique. Le don d’ovocytes de la sœur de celui des deux qui n’est pas le géniteur de l’enfant est un autre procédé de manipulation des matériaux génétiques pour rendre biologiquement fondé et donc indiscutable un lien de parenté entre un couple de gays, leurs lignées respectives, et l’enfant.
L’accès à la paternité gay aux États-Unis, étudié par Ellen Lewin, montre à nouveau la prégnance de la référence à la biologie et à la ressemblance pour faire famille. Ceci explique, entre autres facteurs, la préférence des gays américains pour la GPA d’autant que le système public d’adoption ne leur réserve que les enfants réputés « difficiles » dont se détournent les couples mariés hétérosexuels. Dans un contexte social marqué par une « marchandisation de la reproduction » (p. 140), certains couples gays dépensant jusqu’à 100 000 dollars US pour une grossesse, devenir parents est pour de nombreux homosexuels une manière de ne plus être gays, c’est-à-dire de sortir d’un « monde gay » perçu comme frivole et futile, ce qui rend possible une meilleure intégration familiale et sociale.
Les deux dernières contributions traitent plus spécifiquement des situations de coparentalité, c’est-à-dire lorsque le couple de même sexe élève un enfant que l’un des deux conjoints a eu avec un tiers, lui-même en couple ou non. Généralement les deux couples se partagent la prise en charge de l’enfant. Pour la loi, les géniteurs de l’enfant sont ses seuls parents, les conjoints des deux géniteurs se retrouvant dans la position, fragile, du parent non statutaire. Se fondant sur une enquête réalisée en Suisse romande, Claire Ansermet, Yazid Ben Hounet, Pascal-Eric Gaberel et Marianne Modak montrent combien la situation du parent non statutaire dans ces systèmes de coparentalité est inconfortable : non reconnu par le droit, ce parent vit souvent dans « l’angoisse de perdre ses enfants » (p. 198), notamment en cas de séparation du couple. Une épée de Damoclès pèse constamment sur sa tête car les accords qui peuvent voir le jour si le couple se sépare – garde de l’enfant, pension alimentaire – n’ont aucune valeur juridique et dépendent entièrement du bon vouloir des parents légaux. Le lien parent – enfant s’en trouve considérablement fragilisé. Il ressort de cette analyse que la pluriparentalité est difficile à mettre en actes dans la vie quotidienne : dans les systèmes de coparentalité que tentent d’organiser certains couples de même sexe, il existe une sorte de concurrence structurelle entre le père et la compagne de la mère biologique qui alimente souvent sur des conflits. Certes, le même type de concurrence se retrouve dans d’autres contextes pluriparentaux, comme les recompositions familiales hétérosexuelles où elle s’établit le plus souvent entre le père et le beau-père. Mais elle est ici accusée par le fait que le parent non statutaire est une femme, non un homme, et de plus conjointe de la mère de l’enfant dès l’élaboration du projet parental : la probabilité qu’elle s’occupe de l’enfant et empiète sur les prérogatives du père est plus forte.
Cette fragilité du parent non statutaire se répercute à la génération des grands-parents comme l’indique Cathy Herbrand à partir d’une étude menée en Belgique. Les pères et mères du parent non statutaire se sentent généralement moins grands-parents que ceux qui peuvent s’appuyer sur le lien biogénétique et légal dans la relation avec leurs petits-enfants. L’idéal de la consanguinité est si ancré qu’il conduit ces « grands-parents sociaux » (p. 183) à faire des différences entre leurs petits-enfants alors même que l’homosexualité de l’enfant et le projet de coparentalité sont l’un et l’autre acceptés : ainsi l’enfant du conjoint ou de la conjointe du fils ou de la fille n’est pas pleinement intégré à la parenté. Cette moindre intégration retentit sur le couple parental puisque le parent non statutaire ne se sent pas reconnu dans sa place de parent. Comme l’observent J. Courduriès et A. Fine dans leur introduction, le parent non statutaire et les grands-parents sociaux sont assimilables à des alliés non à des consanguins, occupant par conséquent une place périphérique dans la parenté. La pluriparentalité semble donc rarement déboucher sur une filiation plurielle, c’est-à-dire comprenant plus de deux lignées. Les croyances au biologisme exercent ici une incontestable force de rappel.
Une rupture dans le système de parenté ?
Dans leur remarquable texte introductif (près de trente pages solidement argumentées), les deux directeurs font bien davantage que présenter les différentes contributions. Ils mettent les résultats en perspective, les discutent, relèvent de nouvelles voies à explorer (le poids des particularités nationales, l’influence des convictions religieuses, l’asymétrie entre hommes et femmes dans les processus de reproduction, etc.). Ils posent aussi une question essentielle pour l’analyse de la parenté : la conjugalité homosexuelle et l’homoparentalité marquent-elles une rupture dans le système de parenté euraméricain ? Leur réponse est négative et s’oppose sur ce point à l’emploi par Anne Cadoret (2002) – l’une des premières anthropologues à s’être intéressée à l’homoparentalité – de la notion d’« homoparenté ». Ce terme laisse entendre, expliquent-ils, que l’accès des gays et lesbiennes au statut de parent introduirait une forme spécifique de parenté. Pour J. Courduriès et A. Fine, la vraie nouveauté réside dans les cas de pluriparentalité et elle n’est pas propre aux familles homoparentales puisqu’on la retrouve aussi dans les recompositions familiales des couples hétérosexuels. La question est celle de savoir que faire des « parents en plus » dans un système de parenté fondé sur la bilatéralité exclusive, elle-même renforcée par un « biologisme spontané » (pour reprendre une formule de Francis Zimmermann [1993]) qui établit une équivalence entre parents et géniteurs. « S’il y a rupture anthropologique, elle nous semble tenir non pas à l’homosexualité et à l’homoparentalité mais à la présence de plusieurs adultes vivants qui concourent à la mise au monde et à l’éducation d’un même enfant », récapitulent les auteurs (p. 36).
La thèse est forte et reprend le propos développé un an plus tôt par A. Fine (2013) dans un texte opportunément intitulé : « Avoir deux pères ou deux mères : révolution ou révélation du sens de la filiation ? ». Son grand mérite est de réinscrire les questions de l’homosexualité et de l’homoparentalité dans une évolution récente et plus générale de la parenté propre aux sociétés occidentales. Des similitudes existent effectivement avec les familles recomposées, certaines familles adoptives ou des couples avec enfants ayant eu recours à l’assistance médicale à la procréation avec don de gamètes ou à la GPA : toutes posent la question du tiers, obligeant dans certains cas, en particulier lorsque le tiers concourt à l’éducation de l’enfant, à penser la parentalité au pluriel. Toutefois, outre le fait que la thèse prêtée à A. Cadoret n’est sans doute pas celle qu’elle-même défend depuis Des parents comme les autres publié en 2002 et que le terme « homoparenté » est surtout le titre d’un essai de Jean-Pierre Winter (2010), psychanalyste français notoirement hostile à l’homoparentalité, affirmer que l’homosexualité et l’homoparentalité n’ont en elles-mêmes aucun effet notable sur la parenté est un point de vue discutable, sinon réducteur. Les résultats présentés dans l’ouvrage par les diverses contributions invitent à nuancer la thèse. On voit bien qu’en l’état actuel du système de parenté, des croyances et des règles qui le soutiennent, les duos homoparentaux, pour ne parler que des couples et non des configurations coparentales, ne vont pas de soi : l’autodépréciation ressentie par de nombreux homosexuels lorsque l’hostilité des proches parents est forte rend difficile sur un plan psychologique l’accès à la parentalité ; les croyances au biologisme laissent peu d’espace au parent social (i.e. le conjoint du géniteur ou la conjointe de la génitrice) – qui est aussi le plus souvent un parent non statutaire, non reconnu par le droit et les institutions – et à sa lignée ; en dépit de « l’effet de familialisation » que produit la naissance d’un enfant, l’intégration du couple homoparental à la parentèle reste fragile et limitée sauf dans les sociétés où la pratique de l’entraide familiale est une nécessité vitale ou un trait culturel profondément ancré. Il semble donc que la pluriparentalité ne soit pas seule en cause. Ce qui, selon nous, pose problème c’est le biologisme spontané qui fonde encore largement les croyances en matière de parenté ; la difficile acceptation de la pluriparentalité n’en est qu’une occurrence, sûrement pas la seule. La nécessité dans laquelle se trouvent presque tous les parents de même sexe de devoir composer avec l’idéal de la consanguinité, souvent de leur propre initiative et parfois de façon peu consciente, est le signe que le défi adressé par l’homosexualité à la parenté euraméricaine réside dans la relativisation, difficile à opérer et malheureusement souvent incomprise par l’environnement social et familial, des représentations spontanément biologiques du lien de parenté.
Notons pour finir qu’Ellen Lewin avait raison d’écrire dès 1993, commentant alors Families we choose de Kath Weston (1991), que les études gays et lesbiennes marquent un tournant important dans l’analyse de la parenté, un tournant comparable à ceux qu’ont été dans les années 1980 le retour à l’histoire ou l’anthropologie féministe. Il présente le grand avantage de révéler le type de croyances qui fondent le système de parenté et les tensions qui se font jour dans ce domaine entre différentes ontologies de la parenté. Le pluralisme des croyances en matière de parenté brise la fiction d’une vision naturaliste, transcendante et universaliste de la famille. La parenté devient une question politique. Le livre dirigé par J. Courduriès et A. Fine nous aide à le penser. Nul doute qu’il fera date dans l’espace francophone et servira de borne.