Avec Noise, Alex Preda fait l’ethnographie des traders amateurs, ces individus qui effectuent des transactions sur les marchés boursiers pour leur compte propre et non dans le cadre d’un travail salarié, et dont les opérations sont en outre quotidiennes ou presque, par opposition aux investisseurs particuliers dont les opérations sont plus rares. Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, il est rare de gagner durablement des montants conséquents en s’adonnant au boursicotage en ligne ; c’est le contraire qui prévaut. Après un aperçu des innovations techniques ayant rendu possible l’émergence de la forme moderne du boursicotage, A. Preda s’attache donc aux formes que prend la vie sociale sur les marchés électroniques pour expliquer que, malgré son irrationalité économique, le trading en ligne perdure.
La montée en puissance du trading amateur
Noise raconte l’histoire récente du trading amateur, avatar du boursicotage à l’heure de l’informatisation des marchés financiers et du triomphe de l’industrie financière dans l’économie mondiale. Malgré de courtes remarques sur les modifications réglementaires touchant les produits accessibles aux traders particuliers, sur les conditions financières exigées pour la participation aux marchés à terme, sur l’usage de l’effet de levier, ou sur la fiscalité, c’est le versant technologique qui est plus développé. Noise montre des acteurs sociaux qui réagissent aux opportunités que leur ouvrent de nouvelles technologies, en fonction de leurs capacités personnelles et de leurs capitaux.
Depuis les années 1970, les progrès technologiques dans les systèmes d’information et de télécommunication permettent aux courtiers en bourse d’étendre leur clientèle particulière à des clients moins fortunés auxquels ils fournissent des services moins onéreux. La réception et le traitement des ordres sont de plus en plus automatisés. Courtiers et traders ont redéfini la fonction des terminaux téléphoniques en créant des combinaisons de touches qui permettent de passer des ordres. Cela a réduit les frais prélevés et augmenté la rapidité, la fréquence et le volume des échanges. D’abord coûteux, Internet procure un avantage temporel décisif depuis les années 1990. Après les premières intrusions de hackers dans les systèmes d’information des bourses pour recevoir les informations sur les transactions, les technologies ainsi développées sont institutionnalisées et intégrées à l’offre d’entreprises privées, en partie issues de l’industrie du jeu, qui fournissent des interfaces comme Ameritrade ou Options Xpress grâce auxquelles des particuliers accèdent aux marchés boursiers. Ainsi, la population des traders amateurs s’enrichit d’individus plus jeunes, aux origines plus diverses, disposés à effectuer des transactions plus fréquentes et dont ils espèrent des rendements plus substantiels et plus immédiats. Noise fournit cependant peu d’informations sur ces traders amateurs dont on apprend surtout qu’ils sont majoritairement des hommes.
Au bas de la hiérarchie de la finance
Les traders amateurs sont dominés à plusieurs titres dans le champ de l’industrie financière : étudiants aspirant à des carrières financières ou anciens traders professionnels contraints par les recompositions structurelles des professions financières à chercher une nouvelle carrière, ils ont un statut inférieur à celui des employés des salles de marché dans lesquelles les étudiants cherchent à pénétrer et dont les autres ont été exclus.
Même lorsqu’ils sont de simples particuliers, les traders amateurs sont dominés par les professionnels et par les théoriciens académiques de la finance qui leur reprochent non seulement de causer ou d’amplifier des mouvements injustifiés du prix des actifs financiers, mais aussi d’être tout simplement malhabiles [1]. Pourtant les transactions réalisées par les particuliers sont bien moins importantes, en volume, que celles que réalisent les professionnels de la finance, ce qui suscite d’ailleurs l’incompréhension dans les milieux académiques où A. Preda dit s’être vu reprocher le caractère anecdotique de ses recherches.
En outre, les traders amateurs interviennent « à la lisière des marchés » [2] : les plateformes de trading en ligne ont évolué pour se contenter de se porter contrepartie de leurs clients, c’est-à-dire d’acheter ce que les clients vendent et de vendre ce qu’ils achètent. Bien que les interfaces qu’elles leur proposent maintiennent l’illusion de la compétition de marché, elles ne portent pas les ordres de leurs clients vers les marchés boursiers. Elles ne fonctionnent pas comme un accès aux marchés qui permettrait aux traders amateurs d’entrer en contact avec des acheteurs et des vendeurs tant particuliers que professionnels et de réaliser des transactions avec eux. Ce fait problématique aurait mérité de plus amples développements dans le cadre d’une analyse des multiples formes de domination sur les marchés financiers, car il signifie entre autres qu’il y a plus à gagner à prendre la position opposée aux boursicoteurs qu’à simplement porter leurs ordres à d’autres opérateurs de marché. Ainsi, A. Preda remarque que les plateformes états-uniennes sont tenues depuis 2010 de révéler à leurs clients qu’elles se portent elles-mêmes contrepartie des ordres qu’ils croient passer sur les marchés (p. 226).
Bien qu’imparfaites et provenant d’acteurs qui ont tout intérêt à claironner leur succès pour attirer de nouveaux clients, les statistiques disponibles montrent que l’immense majorité des traders particuliers perdent bien plus d’argent dans cette activité qu’ils n’en gagnent. Les entretiens ethnographiques montrent en outre que la plupart des traders amateurs en sont conscients. N’est-ce pas paradoxal ?
Persister dans le trading malgré des pertes conséquentes
Comment expliquer la pérennité d’une pratique comme le trading amateur, dont le but affiché est de réaliser un gain monétaire, si la régularité et l’ampleur des pertes des traders amateurs sont connues ? Sans s’embarquer dans les théories psychologisantes de la finance comportementale sur la myopie cognitive ou l’étouffement de la raison par les passions primordiales, Noise propose de renoncer à un cadre interprétatif qui fait de la rationalité en finalité (la recherche de l’adéquation objective des moyens à la fin) la seule mesure de l’action humaine et d’adopter une explication fonctionnaliste. Des forces sociales inaudibles à première écoute jouent en sourdine derrière le fracas paradoxal de l’irrationalité. Si l’on rencontre des traders amateurs, c’est parce que cette pratique remplit trois fonctions qui permettent ensemble la reproduction du système financier :
Premièrement, elle permet la formation et la socialisation professionnelle de jeunes gens désireux de poursuivre une carrière de trader professionnel. Identifiée en tant que telle, elle est encouragée par les institutions dominantes de la finance de marché qui souhaitent y recruter leur force de travail.
Deuxièmement, c’est un exutoire pour les travailleurs surnuméraires : Le trading amateur constitue aussi une soupape grâce à laquelle les traders professionnels rendus inutiles par les reconfigurations professionnelles de la finance de marché trouvent à se recycler en fournissant des services aux traders amateurs : au delà de la mise à disposition des moyens matériels de l’intervention sur les marchés (création de logiciels et de plateformes de trading en ligne), il s’agit aussi de services auxiliaires (fourniture d’outils d’analyse financière, formation aux techniques du bon boursicoteur ou coaching).
Troisièmement, cette pratique remplit une fonction de légitimation : les traders amateurs s’approprient les manières d’agir, de penser et de sentir des professionnels de la finance et diffusent leur vision du monde dans le reste de la société. Elle contribue ainsi à légitimer les activités des professionnels de la finance dans d’autres sphères sociales.
Trading et dilemmes moraux
Malgré son irrationalité technique, le trading trouve et conserve des amateurs grâce à sa fonction de légitimation de la vision financière du monde. A. Preda relève en effet que les traders amateurs, sans cesse sommés de prendre des décisions et d’agir dans l’interface de trading, sont mis face à des problèmes moraux. Placés devant des choix qui nécessitent de faire l’exercice de leur liberté sans pour autant quitter le confort d’un salon équipé des technologies les plus modernes, les traders amateurs jouissent de biens de salut [3] obtenus par la pratique du trading. En ne réalisant pas toujours de gain monétaire, on acquiert cependant et on fait montre de qualités jugées constitutives de la personnalité du trader : audace, endurance, patience, discipline et fidélité à un plan préétabli même s’il faut pour cela supporter des pertes, contrôle des émotions en environnement hostile. C’est ce qu’A. Preda appelle une conception bourgeoise de la liberté (« bourgeois freedom ») [4].
Il est curieux qu’A. Preda étende son analyse du trading amateur à d’autres loisirs comme les sports extrêmes ou à la dimension de retraite ascétique de certaines religions et qu’il ignore dans le même temps la comparaison avec le monde du jeu et des paris. Il relève pourtant l’intervention d’entreprises issues de l’industrie du jeu dans la fourniture de services aux traders amateurs, et observe que bien des opérations de trading amateur sont effectuées « pour de faux ». C’est une comparaison qu’il aurait fallu au moins considérer, ne serait-ce que parce que les joueurs sont confrontés à une structure de gains défavorable tout autant que les traders amateurs. Ainsi, Noise aurait pu pour cela prendre appui sur des recherches antérieures [5], qui complètent avantageusement l’analyse du trading amateur.
Une problématisation intempestive
Pour apprécier pleinement l’ouvrage, il est nécessaire de clarifier un malentendu suscité par le choix du titre et la manière dont le sujet est problématisé. En donnant à son compte-rendu d’enquête le titre de « Noise. Living and Trading in Electronic Finance », A. Preda suggère que les boursicoteurs vivent dans la rumeur que suscitent leurs opérations sur les marchés électroniques. Il ne fait là que reprendre à son compte la notion de bruit, comme si c’était une caractéristique intrinsèque de son objet d’enquête, alors que c’est un concept directement emprunté à la théorie académique orthodoxe de la finance.
La théorie académique de la finance prétend en effet modéliser le mouvement des cours de bourse comme la combinaison d’un risque lié au mouvement général du marché (c’est-à-dire du prix de tous les actifs) et d’un risque intrinsèque au titre considéré. L’écart entre les observations et les prédictions du modèle est conceptualisé mathématiquement comme un bruit, c’est-à-dire comme un facteur d’erreur qui entraîne une dispersion des mesures observées dénuée de signification. Une telle modélisation des cours boursiers prend son sens lorsqu’elle est interprétée dans le cadre de la théorie de l’efficacité informationnelle des marchés. Selon cette théorie, les mouvements de prix s’expliquent par l’assimilation des modifications de l’information publiquement disponible sur l’état de l’économie. De nouvelles informations conduisent les investisseurs à réviser leurs attentes en matière de rentabilité future des actifs boursiers et à réaliser des transactions qui amènent les actifs à atteindre le prix qui intègre ces informations. Si cependant des investisseurs mal informés ou incapables d’interpréter correctement de nouvelles informations s’engagent dans des transactions, leur intervention perturbe le mécanisme d’intégration des nouvelles dans le prix et une variation de ce dernier ne constitue plus un signal significatif pour des investisseurs qui se posent la question de la valeur fondamentale des actifs. C’est-à-dire qu’ils causent un bruit qui parasite le signal informatif porté par le cours boursier. Dans la théorie orthodoxe, les acteurs qui prennent en compte le bruit de ce monde au lieu de se concentrer sur les informations pertinentes ou ceux qui se montrent incapables de comprendre le sens des informations sont de bruyants personnages qui brouillent le signal qu’émettent les cours boursiers en y intégrant des signaux dénués de signification.
Les théoriciens académiques de la finance ont ensuite identifié les traders amateurs comme principale source de bruit sur les marchés financiers. En les suivant, A. Preda prétend faire une ethnologie du bruit sur les marchés financiers à partir d’un phénomène, le trading amateur, qui est marginal au regard des volumes échangés, et qui n’a pas beaucoup de lien avec les questions qu’il pose : ni la généalogie technique du trading amateur ni les fonctions de cette pratique pour le système financier, ni même l’expérience subjective des traders amateurs n’ont de lien avec le bruit. Ainsi, le concept financier dont est tiré le titre du livre en perturbe la lecture et constitue un malheureux exemple des obstacles épistémologiques que peut causer dans un autre champ scientifique la reprise telle quelle d’une construction d’objet élaborée pour répondre à de toutes autres questions.
Recensé : Alex Preda, Noise. Living and Trading in Electronic Finance, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 2017, 271 p., 35 $.