Si la crise économique de 2008 et l’élection de Donald Trump en 2016 ont révélé les fractures sociales et politiques aux États-Unis (et ailleurs), la crise sanitaire de 2020-2021 a fait basculer le monde. La suspension de la vie sociale et économique a laissé entrevoir qu’un autre monde est possible, pire encore que celui d’avant la pandémie. L’explosion des inégalités, le chômage, le retour de la faim, la résurgence des populismes postfascistes, le pouvoir incontrôlé des plateformes digitales, l’opacité des logarithmes et les dégâts du réchauffement climatique montrent que les sociétés industrielles-capitalistes ne peuvent pas repartir comme dans l’an quarante. Un nouveau contrat social et politique est à l’ordre du jour.
Dans ce livre-manifeste, Margaret Levi, directrice du prestigieux Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences de Stanford, et sa jeune collègue Federica Carugati, spécialiste des institutions démocratiques en Grèce antique, partent du naufrage du néolibéralisme pour repenser les fondements moraux et politiques des sociétés capitalistes démocratiques. L’accumulation de crises montre que l’ordre social est contingent et que l’économie et la politique présupposent une vision normative de la société. Dans un texte de 63 pages, les deux politistes proposent un recadrage de l’économie standard avec son modèle de l’homo oeconomicus et développent l’idée d’une économie politique qui soit aussi morale, et qui permettrait de redessiner les règles et les institutions qui gouvernent les choix et les actions des citoyens. Comme on le voit, le projet est ambitieux. Alors même qu’il s’agit en premier lieu de redéfinir la discipline de l’économie en l’ouvrant davantage vers la science politique et l’éthique, l’ambition de fond est politique, au sens du politique. Moyennant une réflexion qui cherche à renouer avec l’ancienne économie politique pour rénover les sciences économiques et politiques d’aujourd’hui, le manifeste ne vise rien de moins qu’une révision intentionnelle du « cadrage » général des sociétés, révision qui implique une reformulation consciente de l’ensemble de règles constitutives et régulatrices qui définissent les relations entre les institutions et les citoyens. Le volontarisme des auteures s’affiche dès la première ligne : « Les économies – et les institutions du gouvernement qui les soutiennent – reflètent un choix moral et politique, un choix que nous pouvons faire et refaire ». Dans la perspective de l’économie politique appliquée, elles proposent une refonte institutionnelle des relations entre la société civile, les gouvernements et les marchés pour stimuler la coopération entre les citoyens et l’autodétermination des communautés dans un monde interdépendant.
Comme l’ancienne économie politique, cette nouvelle économie politique serait à la fois politique et morale. Politique, au sens de la politique cette fois-ci, car à la différence du néolibéralisme qui réduit toutes les sphères de l’existence à l’économique, elle prend en compte les rapports des forces et les intérêts des puissants, capables de freiner le changement social et de bloquer le passage à une société plus juste et démocratique. Et morale également, car elle ne se limite pas aux moyens et aux intérêts, mais définit aussi les normes, les valeurs et les fins de l’économie dans un cadre général de la société. À y regarder de plus près, on s’aperçoit que la nouvelle économie politique présuppose et propose également une autre anthropologie philosophique. Elle remplace la triste figure de l’homo oeconomicus, l’acteur solitaire, mais rationnel qui décide en calculant pertes et profits, par un homo reciprocans, une femme ou un homme en chair et en os, solidaire qui prend soin de soi, d’autrui et de la communauté en s’orientant vers le bien commun. Philosophiquement, le nouveau contrat social intègre la théorie de la justice de John Rawls, la théorie des capacités de Amartya Sen et la théorie de la participation démocratique de John Dewey dans un arrangement qui garantit la liberté, l’égalité et la solidarité de tous en stimulant la coopération entre les citoyens, l’autonomie politique des sociétés et leur intégration dans une communauté de destin élargie à l’échelle planétaire.
Pour étoffer leur nouvelle synthèse de l’économie, de la politique et de l’éthique, Lévi et Carugati passent en revue, de façon schématique, mais fort didactique, trois siècles de science économique, d’Adam Smith, Ricardo et Marx via Keynes jusqu’à Douglas North, Milton Friedman et Joseph Stiglitz. Contre la révolution marginaliste du XIXe siècle et le rapetissement de la macro à la micro-économie, elles cherchent à renouer avec l’économie politique classique pour rapprocher la science économique des sciences morales, sociales et politiques. Renouer avec le passé de la discipline pour la réorienter vers la société leur permet d’avancer sur deux points : la structure du pouvoir et les motivations des acteurs. D’abord, l’économie politique n’évacue pas l’analyse du pouvoir et la politique de son analyse économique. Bien au contraire, dans leurs analyses critiques de la politique économique, les grands auteurs s’en prennent souvent aux élites – les marchands (Smith), l’aristocratie foncière (Ricardo), les propriétaires (Marx), les banquiers (Keynes) ou les fonctionnaires (Hayek) – qui mettent leurs propres intérêts avant l’intérêt général. Ensuite, les classiques permettent de réinsérer les fins, les valeurs et les normes de la société, ainsi que les sentiments moraux et les motivations des acteurs, dans l’analyse du comportement. Ainsi, l’économie politique et morale rompt avec le modèle simplifié d’un acteur hypothétique, égoïste et calculateur de la tradition utilitariste pour rejoindre les sciences sociales et politiques.
La nouvelle économie politique morale débouche sur une politique économique démocratique qui se veut scientifique. En effet, les auteures s’appuient sur la recherche comparative du comportement humain (de la sociobiologie aux sciences de la communication) à travers le temps et l’espace (des sociétés préhistoriques de cueilleurs-chasseurs jusqu’aux communautés virtuelles de l’Internet) pour découvrir la meilleure formule de la gouvernance qui permet encore le mieux aux êtres humains de coopérer et de s’autogouverner de la façon la plus démocratique. « Nous visons, disent-elles, les microfondements de la gouvernance. […] Notre but est d’utiliser la science de la coopération et d’autogouvernance pour fabriquer (engineer) des espaces participatifs inclusifs compatibles avec les structures représentatives existantes des démocraties modernes capitalistes » (40). Après analyse, il s’avère que le maximum de coopération compatible avec le minimum de hiérarchie requiert à la fois une grande clarté sur les règles d’engagement, alliant la flexibilité dans l’articulation normative à la fermeté dans l’application de sanctions. Le livre se termine avec une expérience de pensée qui transpose le modèle de la démocratie athénienne pour résoudre les problèmes contemporains. Imaginons des parlements citoyens à toutes les échelles de la planète dont les membres seraient tirés au sort pour délibérer et décider ensemble sur l’allocation du budget public (comme à Porto Alegre), élaborer une nouvelle constitution (comme en Islande) ou encore réguler les algorithmes, comme le proposent les auteures.
Le plaidoyer pour une économie politique morale de Lévi et Carugati n’est qu’un manifeste parmi tous ceux qui esquissent les contours d’un monde post-néoliberal. À la différence du Manifeste pour le progrès social (Fleurbaey et al., 2019) ou le Second manifeste convivialiste (Internationale convivialiste, 2021), le livre propose une nouvelle synthèse de la science économique et des sciences politiques qui ne prend guère en compte la philosophie morale et politique, la sociologie et l’anthropologie. Le résultat est une lecture qui active continuellement les registres des disciplines mentionnées et incite à une reformulation des propositions en termes plus théoriques et conceptuels. Prenons trois exemples. Lorsque les auteures en appellent à une reformulation consciente du « cadrage » moral et politique des économies, les lecteurs de Lefort, Castoriadis et Rosanvallon se rendent compte qu’il s’agit de remonter de la politique au politique afin de clarifier les formes de la constitution de la société et de permettre une décision collective et consciente sur le mode de vivre-ensemble. Ensuite, en faisant remonter les références dans les notes en bas de page à la théorie de la justice comme équité de John Rawls (note 5) ou la théorie de la démocratie expérimentale de John Dewey (note 6), on comprend qu’il s’agit avant tout d’un projet de l’establishment de gauche pour réactiver la social-démocratie en injectant une dose de démocratie participative dans la démocratie libérale-parlementaire. Enfin, lorsque les auteures remplacent l’égoïsme de l’homo oeconomicus par l’altruisme de l’homo reciprocans, elles ne redécouvrent pas seulement les sentiments moraux des Lumières écossaises, mais se rapprochent, sans le savoir, de l’éthique du care (ni Gilligan ni Tronto n’apparaissant dans les 20 pages de la bibliographie) et autres approches anti-utilitaristes qui s’inspirent de Hegel, Mauss ou Habermas pour penser la reconnaissance, le don ou la communication.
Étant donnée l’hégémonie des orthodoxes dans le champ de l’économie, comment ne pas souscrire à l’appel du livre pour désenclaver la discipline de l’économie et la reconnecter à la science politique et à l’éthique ? Son insistance sur l’importance d’une analyse du pouvoir, pour ne pas parler des structures de domination, constitue une percée pour l’économie, mais vue des sciences sociales, la science politique morale que Levi et Carugati défendent est bien mainstream, scientiste et positiviste. En introduisant les théories économiques (comme la théorie des jeux) dans les sciences politiques et les variables de la politique comparative dans l’économie, les auteurs restent malgré tout dans le giron des sciences du comportement. L’analyse longitudinale et comparative de la coopération, ainsi que le langage de l’ingénierie institutionnelle, indiquent que le scientisme n’est jamais loin d’un technocratisme bénévolent et éclairé. À quoi bon dépasser l’utilitarisme si c’est pour retomber dans le positivisme ? Pour des raisons morales, il faudrait aussi changer l’épistémologie de l’économie politique et remplacer une vision naturaliste des sciences sociales et politiques par une vision plus humaniste.
La réforme de l’économie n’est qu’un premier pas pour réformer le capitalisme post-pandémique. Les propositions pour désenclaver la science économique et réencastrer l’économique dans le social rappellent les positions d’après-guerre d’un Karl Polanyi. Mais Polanyi se voulait démocrate et se disait socialiste. Sa critique de l’économie politique ne visait pas seulement la théorie économique, mais le système de production, consommation et distribution qui la rend plausible. Comme les autres manifestes susmentionnés, A Moral Political Economy cherche à dépasser le néolibéralisme, mais à aucun moment il ne plaide pour un monde post-capitaliste. On peut penser que Levi et Carugati s’adressent avant tout aux élites états-uniennes, aux leaders et aux décideurs qui veulent, certes, contribuer à l’avènement d’une économie plus humaine et plus démocratique, plus verte aussi, mais qui évitent l’anticapitalisme des altermondialistes. On est, en effet, bien loin des mouvements sociaux et des intellectuels phares de la gauche anarcho-communiste (Hardt et Negri, Laclau et Mouffe, Laval et Dardot, Butler et Brown). Mais aussi des écologistes plus radicaux qui demandent non pas tant de changer la société que de changer de société pour préserver la nature et l’humanité. On nous dira qu’il vaut mieux être réaliste et pragmatique qu’utopique et critique. Sans doute, mais ça dépend à qui on s’adresse – aux élites éclairées de ce monde ou aux activistes-éclaireurs d’un nouveau monde ?
Federica Carugati & Margaret Levi, A Moral Political Economy : Present, Past, and Future, Cambridge, Cambridge University Press, 2021