Les Méditations métaphysiques de Descartes constitueraient-elles le secret qui permet de comprendre la pensée de Sartre ? Telle est la thèse audacieuse de C. Riquier, mais peut-elle s’étendre à l’ensemble de son œuvre ?
À propos de : Camille Riquier, Métamorphose de Descartes. Le secret de Sartre, Gallimard
Les Méditations métaphysiques de Descartes constitueraient-elles le secret qui permet de comprendre la pensée de Sartre ? Telle est la thèse audacieuse de C. Riquier, mais peut-elle s’étendre à l’ensemble de son œuvre ?
Comment montrer l’importance d’une œuvre philosophique ? Une première méthode est de mettre au jour, par une lecture interne, la puissance de ses thèses, de ses concepts et arguments. Il est également possible, par un travail comparatif, de la confronter à une autre œuvre considérée comme « classique ». C’est cette seconde voie que propose Camille Riquier dans son livre Métamorphose de Descartes. Le secret de Sartre : il s’agit de montrer que Sartre a composé une œuvre importante notamment parce qu’elle s’est confrontée au travail de Descartes. Ce faisant, Camille Riquier participe au mouvement d’une « renaissance sartrienne » [1] en France depuis une vingtaine d’années [2].
Son ouvrage est composé de deux parties : la première, la plus courte, s’intéresse au rapport entretenu avec Descartes par la philosophie française du XXe siècle puis à la relance du cartésianisme en France à travers l’œuvre de Husserl. La seconde, qui donne son sous-titre au livre, est consacrée à l’influence de Descartes sur l’œuvre de Sartre.
Dans la première partie, Camille Riquier soutient que les philosophes français, plus que leurs homologues du Royaume-Uni, d’Allemagne ou d’autres pays, sont marqués par la figure de Descartes. Si celui-ci n’est pas nécessairement une référence pour tous les philosophes français, il est « un référent » pour celles et ceux qui peuvent lui emprunter la trame nécessaire à la construction d’une œuvre, sans reprendre ses idées (p. 21). Plutôt que de soutenir l’existence d’un esprit français, C. Riquier défend l’idée que le contexte dans lequel un ou une philosophe écrit détermine son œuvre : en deçà de l’universalisme des idées défendu par nombre de philosophes, il y aurait, selon la situation depuis laquelle on écrit, une certaine façon de faire de la philosophie, « une forme » et « un ordre » où couler et déployer ses idées (p. 30). Or, en France, selon l’auteur, cette forme et cet ordre seraient puisés dans l’œuvre de Descartes. Dessinant ce qui pourrait devenir un programme de recherches en histoire de la philosophie, Camille Riquier distingue trois voies empruntées par la philosophie française : la voie du cogito, la voie du système et la voie des modernes. Si l’œuvre de Descartes constitue assurément un tournant dans l’histoire de la philosophie, les lecteurs peuvent se demander si ces trois voies n’auraient pas existé sans Descartes : au fond chacune d’entre elles a également trouvé son déploiement dans les œuvres philosophiques européennes (c’est-à-dire ici non françaises). Pour autant, on peut reconnaître qu’un passage par Descartes (ses idées ou sa méthode) semble incontournable en France. Puisque C. Riquier reconnaît par exemple Montaigne comme précurseur des auteurs qui mêlent « le récit de soi à leur poursuite de l’universel » (p. 114), les lecteurs pourraient également se demander s’il ne serait pas possible de tracer une filiation qui irait au-delà de Descartes et dont celui-ci serait une figure tutélaire, mais non principielle.
Puis C. Riquier se concentre sur le rapport entre Husserl et le cartésianisme et montre bien comment Descartes est un interlocuteur important pour l’auteur des Méditations cartésiennes, plus que Kant notamment. Ce chapitre permet à C. Riquier de tracer une ligne de partage intéressante entre deux voies de la phénoménologie française : celle de l’intentionnalité contre celle de la réduction. Ce partage permet d’ailleurs de montrer le rapport que la phénoménologie française entretient avec une certaine forme de réalisme. Cette question souligne également l’originalité de la méthode phénoménologique en France par différence avec les œuvres des précurseurs que sont Husserl et Heidegger, en particulier dans la critique de l’idéalisme. Là encore, un véritable programme de recherche sur l’histoire de la phénoménologie pourrait se déployer.
La seconde partie, qui constitue les deux tiers de l’ouvrage, entame ce programme de recherche sur un des auteurs les plus importants de la phénoménologie française. Elle consiste à montrer que la construction de l’œuvre de Sartre répond aux différentes parties des Méditations métaphysiques de Descartes. En réalité, au fil de la lecture, les références de Camille Riquier à l’œuvre de Sartre sont principalement tirées de L’être et le néant, La nausée, L’imaginaire et les Cahiers pour une morale. Quelques rares incursions sont faites dans les biographies existentielles (Baudelaire, Mallarmé, Saint Genet comédien et martyr et L’Idiot de la famille), et très peu dans La Critique de la raison dialectique. L’influence du marxisme sur l’œuvre de Sartre et les problèmes de l’action collective traités dans ce dernier ouvrage rendent plus difficiles les liens à tisser avec l’œuvre de Descartes. Cela étant, même si elle n’est pas réalisée dans cet ouvrage, on peut parfaitement s’accorder avec C. Riquier sur l’ambition de mener une lecture unifiante des œuvres de Sartre [3].
À partir d’éléments précis, Camille Riquier prouve que la référence à Descartes est certes discrète, mais fréquente, ce qui signifierait selon lui que l’auteur de L’être et le néant emprunte une démarche cartésienne ou transpose celle-ci dans sa propre œuvre, en particulier lorsqu’il s’agit de supprimer « Dieu dans l’économie des raisons, quitte à bouleverser l’ordre que celles-ci devront suivre » (p. 111). Toutefois, ce bouleversement de l’ordre des raisons n’est-il pas un obstacle à la thèse selon laquelle l’œuvre de Descartes serait pour Sartre « la matrice de ses idées » ? Après tout, l’œuvre de Heidegger ou encore celle de Kant ne joueraient-elles des rôles analogues ? Bien que ces deux derniers auteurs soient des influences ou des adversaires philosophiques de Sartre, C. Riquier soutient que c’est bien l’œuvre de Descartes seule qui est au principe de la démarche sartrienne.
Si l’on veut rendre compte de quelques moments essentiels de l’ouvrage de Camille Riquier, il faut souligner d’abord comment il fait le partage des influences subies par Sartre en ce qui concerne la question du cogito et de l’ego. Évidemment Husserl est un interlocuteur privilégié dans La Transcendance de l’ego, mais C. Riquier montre aussi que c’est le cogito cartésien qui est interrogé tout au long de cette œuvre pour prolonger le geste de Descartes, puis le dépasser afin de parvenir à une réflexion pure, instantanée qui ne prétend pas qu’un « je » se cache derrière les actes de la conscience. Sartre peut ainsi répondre aux critiques kantiennes des paralogismes (p. 157).
On peut ensuite suivre avec grand intérêt la « méditation troisième » du livre p. 168 et s.) par laquelle l’auteur montre comment Sartre critique l’idéalisme qu’il lit dans les Ideen de Husserl, rejetant la réduction phénoménologique et, défendant l’intentionnalité, comment il peut établir la réalité de l’être en une « preuve ontologique » inspirée de celle de Descartes (p. 179).
C’est encore une des preuves cartésiennes de l’existence de Dieu qui est mobilisée dans la « méditation quatrième » consacrée à la temporalisation et à l’existence d’autrui. Toutefois, C. Riquier note : « Là où Descartes montrait comment Dieu maintenait l’ego temporellement dans l’existence, il s’agit, sans Dieu et sans ego, de rejoindre le pour-soi comme présent à soi se temporalisant au-delà de l’instantanéité. » (p. 201) En effet, au-delà de la démarche cartésienne, c’est grâce à sa description du pour-soi comme puissance de néantisation que Sartre parvient à rendre compte de la temporalisation, en particulier de l’importance de la projection dans le futur. Plus stimulante est selon nous la filiation que C. Riquier dessine entre la preuve de Dieu par l’idée d’infini et le rapport du pour-soi à autrui dans la philosophie de Sartre. L’existence d’autrui transcende celle du pour-soi, le rendant insaisissable (p.220). Cette même preuve peut aussi être considérée comme influente dans la pensée de Levinas, qui ce faisant, répond à Sartre : comme le souligne C. Riquier, l’idée d’infini chez Levinas est entendue comme désir, elle ne fait pas honte « à ma facticité », mais « à ma liberté, à son arbitraire, à sa violence » (p. 313).
La cinquième et dernière méditation est enfin celle qui établit les liens entre la morale cartésienne et celle de Sartre. En examinant la tentative sartrienne de fonder une morale dans les Cahiers pour une morale, Camille Riquier cherche à montrer ce que la générosité comprise par Sartre emprunte à celle de Descartes : elle repose sur la liberté reconnue ou réclamée des autres (p. 250-251). Cependant, même si C. Riquier note bien que la générosité sartrienne requiert l’action dans l’Histoire, l’analyse de la philosophie sartrienne sur cette question n’est pas déployée. Ce changement de perspective par rapport à Descartes conduit enfin l’auteur de Métamorphose de Descartes à aborder le motif de l’échec dans la pensée de Sartre. En relisant les derniers textes de Sartre, son autobiographie Les Mots et ses dernières interviews, C. Riquier développe une méditation sur « qui perd gagne » et « qui gagne perd » : en intégrant et en assumant l’échec dans son œuvre, Sartre la réussit.
Finalement, l’ouvrage de Camille Riquier est une lecture très stimulante à plus d’un titre : elle permet de réinvestir la pensée sartrienne et de l’extraire des critiques peu fondées qui considèrent l’auteur comme un « mauvais lecteur » de Husserl ou de Heidegger, négligeant par-là son ambition de construire une philosophie originale sans en rester à une position d’interprète des œuvres antérieures [4]. Sur ce point, Camille Riquier montre bien la puissance des thèses sartriennes. Il met assez souvent l’accent sur l’originalité de l’œuvre sartrienne, par-delà sa filiation cartésienne : on peut penser en particulier au rapport de l’être humain à la situation, à la contingence de l’existence, à la conception du néant et de la liberté. En les présentant comme une métamorphose de Descartes, l’auteur ne cherche pas à en réduire l’originalité, mais à mettre l’auteur des Méditations métaphysiques et du Traité des passions de l’âme au principe de l’ambition sartrienne. La méthode de C. Riquier nous semble ainsi plus celle d’une histoire comparative et verticale de la philosophie que celle proposée par Bergson [5] qui chercherait à atteindre l’intuition philosophique de l’auteur étudié. C’est ce qui explique peut-être que certains rapprochements avec Descartes semblent moins convaincants. Ils rapportent les thèses sartriennes à une inspiration cartésienne plutôt que de les confronter au réel concret dont elles cherchent à rendre compte. Ces analyses ont le mérite d’apporter un éclairage qui n’avait pas été produit avec autant de systématicité jusqu’ici, mais elles prennent le risque de mettre l’ambition sartrienne d’être un grand philosophe au principe de son œuvre plutôt que de montrer que c’est son engagement existentiel et politique qui commande son œuvre et son évolution.
En somme, on peut se demander si la méthode utilisée dans son livre par C. Riquier n’est pas substituée à celle de Sartre : écrire en lisant Descartes, plutôt que de résoudre les problèmes philosophiques de son temps. Les lecteurs jugeront de cette démonstration. Écrit dans une langue claire et distincte, avec un constant souci de la précision, cet ouvrage ébruite « un secret » dont on se demande alors s’il va l’épuiser ou bien si la figure tutélaire de Descartes (tant il reste central dans les études philosophiques à l’Université en France) ne va pas continuer d’être un modèle auquel tout philosophe aspirant à forger une œuvre doit se confronter.
par , le 7 septembre 2022
Yoann Malinge, « Portrait de Sartre en cartésien », La Vie des idées , 7 septembre 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Camille-Riquier-Metamorphose-de-Descartes
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[1] C’est le titre du bref essai d’Annie Cohen-Solal, Une renaissance sartrienne, Paris, Gallimard, 2013. Nous ne pouvons ici établir la bibliographie des travaux publiés sur Sartre ces dernières années. On peut se reporter à l’important travail réalisé par Grégory Cormann pour la revue L’Année sartrienne. Année ?
[2] Hors de son pays d’origine, il n’est nul besoin d’un tel mouvement, Sartre est lu, étudié et discuté dans les travaux contemporains.
[3] Une lecture unifiante est menée notamment par Arno Münster dans Sartre et la praxis, Ontologie de la liberté et praxis dans la pensée de Jean-Paul Sartre, Paris, Delga, 2017, p. 9 et p. 161. C’est également la perspective que j’ai soutenue dans ma thèse de doctorat en philosophie La réalisation de la corrélation. L’action dans la philosophie de Sartre, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (inédit).
[4] Sur ce point, voir déjà notamment Alain Renaut, Sartre le dernier philosophe, Paris, Grasset, 1993, p. 69 et Philippe Cabestan, L’être et la conscience, Recherches sur la psychologie et l’ontophénoménologie sartrienne, Bruxelles, Ousia, 2004, chapitre V.
[5] Henri Bergson, « L’intuition philosophique. Conférence faire au Congrès de Philosophie de Bologne le 10 avril 1911 », La pensée et le mouvant, Paris, PUF, 2013, p. 117-142.