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Recension Philosophie

Que vive la révolte

À propos de : Candice Delmas, Le devoir de résister : Apologie de la désobéissance incivile, Hermann


par Cécile Degiovanni , le 8 novembre 2023


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On peut penser que les citoyens des démocraties libérales ont l’obligation générale d’obéir aux lois, et qu’ils ont le droit d’y résister quand elles sont injustes. Mais ont-ils de surcroît le devoir d’y désobéir, même de façon « incivile », violente ? C’est la thèse de la philosophe Candice Delmas.

À l’heure de la dissolution des Soulèvements de la Terre et des événements consécutifs à la mort de Nahel M., cet ouvrage de philosophie analytique aborde opportunément un problème clair, et propose une solution qui ne l’est pas moins. Le problème : si nous avons une obligation d’obéir à la loi, les désobéissances parfois violentes à celle-ci sont-elles jamais justifiables ? La solution : en remontant aux différentes sources possibles de cette obligation d’obéir, nous verrons qu’en certains cas, il en découle bien plutôt un droit et même une obligation de désobéir aux lois, si nécessaire de manière incivile. Candice Delmas, professeure de philosophie et de science politiques à Northeastern University, dont le propos se voit traduit en français quatre ans après sa première publication, nous invite ainsi à renouveler l’approche commune de la désobéissance, plus précisément dans sa théorisation libérale.

Désobéissances civile et incivile

La position libérale classique en la matière (formulée en particulier par Rawls [1]) est en effet la suivante. Lorsque la société est globalement injuste, il est non seulement permis, mais requis de désobéir aux lois, dans le but de rénover les institutions. À l’inverse, si la société est « presque juste », autrement dit présente des lois ou des institutions localement injustes sans que cela menace la justice globale de son fonctionnement, la seule désobéissance permise est la désobéissance civile. Les actions choisies, non-violentes et respectueuses de la bienséance, doivent être menées publiquement et non anonymement, et leurs auteurs ne doivent pas se soustraire à la sanction (p. 67). Toute forme « incivile » de désobéissance (des actes « dissimulés, contournés, anonymes, violents ou délibérément choquants », p. 31, tels que le comportement des « black blocks » ou la fuite d’information) se voit en revanche proscrite.

Ce modèle libéral de la désobéissance a fait l’objet de différentes critiques. Certains nient que nous vivions dans une société presque juste, ouvrant la voie à une autorisation de la désobéissance incivile. D’autres revendiquent une définition plus large de la désobéissance civile, qui serait capable d’inclure dans l’orbe de sa légitimité des formes moins pacifiques. Delmas, quant à elle, refuse de se prononcer sur la question du degré de justice actuel de nos sociétés (p. 21), et assume de reprendre à son compte la conception rawlsienne de la désobéissance civile (p. 40-41).

Pour autant, le modèle qu’elle propose se distingue en deux points cruciaux de la théorie libérale. D’une part, elle soutient l’existence non pas d’une autorisation, mais d’un devoir de désobéir (p. 13). D’autre part, elle entend faire « sauter les digues » entre désobéissances civile et incivile, en montrant que la seconde peut se voir aussi bien requise que la première. On soulignera toutefois que, contrairement à ce que pourrait suggérer le sous-titre de l’ouvrage (« Apologie de la désobéissance incivile »), Delmas ne revendique pas une supériorité de la désobéissance incivile. Selon elle, « ce que chacun doit faire dans une situation donnée dépend […] des caractéristiques propres de la situation » (p. 33). La désobéissance incivile, parfois plus opportune que la désobéissance civile, vient généralement en dernier recours, et sa pratique devra toujours se plier à certaines contraintes (p. 75-76). Delmas n’entend donc pas l’encenser spécifiquement, mais l’établir dans une solution de continuité avec la désobéissance civile, ce qui suffit amplement à différencier ses conclusions des positions rawlsiennes.

Mais ces conclusions, et c’est là la force de l’argumentation proposée, sont obtenues en partant des prémisses libérales elles-mêmes. Celles-ci posent une obligation générale d’obéir à la loi, qu’elles fondent de diverses manières selon les auteurs. Or, pour Delmas, « ces mêmes fondements qui justifient le devoir d’obéir à la loi imposent un devoir d’y désobéir lorsqu’elle est injuste » (p. 19), ce qu’elle montre en passant en revue quatre de ces fondements : le devoir naturel de justice (chap. 3), le principe d’équité (chap. 4), le devoir du bon samaritain (chap. 5) et les obligations associatives (chap. 6). Pour chacun, diverses objections (comme le caractère très exigeant d’une telle obligation de désobéissance) et questions délicates (comme l’étendue des obligations des groupes subissant l’injustice) sont traitées. Le dernier chapitre, enfin, étudie le « devoir de second ordre » (p. 213) que nous avons de cultiver les « vertus civiques » (vigilance et ouverture d’esprit, p. 286 sq) nous permettant d’identifier au mieux nos obligations politiques réelles.

Un interlocuteur principal : le citoyen libéral

Très riche, cette argumentation vise une cible précise, dont l’identification pourra peut-être désamorcer quelques perplexités.

Tout d’abord, que l’on n’attende pas de propositions « juridiques », que le juge ou le législateur seraient invités à mettre en place pour mieux répondre aux désobéissances politiquement motivées (p. 100). Delmas interpelle bien plutôt le citoyen, à la fois comme acteur appelé à prendre la mesure de ses devoirs politiques, et comme évaluateur des actes de désobéissance d’autrui. S’inscrivent nettement dans cette ligne des recommandations très concrètes, par exemple sur les différentes façons de réagir face à une injustice immédiate – en intervenant directement, en distrayant l’agresseur ou en déléguant à un tiers le soin d’intervenir (les « trois D », p. 206).

Ce citoyen-cible, en outre, est initialement plutôt américain. Les États-Unis constituent en effet un des berceaux de la désobéissance civile, et Delmas montre comment la lecture officielle de cet épisode, au prix de certaines déformations, a ancré dans les esprits un rejet de toute désobéissance incivile (p. 49-57). Elle s’emploie donc à réduire cette réticence, qui sera peut-être un peu moins prononcée chez un lecteur français nourri aux mythes fondateurs de la prise de la Bastille et des Forces Françaises Intérieures – comme le note Delmas dans la préface à l’édition française (p. 6).

Enfin, c’est d’abord aux libéraux (au sens anglo-américain du terme) que s’adresse l’ouvrage. Cela se ressent notamment dans la démarche adoptée, qui laissera peut-être sceptiques certains lecteurs plus radicaux. N’est-ce pas trop concéder que de postuler l’existence d’une obligation d’obéissance qui, si elle constitue un topos des cours de philosophie politique aux États-Unis, demeure aux yeux de beaucoup parfaitement fictive ? En réponse, Delmas souligne l’intérêt d’une division du travail : aux uns la tâche de construire une théorie radicale, aux autres celle de convaincre les libéraux en repartant de leurs prémisses.

Intéressant pour tout lecteur, ce livre nourrira donc particulièrement votre réflexion si vous vous interrogez sur la nature de nos obligations politiques ; si vous inclinez à condamner l’usage de la violence ou de la provocation en politique ; si vous adhérez, au moins minimalement, à l’idée d’une obligation d’obéissance à la loi.

Le problème du désaccord

Une difficulté toutefois se pose, pour Delmas comme pour toute théorie de la désobéissance. Sachant que les citoyens divergent dans leur appréciation de l’injustice, comment autoriser ou requérir la désobéissance aux lois injustes sans basculer dans l’anarchie ? Rawls apportait à cette question une réponse optimiste :

À la question, qui doit décider [si les circonstances justifient la désobéissance civile] ? la réponse est : tous doivent décider, chacun réfléchissant par lui-même, et, avec du bon sens, de la courtoisie et de la chance, on arrive souvent à de bons résultats. (Théorie de la justice, op. cit., p. 428-429).

Mais cet optimisme n’est audible (s’il l’est) que parce que Rawls n’autorise qu’une désobéissance civile, aux coûts modérés même lorsque ses auteurs se trompent sur l’existence d’une injustice. La situation est tout autre pour Delmas, dont la théorie autorise et même requiert en certains cas la désobéissance incivile.

Voici alors, sans qu’on puisse ici la discuter en détail, sa façon de répondre à l’objection : « que l’on puisse se tromper sur le contenu ou l’existence d’une obligation, ou l’exécuter de manière inadéquate ou irresponsable, ne contredit pas mes arguments » (p. 273, voir aussi p. 222-223). Autrement dit : certes, certaines personnes se tromperont et désobéiront à tort (le désaccord sur le juste étant conçu en termes de vérité et d’erreur) ; mais cela n’empêche pas l’obligation de désobéissance d’exister, ni la démonstration de son existence d’être légitime.

Un œcuménisme en trompe-l’œil ?

On voudrait enfin formuler (trop rapidement) une remarque plus spécifique. La stratégie de Delmas, on l’a dit, est de repartir des fondements classiques du devoir d’obéissance, pour montrer qu’ils peuvent en fait fonder une obligation de désobéissance. Qu’elle considère plusieurs de ces fondements (sinon tous, comme elle le reconnaît p. 23) est censé renforcer sa thèse. Or, on peut se demander si cette convergence des conclusions n’est pas plus limitée qu’il n’y paraît.

Pour rappel, Delmas envisage quatre fondements supposément distincts : le devoir de justice [2], le devoir d’équité, le devoir du bon samaritain et les obligations associatives. Mais l’on voudrait montrer que Delmas mêle aux deux derniers des considérations de justice qui n’y figurent pas nécessairement ; et que ces devoirs, débarrassés de ces éléments, pourraient en fait mener à des conclusions soit trop larges, soit trop étroites par rapport à la thèse delmassienne.

Prenons d’abord le devoir du bon samaritain. Celui-ci « requiert que nous aidions les personnes en danger ou qui en ont le plus grand besoin, lorsque nous pouvons le faire à un coût qui n’est pas déraisonnable pour nous-mêmes » (p. 191). C’est typiquement le devoir humanitaire, qui oblige le médecin à soigner tous les belligérants sans distinction. Selon le philosophe Christopher Wellman [3], ce devoir exige d’éviter à autrui un retour à l’état de nature hobbésien, état de guerre de tous contre chacun. Or la désobéissance aux lois, à terme, y mènerait fatalement ; le devoir du bon samaritain, au prix d’une certaine extension, fonderait donc un devoir d’obéissance aux lois.

Delmas, pour montrer que ce même devoir fonde en fait aussi une obligation de désobéissance, en reprend d’abord la définition classique. Par la suite toutefois, lorsqu’elle définit certaines situations dans lesquelles ce devoir appelle à la désobéissance, elle y insère une condition d’injustice (p. 200), illustrée ainsi : « bien que le taux d’enlèvement contre rançon soit élevé chez les riches Mexicains, on ne peut parler s’agissant d’eux de danger persistant nécessitant l’aide du samaritain, parce que leur vulnérabilité ne résulte pas de l’injustice, mais plutôt de leur richesse et de leur statut » (p. 205).

Cette restriction interroge. Pourquoi le devoir du bon samaritain n’imposerait-il la désobéissance qu’en cas d’injustice ? S’il diffère du devoir de justice, c’est précisément parce qu’il vise les situations de danger en tant que telles, peu importe leur cause. Du devoir du bon samaritain découle donc un devoir d’aider autant les riches Mexicains que les plus démunis. Cela n’invalide certes pas la thèse de Delmas, mais la met face à une alternative. Ou bien elle assume que (dans la mesure où nous avons un devoir de bon samaritain) nous ayons un devoir de désobéir face à tous les périls, y compris ceux qu’elle identifie comme ne résultant pas d’une injustice. Ou bien elle entend cantonner notre devoir de désobéissance aux seules situations de périls injustes ; auquel cas elle devrait reformuler le devoir du bon samaritain au point qu’il risquerait fort de ressembler à un sous-devoir de justice, fragilisant donc son argumentaire auprès de ceux qui fondent leur obligation d’obéir sur le « pur » devoir du bon samaritain.

Un problème similaire se pose s’agissant des obligations associatives. Delmas rappelle les théorisations diverses de ces obligations, et choisit de se concentrer sur l’une d’elles : la théorie associativiste libérale du philosophe Ronald Dworkin [4] (p. 240). Celle-ci, très schématiquement, identifie une obligation d’obéir à un gouvernement qui œuvre pour la dignité de ses citoyens. Mais un tel devoir présente de forts effets d’échos avec le devoir de justice. Il fondera relativement aisément « une obligation générale de résister aux violations de notre dignité ou de celle d’autrui » (p. 245), qui recoupera sans grande surprise les analyses proposées sur le devoir de justice – notamment sur la lutte qu’il requiert contre le « manque de respect » (p. 110).

Or, d’autres théories associativistes ne semblent pas autant se prêter à l’argumentation de Delmas, ce qu’elle paraît d’ailleurs reconnaître (p. 240). Par exemple, si je dois obéir aux règles de mon groupe quel que soit leur contenu, parce qu’elles sont celles de mon groupe (comme le veut l’argument qu’elle appelle « identitaire », p. 239), il sera plus difficile de faire découler de cette source un devoir de désobéissance en cas d’injustice. Là encore, ce point n’invalide pas la thèse de Delmas, mais appelle à bien en circonscrire la portée. Aux lecteurs qui imputeraient notre obligation d’obéir à un fondement étranger aux considérations de justice ou d’équité, l’argumentation proposée semblera vraisemblablement moins opérante.

Si certains points de fond méritent ainsi discussion, les qualités pédagogiques et la rigueur de l’ouvrage demeurent indéniables. Évidemment inscrit dans la tradition analytique, il ne retient de son style parfois aride que la vertu de clarté, parfaitement conservée dans la traduction de Raphaëlle Théry. Les références et les exemples, extrêmement riches, synthétisent tant la littérature analytique que des analyses socio-historiques souvent passionnantes, qui contribuent à rendre la lecture accessible au-delà du cercle des philosophes professionnels.

Candice Delmas, Le devoir de résister : Apologie de la désobéissance incivile, Paris, Hermann, 2022, 368 p., 23€.

par Cécile Degiovanni, le 8 novembre 2023

Pour citer cet article :

Cécile Degiovanni, « Que vive la révolte », La Vie des idées , 8 novembre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Candice-Delmas-Le-devoir-de-resister

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Notes

[1John Rawls, Théorie de la justice, §55sq, trad. C. Audard, Points, 2009.

[2Delmas définit essentiellement le devoir de justice par la négative (p. 28), en proposant une typologie des injustices contre lesquelles il nous impose de lutter (p. 110-122) : le manque de respect (i.e. « la négation publique de la liberté et de l’égalité statutaire des citoyens », p. 111), les torts à l’endroit des non-membres (non-citoyens ou animaux), l’inertie délibérative (lorsque certaines discussions sont exclues du débat public), les manquements des autorités publiques et la dissimulation au public de ces manquements.

[3Christopher H. Wellman, “Towards a Liberal Theory of Political Obligation”, Ethics, vol. 11, n°4, 2001, p. 735-759.

[4Ronald Dworkin, Justice pour les hérissons : La vérité des valeurs, trad. E.J. Jackson, Genève, Labor et Fides, 2017.

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