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Essai International

Brexit : l’enjeu nord-irlandais


par Thibaud Harrois , le 26 mars 2019


La question nord-irlandaise demeure la cause principale de l’échec répété des négociations du Brexit. Cette relecture de la relation de l’Irlande du Nord avec l’Union européenne révèle pourquoi la situation particulière de cette région a plongé le Royaume-Uni dans une crise constitutionnelle.

Il y a vingt ans, les différentes communautés d’Irlande du Nord ont pris la décision de renoncer à la lutte armée. À la fin des années 1960, la répression des manifestions organisées par la minorité catholique d’Irlande du Nord pour mettre fin aux discriminations dont elle était victime de la part d’institutions dominées par les protestants majoritaires dans la région a dégénéré en conflit armé opposant nationalistes, majoritairement catholiques et favorables à la réunification de l’Irlande, et unionistes, principalement protestants et partisans du maintien dans le Royaume-Uni. La signature de l’accord du Vendredi saint en 1998 a permis l’instauration de la paix et d’institutions démocratiques dans la région [1]. Alors que la plupart des postes-frontières entre l’Irlande du Nord, région britannique, et la République d’Irlande, indépendante, étaient jusque-là fermés et que les soldats britanniques veillaient sur les contrôles de sécurité imposés à tous ceux qui passaient d’un côté à l’autre, l’accord de 1998 a permis l’ouverture de plus de 200 points de passage, autorisant ainsi la libre circulation des biens et des personnes.

Mais le référendum du 23 juin 2016 a remis la frontière irlandaise au cœur de l’actualité politique. En effet, même si les Nord-Irlandais ont choisi de voter pour le maintien dans l’Union européenne (UE) à 55,8 %, ni l’assemblée ni le pouvoir exécutif d’Irlande du Nord n’ont le pouvoir de s’opposer au Brexit, choisi par une majorité des électeurs britanniques. Londres et Bruxelles ont signifié en décembre 2017 leur volonté d’éviter le rétablissement d’une frontière physique en Irlande. Toutefois, Theresa May a dû prendre en compte dans les négociations avec l’UE les revendications de ceux qui, au sein même de son gouvernement, sont partisans d’un Brexit « dur », voire d’une sortie sans accord de l’UE, ainsi que les exigences du Democratic Unionist Party (DUP), parti nord-irlandais défendant le maintien de la région dans le Royaume-Uni, sans lequel le gouvernement conservateur n’aurait pas de majorité au Parlement britannique de Westminster. Ainsi, alors que l’accord de retrait n’a pas été ratifié et que le contenu de l’accord qui régira les relations entre le Royaume-Uni et l’Union européenne doit encore être négocié, la question de la frontière prend une place primordiale dans les discussions et a fait de l’avenir de cette région périphérique un enjeu central.

Instaurer la paix : l’accord du Vendredi saint et l’Union européenne

L’année 1969 a marqué un tournant dans l’histoire de l’Irlande du Nord, ce territoire rattaché au Royaume-Uni, mais géographiquement situé sur l’île d’Irlande, partagée avec la République d’Irlande, indépendante depuis 1922. Les manifestations pour les droits civiques organisées cette année-là ont été violemment réprimées par la police. Cela a conduit à l’éclatement d’un conflit armé qui a opposé pendant près de trente ans les républicains (ou nationalistes), majoritairement catholiques et partisans de la rupture avec Londres, aux loyalistes (ou unionistes), principalement des protestants, fervents défenseurs du maintien de la région dans le Royaume-Uni. Ces « troubles », comme ils étaient appelés, ont fait 3 489 morts, principalement en Irlande du Nord, mais aussi en Grande-Bretagne et en République d’Irlande. Alors que Londres et Dublin avaient ratifié simultanément leur adhésion à la Communauté économique européenne (CEE) que les deux pays ont rejoint en 1973 et que la création du marché unique avait rendu obsolètes les contrôles frontaliers entre États-membres de ce qui était devenu l’Union européenne (UE) en 1993, les problèmes de sécurité empêchaient toujours la disparition des postes-frontières entre l’Irlande du Nord et l’Irlande. Mais après le cessez-le-feu annoncé en 1994, un processus de paix a enfin pu être mis en œuvre. Tony Blair, désigné Premier ministre du Royaume-Uni à l’issue des élections de 1997, s’est engagé dans des pourparlers officiels multipartites qui incluaient le Sinn Féin, l’aile politique de l’IRA provisoire, principal groupe paramilitaire républicain. Les discussions, qui se sont tenues à Belfast, ont débouché sur la signature d’un accord le jour du Vendredi saint 1998.

Parmi les principales décisions prises dans l’accord de Belfast figure l’abandon par la République d’Irlande de toute revendication territoriale sur l’Irlande du Nord, ce qui impliquait également d’amender la Constitution irlandaise. Le Royaume-Uni a reconnu de son côté que le statut constitutionnel de l’Irlande du Nord était uniquement l’affaire de la population de l’île, et Britanniques et Irlandais se sont entendus sur le fait qu’un éventuel changement de statut constitutionnel de l’Irlande du Nord ne pouvait advenir sans avoir été approuvé par la population nord-irlandaise. Par ailleurs, l’accord reconnaissait le droit de toute personne née en Irlande du Nord de choisir la citoyenneté irlandaise, britannique, ou les deux.

L’accord de 1998 comprend trois parties. La première fixe l’organisation institutionnelle et politique du pouvoir en Irlande du Nord. Une assemblée nord-irlandaise, dont le siège est situé à Stormont, a été créée. Composée de 108 députés élus à la proportionnelle, elle doit fonctionner en prenant en compte des garde-fous destinés à éviter qu’une communauté (protestante/unioniste ou catholique/nationaliste) puisse prendre l’ascendant dans le processus législatif. Un exécutif de douze membres a également été mis en place ; issu de l’assemblée en fonction du nombre d’élus de chaque parti, il a à sa tête un Premier ministre et un vice-Premier ministre représentant les deux communautés et est chargé de gérer les affaires intérieures de l’Irlande du Nord. La deuxième partie de l’accord concerne les relations entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande. Un Conseil des ministres nord-sud a été créé afin de traiter plusieurs questions transfrontalières concernant l’île d’Irlande. Enfin, la troisième partie de l’accord régit les relations entre l’Irlande et la Grande-Bretagne, ce qui inclue les autres administrations issues du processus de dévolution sur les deux îles. Le Conseil britannico-irlandais comprend ainsi des représentants des deux gouvernements ainsi que des exécutifs d’Irlande du Nord, d’Écosse et du Pays de Galles, auxquels s’ajoutent également des représentants des dépendances de la Couronne (Jersey, Guernesey et l’île de Man), conciliant dans cette création institutionnelle les aspirations aussi bien de ceux pour qui l’île d’Irlande devait retrouver son unité politique et de ceux qui, au contraire, privilégiaient les liens entre l’Irlande et la Grande-Bretagne. Suite au désarmement de l’IRA provisoire et des divers groupes paramilitaires loyalistes et à la libération des prisonniers qui appartenaient à ces organisations, les conditions de la paix ont pu être trouvées. L’accord du 10 avril 1998 a été approuvé par référendum en Irlande du Nord et en République d’Irlande en mai 1998 et après que les lois nécessaires à sa mise en œuvre ont été adoptées tant à Westminster qu’aux Oireachtas (Parlement irlandais) en juin de la même année, les postes-frontières qui restaient entre le Nord et le Sud ont été retirés, parachevant l’œuvre commencée par la création de l’union douanière et du marché unique de l’UE.

Ce n’est certes pas l’Union européenne qui a résolu le conflit nord-irlandais, mais le fait que la République d’Irlande et le Royaume-Uni soient deux États-membres a permis de mettre en place le contexte favorable à la fin des hostilités. Outre l’influence économique directe de l’Union sur le processus de réconciliation, c’est la pratique des relations intergouvernementales au sein de l’UE qui a été un facteur essentiel de changement dans l’évolution de la relation entre les gouvernements britannique et irlandais (O’Rourke 2018, p. 116). Mais le rôle de l’UE dans la résolution du conflit nord-irlandais a surtout été indirect, influençant « les structures, le contexte et le discours » sur la résolution de conflit dans la région (Phinnemore et Hayward 2017, p .19). Brigid Laffan a analysé le modèle proposé par l’UE pour y distinguer quatre dimensions qui ont eu des conséquences positives sur le processus de paix en Irlande du Nord : « la pertinence d’un accord partiel », « l’importance de l’innovation institutionnelle », « une politique pragmatique de résolution des problèmes », et « le partage de la souveraineté ». Comme le souligne Kathy Hayward, ce modèle reflète la nature de l’UE dont la souplesse d’organisation permet à ceux qui en bénéficient d’en déterminer les effets (Hayward, 2007). En Irlande du Nord, où le conflit concernait plusieurs niveaux de la société, ce modèle a permis de mettre en œuvre le processus de paix en travaillant à tous ces niveaux. Comme le soulignent Phinnemore et Hayward, « ce n’est donc pas tant les acteurs ou les structures de l’UE, mais bien le processus d’intégration européenne lui-même qui a permis une coopération au-delà des frontières idéologiques, politiques et territoriales » (p. 19).

L’importance du contexte européen est soulignée dans le préambule de l’Accord anglo-irlandais de 1985, puis dans la déclaration de Downing Street de 1993 et le document-cadre de 1995. L’accord de 1998 à son tour fait reposer les relations irlando-britanniques sur le lien qui existe entre les deux États-membres au sein de l’UE, déclarant en préambule que les deux gouvernements « souhaitent développer davantage encore la relation unique entre leurs peuples et la coopération étroite entre leurs pays en tant que voisins amis et partenaires au sein de l’Union européenne ». Et même si l’accord ne fait pas plus explicitement référence à l’UE, il est pourtant indéniable qu’il a été rédigé dans un contexte d’adhésion partagée et présupposait que les deux parties demeureraient membres de l’Union.

L’économie nord-irlandaise et l’adhésion à l’Union européenne

Si, à la suite de la partition de l’Irlande dans les années 1920 l’économie nord-irlandaise avait été florissante, reposant sur l’agriculture, les chantiers navals et l’industrie textile, la crise économique des années 1970 et la désindustrialisation progressive ont durement affecté l’économie de la région. Ce déclin économique a coïncidé avec le début des Troubles, et le contexte de violence et d’instabilité politique a découragé les investisseurs étrangers, ce qui n’a fait qu’empirer les difficultés du secteur industriel, tandis que la population migrait vers d’autres régions du Royaume-Uni ou à l’étranger et que la croissance ralentissait. Pendant la période des Troubles, l’Irlande du Nord, préoccupée par ses difficultés internes, est demeurée économiquement à part du reste du Royaume-Uni dont elle était la plus pauvre des douze régions.

Toutefois, depuis les années 1990, l’aboutissement du processus de paix et la signature de l’accord du Vendredi saint, l’économie nord-irlandaise a connu un renouveau, notamment dans les domaines de la construction, du tourisme ou des services (Murphy 2018, p. 68). À l’origine de ce renouveau, le contexte favorable d’une paix retrouvée doit être pris en compte, même si l’impact réel des « dividendes de la paix » est l’objet de débats (Coulter 2014 ; O’hearn 2008). En revanche, la région a pleinement bénéficié des nouvelles opportunités créées par la participation au marché commun et la signature de l’Acte unique européen. De plus, le doublement des fonds structurels européens en 1988 et la création du programme pour la paix et la réconciliation (PEACE) en 1995 ont contribué à l’évolution du contexte économique et politique en Irlande du Nord et plus largement sur l’île d’Irlande. En effet, après l’adoption de l’Acte unique européen, les principaux acteurs économiques de l’île ont appelé à davantage de coopération transfrontalière entre le Nord et le Sud (Tannam 2006, p. 260), ce qui a été rendu possible grâce à la modernisation des infrastructures, notamment dans le cadre du programme Interreg de l’UE, et pour répondre aux incitations de la Commission qui encourageait par ailleurs la coopération transfrontalière. Au total, comme le rappelaient Arlene Foster et Martin McGuinness, Première ministre et vice-Premier ministre d’Irlande du Nord, dans une lettre commune envoyée à Theresa May en août 2016, l’Irlande du Nord a reçu environ 13 milliards d’euros des fonds européens depuis 1994, ce qui souligne le rôle direct de soutien à l’économie de la région qu’a eu l’UE. De manière indirecte, l’appartenance à l’UE a permis une coopération politique lors du processus de paix qui fut accompagné par une plus grande coopération économique, une intégration et une interdépendance entre les deux parties de l’île. Le commerce transfrontalier sur l’île s’est accru après la signature de l’accord de 1998 et en 2015 l’Irlande était la destination de 61 % des exportations nord-irlandaises vers l’UE et 34 % du total des exportations nord-irlandaises. Inversement, 49 % des importations de l’UE et 27 % des importations totales en Irlande du Nord provenaient d’Irlande. Concernant les échanges entre les deux parties de l’île, ils étaient évalués à 1644,7 millions d’euros en 1995, contre 2988,3 millions en 2015, principalement dans le sens des exportations du Nord vers le reste de l’île, ce qui confirme l’impact bénéfique de l’appartenance à l’UE et de la signature des accords de Belfast sur une économie nord-irlandaise par ailleurs fragile.

Dans la nomenclature de l’Union européenne, l’Irlande du Nord est l’une des régions classées NUTS 2 en transition, c’est-à-dire l’une des régions où le PIB par habitant se situe entre 75 et 90 % de la moyenne de l’Union. Outre les fonds européens dont elle a pu bénéficier, l’Irlande du Nord dépend largement du Trésor britannique et des fonds alloués par Westminster pour financer son imposant secteur public tandis qu’elle souffre encore de la perte de sa base industrielle et manufacturière traditionnelle. À 3,8 % en décembre 2018, le taux de chômage en Irlande du Nord est plus bas que dans le reste du Royaume-Uni (4 %) ou qu’en République d’Irlande (5,4 %). Mais ces chiffres ne rendent pas compte du taux d’inactivité économique plus élevé dans la région que dans le reste du pays, et d’un taux de productivité inférieur à la moyenne nationale (p. 7). Ils masquent aussi un autre problème structurel dont souffre la région : une dépendance excessive vis-à-vis du secteur public et un secteur privé sous-développé. En 2018, environ 27 % des salariés étaient employés dans le service public (p. 20), contre 16,5 % au Royaume-Uni dans son ensemble. Les dépenses publiques par habitant sont également plus importantes en Irlande du Nord que dans n’importe quelle autre région du Royaume-Uni, à 20 % au-dessus de la moyenne nationale (p. 4). Cette différence entre l’Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni peut s’expliquer en partie par le contexte particulier créé par les années de conflit, en particulier en ce qui concerne la sécurité et les pertes d’échelle qu’engendre le gouvernement d’une région peu peuplée, et souligne la faiblesse structurelle du secteur privé en Irlande du Nord (Murphy 2018, p. 72).

Après trente années de conflit, l’Irlande du Nord a profité, grâce à la signature des accords du Vendredi saint, des bénéfices de la paix entre les communautés et de l’ouverture complète de la frontière avec le voisin irlandais. L’appartenance à l’Union européenne a permis à la fois directement et indirectement de soutenir l’économie de la région. Les faiblesses structurelles de cette dernière n’ont toutefois pas encore été résolues et risquent d’être renforcées par le Brexit, dont les conséquences pour la population nord-irlandaise risquent d’être encore plus fortement ressenties que pour le reste de la population britannique.

Le Brexit et ses conséquences pour l’île d’Irlande

Le vote du 23 juin 2016 a inauguré une période d’incertitude pouvant conduire à une remise en cause de l’équilibre politique et constitutionnel au Royaume-Uni et sur l’île d’Irlande. Bien que 55,8 % des électeurs nord-irlandais aient voté pour rester dans l’Union européenne, les résultats nationaux du référendum contraignent la région à quitter l’UE alors que le reste de l’île restera dans l’Union.

Il est fortement probable que le Brexit aura des conséquences négatives pour l’économie britannique dans son ensemble. En fonction de la manière dont le pays quittera l’UE (avec ou sans accord), le Royaume-Uni pourrait perdre entre 1,31 et 4,21 % de son PIB, selon une étude du Parlement européen (p. 8). Un rapport du ministère britannique chargé de la sortie de l’UE a récemment indiqué que, dans une perspective à 15 ans, l’économie britannique pourrait être 6,3 à 9 % plus petite que ce qu’elle serait en restant dans l’UE en cas de sortie sans accord (par. 21). Le rapport souligne également les importantes disparités régionales, l’Irlande du Nord risquant d’être davantage affectée que le Pays de Galles ou l’Écosse ou bien encore que l’Angleterre (à l’exception du Nord-Est). L’un des principaux défis pour l’économie nord-irlandaise réside dans la définition de sa relation commerciale future avec l’UE. Étant donné le degré d’ouverture commercial de la région, son économie ne pourra se maintenir qu’à condition de garantir des conditions favorables aux échanges internationaux. Mais l’essentiel de ce commerce international s’effectuant avec la République d’Irlande, la question du statut de la seule frontière du Royaume-Uni avec l’Union européenne est vite devenue l’un des principaux points d’attention des négociations.

En effet, si le Royaume-Uni quitte entièrement le marché unique et l’union douanière, tout obstacle à la libre circulation nuira au commerce transfrontalier. De surcroît, les coûts supplémentaires engendrés par l’augmentation des frais administratifs et financiers auront également des répercussions sur les transactions entre les deux parties de l’île d’Irlande dont le volume diminuera probablement. Selon ce scénario, une diminution du commerce entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande aurait à son tour des conséquences négatives pour l’économie des deux parties de l’île. Et même si le principal marché pour les entreprises nord-irlandaises est le Royaume-Uni, les biens vendus en Grande-Bretagne sont en grande partie produits grâce à des matières premières et des composantes en provenance de République d’Irlande, les chaînes d’approvisionnement étant à présent imbriquées de manière complexe (Murphy 2018, p. 77).

Comme le souligne le rapport du ministère britannique chargé de la sortie de l’UE publié en février 2019, l’un des secteurs les plus menacés est l’agroalimentaire, qui emploie 5,5 % de la population (soit environ 75 000 emplois), principalement dans les zones rurales frontalières, et représente 3,2 % de la valeur ajoutée brute nord-irlandaise. Il s’agit également de l’un des secteurs les plus intégrés de l’île. À l’heure actuelle, animaux et produits agroalimentaires traversent souvent la frontière à plusieurs reprises au cours du processus d’élaboration et de conditionnement, sans être soumis à de quelconques droits de douane ou contrôles. C’est ce système de production de nourriture et toutes les activités économiques qui y sont associées qui sont menacées par le Brexit. Le rapport ne mentionne pas la fin des aides européennes, alors que les agriculteurs nord-irlandais dépendent largement de la Politique agricole commune (PAC). L’avenir de ce secteur est donc tributaire de l’évolution des relations entre le Royaume-Uni et l’UE et de la manière dont la politique agricole britannique compensera la perte des revenus actuels pour les agriculteurs.

Mais la question du rétablissement d’une frontière dure a également soulevé de nombreuses questions à la fois symboliques et politiques sur ce qu’elle signifierait pour l’île d’Irlande. Outre la difficulté de surveiller les quelque 208 points de passage qui émaillent les 500 kilomètres de frontière, le retour d’une séparation physique entre les deux parties de l’île est vécu de part et d’autre comme un retour en arrière, à la situation qui prévalait pendant les Troubles (p. 44-45). Les conséquences politiques de cette séparation sont potentiellement graves car elle creuse une distance à la fois littérale et symbolique entre les deux parties de l’île. Or, si les nationalistes s’étaient satisfaits de la situation créée par les accords de 1998 qui leur permirent d’affirmer leur identité irlandaise dans un cadre garanti par l’UE, le Brexit pourrait raviver les tensions communautaires. Les nationalistes ayant voté majoritairement pour rester dans l’UE, les difficultés économiques créées par le Brexit pourraient les encourager à soutenir les appels renouvelés de partis comme le Sinn Féin en faveur d’une Irlande réunifiée. Le risque de polarisation des communautés est renforcé par la situation politique spécifique de l’Irlande du Nord, dont les institutions ont été suspendues au début de l’année 2017, affaiblissant ainsi sa représentation alors qu’elle se retrouvait au cœur des négociations.

Une région au cœur des négociations

En 2017, Martin McGuinness, membre du Sinn Féin et alors vice-Premier ministre d’Irlande du Nord, a démissionné pour protester contre le refus d’Arlene Foster, Première ministre d’Irlande du Nord, de quitter la tête de l’Exécutif de la région afin de permettre l’organisation d’une enquête après des accusations de fraude dans l’attribution de subventions en vue de l’utilisation d’énergies renouvelables. La démission de McGuinness a provoqué l’effondrement de l’Exécutif nord-irlandais et une élection anticipée a été organisée en mars 2017. Néanmoins, les principaux partis, à savoir le Democratic Unionist Party (DUP, parti unioniste) et le Sinn Féin (pari nationaliste), n’ont pas réussi à s’entendre sur la formation d’un nouveau gouvernement et les institutions nord-irlandaises sont toujours suspendues à ce jour. Dans cette situation, la voix de l’Irlande du Nord n’a pu être portée directement et officiellement par ses représentants ni auprès des institutions britanniques (notamment des commissions ad hoc mises en place par le Parlement de Westminster) ni auprès de celles de l’UE (notamment la Commission européenne qui a organisé des rencontres avec des représentants des institutions galloises et écossaises).

Alors que la question irlandaise a assez tôt cristallisé les tensions lors des négociations de l’accord de retrait avec l’UE, les élections britanniques du 8 juin 2017 ont renforcé le déséquilibre paradoxal de la représentation des intérêts de la région. En effet, après que le Parti conservateur dirigé par Theresa May a perdu sa majorité à la Chambre des communes, il s’est trouvé contraint de négocier une alliance avec le DUP pour se maintenir au pouvoir. Les dix députés du parti unioniste nord-irlandais ont pu dès lors peser sur les choix du gouvernement en faisant valoir leur opposition à toute mesure qui risquerait de remettre en cause l’équilibre constitutionnel britannique dans un sens qui ne leur siérait pas. C’est ainsi qu’après des mois de difficiles discussions, négociateurs britanniques et européens sont parvenus le 14 novembre 2018 à un accord de retrait accompagné d’une déclaration dessinant l’ébauche de la relation post-Brexit. Ces documents permettent de résoudre les principaux problèmes posés par le retrait britannique, notamment la question des obligations financières britanniques vis-à-vis de l’UE ainsi que celle des droits des citoyens de l’Union au Royaume-Uni et des citoyens britanniques dans l’UE. L’accord précise également les dispositions relatives à la mise en œuvre d’une période de transition qui s’ouvrirait au lendemain du 29 mars 2019 et durerait jusqu’au 31 décembre 2020 (et pourrait être prolongée à la demande des Britanniques).

Étant donnée la complexité du problème, la question de la frontière irlandaise n’a pu être résolue que partiellement dans le « protocole » spécifique qui lui est consacré dans le traité de novembre 2018. Afin d’éviter le retour d’une frontière physique dure entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande en l’absence d’accord à l’issue de la période de transition, le « protocole » propose l’adoption d’un « filet de sécurité » («  backstop ») consistant en la création d’un « territoire douanier unique » entre l’Union et le Royaume-Uni. Une telle union douanière signifierait pour les Britanniques le maintien, à l’égard des pays tiers, de tarifs douaniers similaires à ceux imposés par l’UE. Par conséquent, aucune taxe douanière ou quota ne serait imposé entre le Royaume-Uni et l’UE pour les biens industriels et agricoles (en revanche, les services et les produits de la pêche doivent faire l’objet d’un accord séparé). Alors que l’UE avait initialement proposé que seule l’Irlande du Nord demeure dans une telle union douanière, les négociateurs britanniques ont préféré y faire entrer l’ensemble du pays afin de garantir qu’aucune frontière douanière ne soit instaurée en mer d’Irlande entre l’île d’Irlande (et donc l’Irlande du Nord) et la Grande-Bretagne. Ainsi Theresa May a-t-elle tenté de satisfaire les exigences du DUP pour qui une telle situation aurait été inacceptable.

Mais cet arrangement douanier aurait pour conséquence de freiner les ambitions commerciales britanniques après le Brexit en rendant impossible pour Londres de conclure des accords de libre-échange, car cela impliquerait la levée des droits de douane sur les biens. Ces dispositions prévues n’ont pas manqué d’irriter ceux qui, à l’instar de Boris Johnson ou de Jacob Rees-Mogg, influents chefs de file des députés les plus eurosceptiques du Parti conservateur, souhaiteraient ouvrir davantage le Royaume-Uni sur le monde afin d’en faire un « Singapour-sur-Tamise », sorte de paradis fiscal et réglementaire à la frontière de l’UE. De surcroît, le « filet de sécurité » contraindrait les Britanniques à appliquer une partie de la réglementation européenne afin d’éviter les divergences qui conduiraient à des avantages compétitifs vis-à-vis des États-membres de l’Union (notamment dans le domaine des aides d’État et des abus de position dominante). Pour ce qui est des réglementations environnementales, fiscales et sociales de l’UE, les Britanniques s’engageraient à maintenir l’acquis à la date de leur sortie sans toutefois devoir suivre l’évolution des règles de l’UE par la suite.

En cas de mise en œuvre du « filet de sécurité », au-delà de sa participation au « territoire douanier unique », l’Irlande du Nord resterait également dans le marché intérieur européen pour la circulation des marchandises. Cela impliquerait le respect de la législation européenne et des règles de ce marché, y compris dans les domaines agricole, environnemental, énergétique ou des aides d’État. Garant du respect de ces règles, la Commission européenne et la Cour de justice de l’Union auraient toujours autorité, mettant ainsi le territoire nord-irlandais à part du reste du Royaume-Uni.

Les dispositions ainsi prises dans le « protocole » sur l’Irlande du Nord ont été la cause d’importantes dissensions entre la Première ministre et les plus ardents défenseurs d’une sortie franche de l’UE. Le fait que les Britanniques ne soient pas en mesure de mettre un terme à ce « filet de sécurité » de manière unilatérale, c’est-à-dire sans l’accord de l’UE, a été décrit comme une « menace sur l’intégrité du Royaume-Uni » par Dominic Raab, alors ministre chargé de la sortie de l’UE, entraînant sa démission, suivie depuis novembre 2018, de celle de onze autres membres du gouvernement également opposés à cet accord. Le 15 janvier 2019, seuls 202 députés ont voté en faveur de l’accord négocié par Theresa May. Parmi les 432 députés ayant voté contre, se trouvaient non seulement les Travaillistes (sauf trois), mais aussi 118 Conservateurs, dont des partisans d’une sortie sans accord, rejoints par les élus unionistes nord-irlandais qui avaient fait part de leur insatisfaction malgré les assurances données par la Première ministre.

Après le rejet de l’accord de novembre 2018 par la Chambre des communes en janvier 2019, Theresa May a tenté de convaincre l’UE de rouvrir la question du « filet de sécurité ». Néanmoins, par la voix de ses négociateurs, Michel Barnier et Sabine Weyand, l’UE a fait savoir que l’intérêt d’un État-tiers ne pouvait passer devant celui de l’un des États-membres. En l’occurrence, les Vingt-Sept sont sensibles à la position de la République d’Irlande qui s’inquiète des conséquences qu’aurait le rétablissement d’une frontière avec l’Irlande du Nord et qui a déployé d’intenses efforts diplomatiques pour convaincre ses partenaires européens de soutenir ses intérêts. Mais au-delà de cette position de principe, l’UE est également attachée au respect des engagements pris dans le cadre des accords du Vendredi saint et n’est prête à faire des concessions que dans la mesure où celles-ci ne contrediraient pas les règles adoptées en 1998. Enfin, en l’absence d’accord au sein du Parlement britannique, et même au sein du Parti conservateur au gouvernement, l’UE est peu encline à accorder des concessions tant la position britannique est susceptible de varier et d’être remise en cause. C’est ainsi qu’après que Theresa May a tenté, en vain, de convaincre les députés qu’elle avait obtenu des concessions de la part de l’UE sur la possibilité de mettre un terme au « filet de sécurité » sans attendre l’aval de Bruxelles, le texte a de nouveau été rejeté par 391 voix contre 242 le 11 mars 2019.

Conclusion

Région à l’écart du reste du Royaume-Uni, plus fragile économiquement, isolée politiquement et divisée socialement, l’Irlande du Nord a tiré profit de son appartenance à l’Union européenne. Cette dernière lui a en effet permis d’instaurer les conditions de la paix entre communautés nationaliste et unioniste et d’une relative prospérité reposant largement sur l’ouverture totale de sa frontière avec la République d’Irlande. C’est cet équilibre difficile que le référendum du 23 juin 2016 a remis en cause. Les conséquences économiques de la sortie de l’UE risquent d’être couplées avec un regain de tensions entre communautés, attisées par le retour d’une frontière dont l’effacement avait participé à apaiser les républicains les plus ardents.

L’avenir de la région en cas de sortie de l’UE n’avait fait l’objet que de très peu d’attention lors du débat précédant le référendum. Mais la question de la frontière s’est vite retrouvée au cœur des débats avec l’Union, à cause de ce qu’elle représente pour la région, mais aussi pour la République d’Irlande. L’idée d’un traitement spécifique de cette partie du Royaume-Uni risquant de modifier l’équilibre constitutionnel du pays tout entier, cette solution a été rejetée par les unionistes, mais aussi par une large partie des Conservateurs au pouvoir. Néanmoins, le « filet de sécurité » mentionné dans l’accord de novembre 2018, dont le principal objectif est d’éviter le rétablissement d’une frontière physique dure sur l’île d’Irlande au prix de concessions sur l’appartenance du Royaume-Uni dans son ensemble à une union douanière avec l’UE, continue de faire l’objet de vives tensions au sein du Parlement de Westminster. Et l’avenir de la région reste à ce jour suspendu à la définition des nouvelles relations avec les Vingt-Sept.

par Thibaud Harrois, le 26 mars 2019

Aller plus loin

Bibliographie
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• Etain Tannam, « Cross-Border Co-operation between Northern Ireland and the Republic of Ireland : Neo-Functionalism Revisited », British Journal of Politics and International Relations, 2006, vol. 8, n°2, p. 256-276.

Pour citer cet article :

Thibaud Harrois, « Brexit : l’enjeu nord-irlandais », La Vie des idées , 26 mars 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Brexit-l-enjeu-nord-irlandais

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Notes

[1Le gouvernement travailliste de Tony Blair a procédé à la création d’institutions dévolues en Ecosse, au Pays de Galles et en Irlande du Nord. Le Parlement écossais, ainsi que les Assemblées du Pays de Galles et d’Irlande du Nord ont été créées en 1999, dotés de pouvoirs et de compétences clairement définis, mais ne couvrant pas nécessairement les mêmes domaines selon les régions.

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