Hayek a toujours présenté sa refondation du libéralisme comme une utopie, reposant sur l’idée d’un ordre social spontané et autorégulé, contre les chimères de la justice sociale.
À propos de : Michel Bourdeau, La fin de l’utopie libérale. Introduction critique à la pensée de Friedrich Hayek, Hermann
Hayek a toujours présenté sa refondation du libéralisme comme une utopie, reposant sur l’idée d’un ordre social spontané et autorégulé, contre les chimères de la justice sociale.
La fin de l’utopie libérale a le mérite d’appréhender Hayek, sa trajectoire et son œuvre sous un angle original, compréhensif et internaliste, suivant la pensée de Hayek pas à pas. F. Hayek ne saurait être défini comme un simple économiste, ni même un simple théoricien du libéralisme : c’est à la fois et en même temps un penseur théoricien mais aussi un militant dont l’œuvre ne peut être comprise sans prendre en compte l’hostilité de F. Hayek au socialisme et au planisme économique, ainsi qu’au concept qui leur est attaché, à savoir la justice sociale. F. Hayek fut aussi un acteur de l’Histoire et militant qui contribua à renouveler les bases théoriques et épistémologiques du libéralisme, participant ainsi à forger la matrice de ce que les chercheurs nomment aujourd’hui « néolibéralisme » ; du Colloque Lippman au Committee for Social Thought à Chicago puis la Société du Mont-Pèlerin. L’ouvrage se propose d’aborder l’œuvre et la pensée de F. Hayek en présentant par un tableau panoramique cohérent des concepts-clés qui permettent de reconfigurer les bases théoriques et le cadre épistémologique du libéralisme classique, avec la notion de division sociale de la connaissance, d’ignorance comme définition de l’individualisme, de complexité et surtout d’ordre spontané auto-généré appréhendé comme « système complexe organisé », en mentionnant spécifiquement le lien entre ordre spontané et évolution, qui seraient des idées « jumelles », ou encore parallèles. En effet Michel Bourdeau retrace, non sans érudition, la genèse et la structure du libéralisme traditionaliste et évolutionniste hayékien depuis les premiers textes fondateurs comme Économie et Connaissance (1937), jusqu’à l’ouvrage Droit, Législation et Liberté (1973-1979) apothéose d’une œuvre proprement politique, bien que multidimensionnelle.
Si l’ouvrage présente une certaine technicité nécessaire pour les précisions du propos, tous les concepts sont définis et explicités, en s’adressant de manière lisible à un large public, avec comme principale difficulté la grande densité conceptuelle. L’exercice est cependant réussi car ce n’est pas seulement une « introduction critique » à la pensée de Hayek qu’il offre, mais aussi un résumé des principaux concepts et un guide de lecture. Ensuite, l’ouvrage met l’accent sur l’utopisme comme stratégie et comme philosophie politique dans l’œuvre de F. Hayek à partir de 1947 puis la parution du texte Les intellectuels et le socialisme : pour affronter et vaincre le socialisme selon Hayek il faut recourir aux intellectuels, ces « second hand dealers in ideas », ou entrepreneurs d’idées, et diffuser les idées néolibérales, ou plutôt « authentiquement libérales », sous forme d’utopie pour convaincre les masses considérées comme malléables, puis les gouvernements pour la mise en place des « règles de juste conduite » nécessaires à l’émergence et au bon fonctionnement de la « catallaxie », ou ordre économique, qui devrait être le modèle et le paradigme de la Société dans son ensemble, démontrant ainsi le pan-économisme hayékien. Autant de dispositifs susceptibles de réaliser la « Grande Société », en se revendiquant de la lignée d’A. Smith et de K. Popper, recréant ainsi une philosophie de l’Histoire avec un horizon téléologique, sans que l’on puisse toujours faire la distinction entre le caractère descriptif ou positif, et le caractère normatif ou prescriptif : si l’ordre spontané est « synonyme » de l’évolutionnisme ou qu’il en est le produit, et qu’il est « spontané », pourquoi fonder la Société du Mont-Pèlerin, écrire une œuvre et appeler à l’introduction de règles de juste conduite et de droit permettant de favoriser l’avènement de la « Grande Société » ?
C’est ainsi que dans le texte Les Intellectuels et le Socialisme datant de 1949, l’on saisit que F. Hayek considère le libéralisme comme une utopie, à la fois comme stratégie politique et comme doctrine idéologique. A travers l’ouvrage de Michel Bourdeau, on entre donc de plain-pied dans la pensée de Hayek de manière critique, en nous dotant d’outils qui permettent de décrypter le monde politique et économique contemporain, notamment les traitées européens, tant l’influence des idées de Hayek fut large dans les milieux libéraux et au-delà. Michel Bourdeau rappelle la distinction nécessaire entre libéralisme économique et libéralisme politique. Deux formes ou dimensions du libéralisme qui sont distinctes mais liées. Le libéralisme politique précède le libéralisme économique comme pensée et idéologie, le libéralisme politique consistait à limiter le pouvoir politique et à mettre fin aux abus de pouvoir en promouvant les droits des individus. Le libéralisme économique a toutefois une signification politique immédiate : toute action du gouvernement est perçue comme une ingérence inutile voire nocive. Mais les Whigs du XVIIIe siècle étaient protectionnistes et l’on sait que le libéralisme économique s’est fort bien accommodé des dictatures militaires.
Donc il s’agit de souligner que F. Hayek défend avant tout un libéralisme économique, qui prend l’économie de marché comme paradigme de la vie en société avec l’expression d’un « marché surveillant l’État et non pas d’un État surveillant le marché ». Hayek se définit comme un libéral et non comme un néolibéral pour se référer à la tradition libérale qu’il présente comme authentique pour « bénéficier du prestige qui lui est associé ». C’est une des dimensions du traditionalisme de F. Hayek, outre le fait que les règles de juste conduite sont le produit de traditions qu’il ne faudrait modifier qu’à la marge au nom de la préservation des mécanismes auto-générés de l’ordre spontané. Il est à noter que F. Hayek et ses disciples se livrent à une forme de « réécriture de l’histoire du libéralisme qui passe sous silence les luttes fratricides qu’ont pu mener les différents membres de la grande famille libérale » (p. 17).
Ainsi, il serait judicieux de relever que si Hayek mène ouvertement un combat politique, épistémologique et idéologique contre le socialisme et la planification sous toutes leurs formes, il menait aussi un combat contre Keynes dont la Théorie générale dominait largement les cercles d’économistes et d’intellectuels à Cambridge. Pourtant Keynes se disait aussi libéral et peut être considéré comme tel dans la grande famille des penseurs libéraux. F. Hayek prononçait aussi une forme d’excommunication à l’encontre de J.-S. Mill, lui aussi penseur et économiste libéral, en raison de son « utilitarisme » et de ses « dérives socialistes ».
L’ouvrage a aussi le mérite de souligner « l’influence prodigieuse » que l’œuvre de F. Hayek a pu avoir bien au-delà des cercles d’économistes et des mondes universitaires. Il est probablement un des rares économistes qui a pu produire de véritables best-sellers comme La Route de la servitude. On trouve les traces de la pensée de F. Hayek à la fois chez Jimmy Wales, le fondateur de Wikipédia que chez Margaret Thatcher, qui se revendique ouvertement de La Constitution de la liberté (1960) qu’elle aurait brandi lors d’une réunion du parti conservateur britannique en déclarant « voilà ce à quoi nous croyons ». Hayek occupe aussi une « position singulière » du fait de son engagement politique au service d’une cause. Hayek a aussi cette particularité de redéfinir pour le XXe siècle le libéralisme de manière systématique, c’est-à-dire en proposant un système de concepts reliés les uns aux autres avec une portée normative et prescriptive, parfois revendiquée, parfois implicite.
Ainsi, la liberté devient chez Hayek non seulement une « absence de coercition » par un pouvoir arbitraire qui entraverait la libre circulation des biens et des hommes, mais aussi la faculté de pouvoir utiliser « ses connaissances pour réaliser les fins qu’on s’est proposés », et le libéralisme devient une utopie à mettre en œuvre, dans toute les contradictions que cela soulève, puisque F. Hayek rejette l’interventionnisme et le constructivisme tout en prônant la constitution d’une nouvelle forme de législation et de société. En effet, pour ses amis libéraux, les utopistes, ce sont les socialistes. Or, F. Hayek cherche à affirmer que « ce sont les idées qui gouvernent le monde », en revendiquant l’héritage de Hume. C’est en ce sens par ailleurs que « la main invisible » revisitée par le droit et les règles de juste conduite fonctionne comme une « laïcisation de la théodicée » (p. 21).
Une fois que l’on a accepté l’idée que l’une des originalités de la pensée de F. Hayek est de poser et de présenter son libéralisme comme utopie, il s’agit d’en comprendre les fondements et les concepts clefs pour les déplier et les expliciter, car, tout comme pour Hegel sur ce point, l’utopie néolibérale hayékienne est un « système » qui pose et appelle « le courage de l’utopie », en prenant acte du fait que le socialisme n’aurait pas pu se diffuser, comme vision du monde et comme programme politique, sans le concours et l’appui des « intellectuels ». Pour entrer dans la pensée hayékienne il faudrait commencer par l’influence que le subjectivisme a pu avoir sur Hayek.
Ainsi l’aspect cognitif voire cognitiviste de l’épistémologie hayékienne est mis en exergue dès le Chapitre I par une lecture de l’article fondateur Économie et Connaissance (1937). En effet, l’individualisme est défini à partir du fait que chaque individu aurait « une carte mentale » lui permettant d’appréhender le monde par des représentations et des fragments d’informations. L’objectif du marché ou de la catallaxie serait dès lors de permettre aux individus d’interagir selon leurs représentations ou leurs perceptions subjectives en toute liberté, sans entraves, dans un cadre qui serait celui du droit et des règles de juste conduite. La « division sociale de l’ignorance » permet de concilier la notion d’individualisme et l’idée de subjectivisme selon laquelle nous ne disposerions que de représentations partielles, d’où la nécessité d’un système permettant l’échange d’informations et la communication à travers des signaux que sont les prix : ce système est l’économie de marché entendue comme ordre spontané auto-généré et auto-régulé avec lequel il ne faudrait pas interférer car cela conduirait à biaiser les canaux de circulation de l’information et d’ajustement des anticipations individuelles, véritable théorie de l’équilibre dans l’héritage de Carl Menger, en lieu et place de la théorie de l’équilibre d’inspiration néo-classique par l’offre et la demande.
Le marché est donc théorisé comme lieu d’échange d’informations et les prix comme signaux. Ce raisonnement conduit précisément au rejet de toute forme de planification centralisée et de toute forme d’interventionnisme sur le marché car il pourrait non seulement entraver les « libertés individuelles » mais surtout les prix, et donc la bonne circulation de l’information. M. Bourdeau nous présente ainsi la base de l’épistémologie hayékienne sous la forme de 3 concepts : la complexité, l’ordre spontané et l’évolution, tous les trois étant intimement liés dans leur définition même, puisque la complexité permet de comprendre l’ordre spontané et de rejeter le scientisme ou du moins le « rationalisme constructivisme », et l’évolutionnisme non darwinien permet de justifier la perspicacité de la notion d’ordre spontané tout en rejetant la sociobiologie et le « darwinisme social ». L’évolutionnisme et l’évolution culturelle deviennent ainsi des philosophies de l’Histoire, de façon paradoxale, puisque Hayek appelle de ses vœux une « intervention » par des « règles négatives » permettant d’empêcher toute « interférence » avec la « catallaxie », tout en proclamant le caractère spontané et auto-généré du marché.
L’utopisme libéral de F. Hayek repose sur deux grands récits, « la Grande Société » puis un « Marché mondial » qui permettraient de dépasser les souverainetés nationales avec l’instauration d’un « ordre juridique international ». Pour la réalisation de cette « Grande Société » il faudrait mener une véritable « croisade contre la justice sociale » considérée comme un frein à l’avènement de cette utopie, qui revient in fine à ce que Hayek appellerait « constructivisme ». En redéfinissant l’individualisme comme « humilité à l’égard du processus social » (p. 115), F. Hayek en fait l’un des piliers de cette Grande Société qui serait pluraliste, du fait de la pluralité des perspectives individuelles.
C’est ainsi que la lutte pour sa réalisation passe par la lutte contre tout ce qui pourrait l’entraver, tout en soulignant que cette Grande Société a non seulement besoin du marché pour fonctionner mais qu’elle prend le marché pour paradigme. Mais ce qui figure comme la principale préoccupation de l’économiste autrichien c’est de discréditer et de réfuter cette « inepte incantation » (p. 131) que serait la « justice sociale », dernier avatar de ce qui reste du socialisme une fois que l’on a rejeté le planisme économique et le dirigisme centralisé. Par ailleurs Hayek établit une continuité critiquable entre justice sociale et « servitude », puisque la justice sociale n’aurait rien de « juste » et qu’elle serait même contraire au droit car ne respectant pas l’égalité formelle.
Au-delà de ces considérations, l’hostilité à l’égard de la justice sociale démontre une certaine vision du rapport entre le politique et l’économique puisque la sphère politique devrait être séparée de la sphère économique, en « détrônant » ainsi la politique et rejetant toute forme d’intervention de l’État considérée comme ingérence illégitime. Ainsi pour Hayek la notion même de « justice sociale » serait une « chimère » et un non-sens de tous points de vue. L’ouvrage a aussi le mérite de présenter une alternative à la pensée de Hayek sur la notion de justice sociale, en défendant le principe de solidarité avec l’idée de « responsabilité solidaire » et de droits proprement sociaux, ce qui ouvre le débat sur la nature et le sens d’une « société ouverte » notion qui aurait été détournée par Hayek.
L’ouvrage se conclut par l’idée que l’utopie libérale serait désormais une page de l’Histoire politique, mais que cela ne signifie nullement la fin du libéralisme en tant que grande famille de pensée. Par ailleurs, ne s’agit-il pas plutôt d’une utopie « néolibérale » dont il faudrait parler ? Prédire l’évolution des systèmes politiques dans les sociétés dites à modernité avancée serait un périlleux exercice. Au demeurant les modes de gouvernementalité sont souvent un mélange de plusieurs courants de pensées, de facto les politiques gouvernementales actuelles en France sont probablement un mélange d’ultra-libéralisme, de libéralisme autoritaire, de néolibéralisme à inspiration évolutionniste et enfin de nouveau management technocratique avec la présence d’éléments populistes. Aucun gouvernement n’est « pur chimiquement » pour être uniquement libéral ou néolibéral, étant entendu que ces termes peuvent désigner des réalités diverses, voire des auteurs et des courants de pensée aux idées divergentes, bien qu’ayant des socles communs, comme l’individualisme. Le débat sur l’après-néolibéralisme n’est pas clos, de même que le débat sur la nature du néolibéralisme à proprement parler est par définition ouvert.
par , le 23 novembre 2023
Mounir Zakriti, « Hayek, théoricien et militant », La Vie des idées , 23 novembre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Bourdeau-La-fin-de-l-utopie-liberale
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