Marx a mal lu Proudhon : il lui reproche d’avoir négligé les rapports de production, alors que l’anarchiste français s’intéresse à l’assujettissement politique qu’amène selon lui nécessairement la propriété privée.
À propos de : Catherine Malabou, Il n’y a pas eu de Révolution, Payot & Rivages
Marx a mal lu Proudhon : il lui reproche d’avoir négligé les rapports de production, alors que l’anarchiste français s’intéresse à l’assujettissement politique qu’amène selon lui nécessairement la propriété privée.
L’ouvrage de Catherine Malabou est un essai brillant et stimulant. Il ressaisit au travers d’un développement original, certains des sujets les plus actuels de la pensée politique critique : contestation du néolibéralisme, enquête sur les communs, dénonciation de la domination coloniale. L’auteure le fait sous l’angle d’une réflexion sur la propriété et la dépossession inspirée d’une lecture féconde de Proudhon. Sa thèse est à la fois claire et cachée, car elle relève, dans un même geste d’écriture, d’une exégèse du Qu’est-ce que la propriété ? (1848) de Proudhon et d’une prise de position plus générale sur les façons de réaliser l’idéal anarchiste. Aussi, l’ouvrage mérite-t-il d’être lu non comme un traité linéaire, mais plutôt comme une invitation à circuler et à faire résonner entre eux des thématiques et champs thétiques entrelacés.
L’ouvrage se présente, d’abord, comme une relecture du plus célèbre ouvrage du philosophe anarchiste, Pierre-Joseph Proudhon sous un angle neuf. Il s’agit de comprendre pourquoi il affirme dans Qu’est-ce que la propriété ? qu’il n’y a pas eu de révolution. Lors de la Révolution française, le peuple serait « retombé dans le privilège et la servitude. Toujours par imitation de l’Ancien Régime. […] Il y a eu progrès dans l’attribution du droit ; il n’y a pas eu de révolution. » (Proudhon, cité p. 10). La formule est énigmatique et une bonne partie du développement consiste à l’élucider.
Pour ce faire, le principal fil que tire Catherine Malabou tourne autour de l’analyse du droit de propriété. Contre les analyses de Proudhon, nous pourrions penser après Rafe Blaufarb et, comme y insiste l’auteure, que la propriété privée débarrassée, par la Révolution française, de ses oripeaux féodaux introduirait une rupture véritablement révolutionnaire avec l’Ancien Régime. En effet, sous l’Ancien Régime, la terre véhiculait les hiérarchies et dominations politiques. Or, avec l’abolition des privilèges et la nationalisation des biens du clergé notamment, la propriété des terres a perdu toute valeur politique. De sorte que la fin de la féodalité est contemporaine de l’affirmation de la propriété privée.
Pourtant, chose apparemment étrange, Proudhon affirme qu’il n’y a pas eu de révolution. Cela s’explique, Catherine Malabou le montre éloquemment, parce qu’un trait essentiel du pouvoir féodal s’est maintenu : le « droit d’aubaine ». L’expression « droit d’aubaine », Catherine Malabou y insiste de façon originale et éclairante, est empruntée au droit féodal. Il s’agit du droit que se réserve le seigneur de confisquer les biens des étrangers morts sans héritiers. C’est donc un droit de dépossession. C’est à ce point notamment que se joue la continuité entre Ancien Régime et période postrévolutionnaire, car le droit de dépossession des dominants n’a pas disparu. La bipartition entre exploiteur et exploité, entre dominants et dominés ne s’est pas abolie mais, bien que transformée, s’est maintenue.
C’est, précisément, ce qui permet à Proudhon de produire une autre de ses formules paradoxales : « la propriété, c’est le vol ». Le « droit d’aubaine » de la période postrévolutionnaire désigne, pour Proudhon, la rente locative, l’intérêt payé contre un prêt d’argent, le fermage versé pour la mise à disposition d’un champ, le profit dégagé du travail ouvrier par le propriétaire des moyens de production. Pour le dire synthétiquement, l’aubaine se rapporte à l’ensemble des formes contemporaines de la dépossession opérée par le propriétaire du fait de la position dominante que lui confère la propriété.
Ce faisant, Catherine Malabou revient sur l’ambivalence de Marx à l’égard Proudhon. Ce que Marx reproche à Proudhon, après avoir salué certaines de ses analyses, tient à la naïveté de ses catégories d’analyse et au fait qu’il ne voit pas suffisamment qu’elles sont elles-mêmes le résultat de processus historiques déterminés par les rapports de production. Or, Catherine Malabou, contre le réductionnisme économiciste marxien, considère que l’anarchisme résiste à la critique en affirmant l’autonomie relative du politique par rapport à l’économique. Ce qui intéresse Proudhon, comme Kropotkine, ce ne sont pas les mécanismes économiques, mais l’assujettissement politique. Ainsi, « la politique est la dénonciation de la dynamique de domination et d’asservissement à l’œuvre dans tous les régimes, « ancien » ou « révolutionnaire », une dynamique que la science économique ne pourra jamais entièrement éclairer » (p. 98). Proudhon ne s’intéresse donc pas à la genèse de la propriété privée mais à la propriété privée comme fait politique rendant possible des dynamiques de domination et c’est à la critique et à l’abolition de celles-ci qu’il s’attache.
Comment réaliser l’anarchisme ainsi conçu ? Catherine Malabou nous invite d’abord à nous méfier de ceux qui, comme Jeremy Rifkin, ont prévu la disparition de la propriété au profit des logiques d’accès et ont fait du capitalisme le meilleur fossoyeur de la propriété privée. Pour Rifkin, dans son célèbre ouvrage L’âge de l’accès, les modes de consommation auraient radicalement changé, on chercherait de moins en moins à acquérir des biens qu’à accéder aux expériences ou fonctionnalités dont les choses seraient vectrices. Un accès sans appropriation prendrait la place de l’échange des propriétés. Mais, pour l’auteure, il s’agit là d’une illusion, car il faut bien que l’infrastructure matérielle qui rend possible l’accès aux expériences ou fonctionnalités des ressources appartienne à quelqu’un. Cette nouvelle structure du capitalisme n’abolit, en réalité, ni la propriété ni l’aubaine, mais crée de nouvelles rentes et de nouvelles dépendances comme Cédric Durand l’a parfaitement analysé pour les GAFAM sous le nom de techno-féodalisme [1]. Le droit d’aubaine, là encore, ne disparaît pas mais se transforme.
Loin des mirages du néolibéralisme, un autre chemin se dessinerait, celui des communs et de l’autogouvernement. En effet, le mouvement théorique et politique des communs met en cause la réduction de l’économie à l’appropriation en proposant des façons de posséder, de produire et de travailler en commun affranchies des dominations propriétaires et affranchies également du dictat économique. Dans le cadre du paradigme des communs, l’économie, soumise à l’autogouvernement, devient politique. Mais ce qu’il y a à la fois de séduisant et d’inquiétant dans les communs est qu’ils permettent certes de penser l’autogouvernement de la communauté, mais, ce faisant, ils risquent de nous faire renoncer à la conviction anarchiste fondamentale selon laquelle nul n’appartient à quiconque, pas même à la communauté. Ainsi, l’anarchisme est rebelle à toute forme de totalisation : « Personne n’appartient à personne. On ne peut pas mettre personne en commun. Ce n’ « appartenir à personne », qui n’est jamais analysé ni dans les théories du commun ni dans les réflexions sur le communisme, ne peut jamais devenir un principe. Sinon, il s’appartiendrait » (p. 224).
Enfin, une dernière trame, dans la réflexion, porte sur les servitudes et les formes de la dépossession en général. Malgré sa condamnation de l’esclavage, de l’aveu de l’auteure, il ne semble pas que Qu’est-ce que la propriété ? fournisse des éléments pour penser cette dépossession. Mais elle propose de s’appuyer sur l’ouvrage de Robert Nichols, Theft is Property ! pour approfondir cette trame. Son titre renverse la formule proudhonienne : ce serait le vol qui ferait la propriété. Cela permet à Catherine Malabou de réfléchir sur les formes complexes que prend la dépossession coloniale où le vol n’a été précédé d’aucune propriété. Car c’est bien la dépossession, le vol colonial, qui produit en retour un sens de ce qui a été propre et a été enlevé, ce dont un peuple est désormais privé. La question de la dépossession, lui donne également l’occasion de s’interroger sur la position des marginaux, ceux qui sont dépossédés d’identité sociale et d’accès à l’héritage, dont le statut est liminal : aubains, serfs et bâtards, les outsiders, étrangers, déshérités qui sont un défi pour une société égalitaire, défi qui s’arrime, en négatif, à la propriété de la part de ceux qui n’ont pas le statut pour en jouir. Sous cet angle, il est « nécessaire pour comprendre ce qu’est un vol, d’insister davantage sur ce qu’est la privation que sur la propriété » (p. 258).
Ce détour permet aussi de revenir sur un point souvent perçu comme une contradiction de la pensée proudhonienne : la façon dont le philosophe anarchiste renoue avec une défense de la propriété libre contre la logique du fief dans La théorie de la propriété (1862). Une telle propriété libre, que le droit féodal appelait « alleu » ou « terre allodiale », c’est-à-dire une propriété non lucrative, pourrait en effet garantir l’indépendance individuelle sans permettre la résurgence des dominations. Or la promesse révolutionnaire d’une propriété pour tous a été trahie et les lignes de clivage social se sont maintenues. Ainsi la réalisation de l’anarchisme serait-elle moins dans la recherche et l’institution d’une forme de gouvernement idéal que dans la réalisation et l’approfondissement du geste révolutionnaire. L’anarchisme, en ce sens, serait rétif à toute « tentative de maîtrise de l’espace anarchiste » que l’on pourrait tenter de circonscrire et de déterminer dans un idéal politique univoque (p. 273). En réalité, l’anarchiste se doit de refuser d’imposer un idéal politique qui serait une « domination de l’anarchisme lui-même ». Il faut donc que l’anarchiste admette l’aporie propre à son engagement et devienne « le porte-parole de tous les aubains, serfs, bâtards, ouvriers, tout en restant un étranger, interroger la mémoire volée de la servitude sans créer de mémoire servile ni de disciples obéissants. Rester l’autre, impropre et « impropriétaire » » (p. 272).
Notre restitution de l’essai de Catherine Malabou propose un parcours possible dans les trames mêlées qu’il propose et qui éveillent chez le lecteur un plaisir de lecture vivifiant. Si l’on reste parfois sur sa faim, attendant que telle ou telle trame soit approfondie, on se dit aussi immanquablement qu’un développement plus laborieux aurait fait perdre à l’ouvrage beaucoup de sa vivacité. Catherine Malabou s’efforce ainsi de rappeler le caractère inchoatif de tout engagement anarchiste. Celui qui chercherait une réponse normative définitive aux défis politiques de notre temps pourrait être déçu par l’aporie qui clôt l’ouvrage, mais il ne pourrait nier qu’il y a, dans cette aporie qui est l’affirmation de la continuation et de l’approfondissement du processus révolutionnaire, quelque chose qui caractérise, en effet, l’anarchisme. Ce dernier ne propose jamais de discours savant, de type économique par exemple, qui pourrait terminer une question, mais, engagé politiquement contre tout ce qui reproduit les formes de la domination, il dessine un espace politique qui renouvelle constamment la question des conditions de la réalisation d’une égalité réelle entre des personnes libres.
par , le 12 mars
Pierre Crétois, « Éloge de l’impropriétaire », La Vie des idées , 12 mars 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Catherine-Malabou-Il-n-y-a-pas-eu-de-Revolution
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[1] Cédric Durand, Techno-féocalisme. Critique de l’économie numérique, Paris, La Découverte, 2020.