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Clémence pour les migrants

À propos de : Michael Blake, Justice, Migration and Mercy, Oxford University Press


par Juliette Monvoisin , le 10 février 2021


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Pour résoudre les problèmes moraux posés par les inégalités globales, le philosophe canadien Michael Blake réclame la clémence à l’égard des candidats à l’immigration : une véritable innovation dans le domaine de la philosophie des migrations.

Publié opportunément quelques mois avant les élections présidentielles aux États-Unis, l’ouvrage du philosophe canadien Michael Blake, professeur à l’Université de Washington, part d’une triste évidence : alors que les citoyens des pays développés peuvent choisir de vivre dans n’importe quel pays du monde, les personnes qui ont le plus de raisons de migrer (celles qui souffrent le plus de la pauvreté ou qui vivent sous des régimes oppressifs), sont précisément celles à qui on refuse le plus la possibilité de le faire (p. 15). Pour autant, M. Blake ne prône pas l’abolition des frontières : pour résoudre les problèmes moraux posés par les inégalités globales, il en appelle bien plutôt à la clémence (mercy) à l’égard des candidats à l’immigration – se faisant ainsi le défenseur d’une sorte d’éthique des vertus institutionnelles. Cette démarche pourrait paraître manquer d’ambition ; elle constitue en réalité une véritable innovation dans le domaine de la philosophie des migrations, et fait de ce livre une étape importante pour repenser les données du problème.

Le fondement juridictionnel du droit d’exclure

Fidèle à ce qu’il affirmait dès 2001 dans un article qui avait fait date [1], M. Blake commence par constater que l’État, en imposant des règles juridiques coercitives sur un territoire donné, détient le monopole de la contrainte sur les individus relevant de son autorité, et que cette coercition crée chez les individus contraints un droit moral de voir justifier cette limitation de leur liberté (p. 33). Dès lors, l’État, en plus de l’obligation universelle de respecter (de ne pas violer) les droits fondamentaux des êtres humains, a aussi celle, particulière, de les protéger pour ceux qui sont présents sur son territoire (notamment par des instruments régaliens), et celle de les réaliser pour ses citoyens, c’est à dire de créer des institutions capables d’offrir des défenses concrètes de ces droits, par exemple par le biais d’un système redistributif, et d’agir pour les faire valoir lorsqu’ils sont bafoués (p. 70-71). M. Blake distingue ainsi trois statuts en fonction du lien plus ou moins étroit qu’ont les individus avec la coercition étatique : ceux qui ne la subissent pas, ceux qui se sont volontairement placés dans cette relation de contrainte en entrant sur le territoire d’un pays qui n’est pas le leur (touristes, étudiants ou travailleurs étrangers, etc.), et dont la liberté n’est qu’en partie bridée ; et les citoyens, qui la subissent involontairement puisque la contrainte étatique est pour eux inévitable (sauf au coût très élevé de l’émigration).

Que signifie cette classification pour les candidats à l’immigration ? Par définition, ces derniers ne font pas partie de la catégorie des citoyens : l’État n’a donc aucune obligation de réaliser leurs droits. Ils peuvent néanmoins être présents sur le territoire, légalement ou non : ils ont alors le droit d’être protégés contre des violations de leurs droits fondamentaux (meurtre, vol, viol, etc.). Toutefois, cette protection n’est pas inconditionnelle, puisqu’ils restent susceptibles d’être expulsés à tout moment. Pire : ce droit à la protection est précisément ce qui justifie leur possible exclusion.

Ici, M. Blake formule une justification assez originale du droit d’exclure : il affirme que le non-citoyen qui pénètre dans l’espace de juridiction d’un État impose à ses citoyens des obligations nouvelles et non consenties, puisqu’ils perdent le droit moral de ne pas se préoccuper de son sort. Ce faisant, le non-citoyen limite indûment leur liberté ; c’est pourquoi les citoyens, et à travers eux l’État, sont autorisés à empêcher cette entrée sur le territoire (p. 78). Le droit d’exclure est donc fondé sur l’aspect juridictionnel de l’État : c’est un droit qu’il a en vertu même de son statut d’État (p. 68). On retrouve, là encore, l’importance accordée par le philosophe au droit de ne pas voir sa liberté d’agir limitée de manière injustifiée.

Une redéfinition des contours de la justice

Seulement, s’agissant d’individus dont les droits fondamentaux ne sont pas protégés dans leur pays d’origine, et qui sont confrontés à la destruction de leur capacité d’agir, cette imposition d’obligations nouvelles paraît précisément justifiée ; elle l’est d’autant plus lorsque c’est l’État sous la juridiction duquel ils se trouvent qui utilise son pouvoir coercitif dans le but de leur faire du tort. Dès lors, le droit qu’ont les citoyens de ne pas se voir imposer d’obligations non désirées est supplanté par le droit à la protection des droits fondamentaux du candidat à l’immigration ; et c’est au contraire leur exclusion par les moyens coercitifs de l’État qui devient injuste (p. 98).

C’est la raison pour laquelle il existe pour l’État de destination une obligation négative de ne pas interférer dans les efforts que font les individus en manque de protection pour traverser la frontière. Ici, M. Blake ne fait en réalité que réactiver le principe de non-refoulement énoncé dans la Convention de Genève. De façon plus audacieuse, il soutient que la Convention ne serait cohérente que si elle était complétée par une forme positive d’aide à la mobilité, comme l’organisation, par les pays les plus riches, de transports vers des lieux sûrs pour les personnes persécutées incapables de quitter un endroit par leurs propres moyens (p. 113-114) : dans certains cas, le fait même de ne rien faire revient à porter préjudice aux individus et est donc proscrit par la justice.

Il faut bien voir ce qu’il y a de singulier dans l’analyse de M. Blake. D’un côté, il s’érige contre les partisans de l’ouverture des frontières [2], qui n’ont selon lui pas pris au sérieux le fait de la juridiction, et ont ignoré la manière dont cette dernière impose aux États des obligations spéciales à l’égard de ceux qui vivent sous sa contrainte.

Mais sa position s’oppose tout autant aux défenseurs d’une exclusion complète des non-citoyens du domaine de la justice [3]. Pour le philosophe, non seulement une justification de la coercition étatique exige la protection des droits fondamentaux des personnes contraintes, mais, inversement, l’absence de protection de ces droits autorise la coercition étatique. Autrement dit, si la justice implique l’existence d’institutions coercitives capables de protéger et de réaliser les droits des individus, alors il est légitime d’imposer ces institutions aux individus dont les droits fondamentaux sont bafoués, même s’ils vivent à l’étranger. En effet, certaines personnes « ont droit à ce que la coercition soit exercée pour leur compte (on their behalf) » (p. 115), et l’État est, dans le système westphalien qui est encore le nôtre, le seul acteur capable de les protéger. C’est tout l’enjeu de la défense d’une obligation positive d’aide à la mobilité.

La clémence : l’au-delà nécessaire de la justice

Si on peut regretter que le critère de la préservation ou de la destruction de la faculté d’agir ne permette pas à M. Blake de tracer plus clairement les contours de ce qui constitue une violation des droits fondamentaux – qui est tantôt restreinte à la persécution, tantôt élargie à la soumission à l’exercice d’un pouvoir tyrannique voire à la pauvreté extrême –, le philosophe a pourtant le mérite d’étendre le domaine de la justice bien au-delà des frontières étatiques, et ce sans pour autant s’appuyer sur un hypothétique droit universel à immigrer. Il va même jusqu’à dire que, dans le cas de personnes dont les droits fondamentaux ne sont pas protégés dans leur pays d’origine, le franchissement de la frontière peut être vu comme une façon de promouvoir la justice, en ce qu’il met une plus grande partie du genre humain à la portée d’une institution coercitive juste (p. 175).

Il affirme néanmoins qu’il n’est pas injuste d’expulser les migrants dont les droits fondamentaux ne sont pas bafoués dans leur pays d’origine, même s’ils ont de bonnes raisons de migrer. Est-ce à dire que l’État fait bien d’exclure les candidats à l’immigration qui souhaitent simplement améliorer leurs opportunités économiques ou rejoindre leur conjoint.e ? Non, car du point de vue de la morale, on peut tout à fait critiquer une telle politique en raison de son manque de clémence (mercy), de la même façon qu’on critiquerait une personne se montrant insensible ou mesquine, sans qu’elle ait nécessairement accompli d’action injuste (p. 189).

Le raisonnement de M. Blake procède en deux temps. Dans un premier moment, il s’intéresse à la moralité de ceux et celles qui traversent illégalement une frontière. Certes, le coût personnel de l’obéissance, même sans stricte violation des droits fondamentaux, est réel : il peut par exemple inclure le fait de renoncer à un salaire qui permettrait d’améliorer significativement le sort de leur famille (p.179). Leur action est donc légitime, et ce indépendamment des avantages comparatifs dont jouissent les citoyens d’autres pays. Pourtant, en raison du respect général qui est dû aux institutions justes, les lois d’exclusion obligent bel et bien moralement les candidats à l’immigration : elles ne perdent pas leur autorité simplement parce que le coût du non franchissement serait élevé. Cependant, ce non-respect ne révèle aucun défaut moral chez les contrevenants, et ce en raison d’un fait d’ordre psychologique : on ne peut condamner moralement quelqu’un pour un acte que n’importe quelle personne aurait commis à sa place (p. 180).

Dès lors, et c’est le second moment de l’argumentation, un État qui ne fait jamais son possible pour aider celles et ceux qu’il peut aider (qui ne fait jamais preuve de clémence), est coupable d’une « infirmité morale » (p. 189). M. Blake parle alors de « raisons morales » d’aider celles et ceux qui n’ont pas droit à notre aide. Elles se distinguent des obligations de justice de deux façons. D’abord, elles n’identifient pas d’acteurs qui pourraient faire valoir des droits à notre égard et qui seraient lésés (« wronged ») par une non-intervention ou par une expulsion. Ensuite, il n’est pas légitime qu’elles soient garanties au moyen de la coercition : aucune institution internationale n’est habilitée à demander des comptes à un État pour ses manquements en matière de clémence (p. 215).

Le concept de « mercy » permet alors de motiver une politique plus généreuse envers les migrants qui n’ont pas de droit à être aidés, et desquels nous pourrions donc « nous détourner sans injustice » (p. 190). Cela signifie-t-il que la clémence est purement surérogatoire, ou bien l’État agit-il mal en infligeant le traitement sévère autorisé par la justice ? L’alternative semble dépassée par l’appel de M. Blake à une éthique des vertus institutionnelles, centrée sur le caractère moral d’un État qui exprimerait dans ses décisions une authentique préoccupation pour le sort des individus qui l’entourent, même lorsque le succès de leurs projets ne relève pas de sa responsabilité en matière de justice. En reconnaissant la valeur morale des non-citoyens, une telle éthique donne selon lui aux citoyens le sentiment que le jeu démocratique vaut la peine d’être joué : elle est en cela essentielle à l’épanouissement d’une société (p. 206).

« I would rather fight for justice than beg for mercy »

En assignant un rôle central aux vertus institutionnelles, M. Blake rebat les cartes de la réflexion sur les questions migratoires d’une manière passionnante. Cependant, malgré les nombreuses qualités de son raisonnement et la grande clarté de son propos, on peut s’interroger sur la pertinence qu’il y a à fonder une partie de la politique migratoire sur le concept de «  mercy ». Dans son introduction, l’auteur rapporte les réticences qu’exprimait une personne de son auditoire en l’entendant présenter son livre pour la première fois : elle disait intuitivement préférer « se battre pour la justice plutôt que de demander grâce » (p. 9). Ainsi, alors qu’un des arguments de M. Blake en faveur de la clémence est son « puissant attrait rhétorique », en ce qu’elle nous dirait « qui nous ne voulons pas être » (p. 221), c’est justement cette dimension rhétorique ou sémantique qui constitue pour nous la principale limite de son discours.

En effet, ce terme de « mercy » renvoie à une inégalité de pouvoir radicale, où les uns peuvent être totalement détruits par les décisions des autres qui, eux, sont à l’abri du danger. Il est par ailleurs, comme M. Blake le fait lui-même remarquer, très connoté par la tradition chrétienne : nous aurions aussi pu le traduire par « miséricorde », le chargeant alors d’un autre imaginaire. N’y a-t-il pas dès lors quelque chose de tendancieux à prendre les citoyens d’une société riche pour des dieux, capables de faire preuve de miséricorde envers les individus pauvres du Sud global (p. 193) ? En réhabilitant un principe de charité que le libéralisme politique prétendait justement remplacer par des idéaux publics de justice, le risque est grand de céder à un paternalisme à l’échelle globale.

On peut ajouter à cela qu’on ne reçoit la miséricorde que pour ses fautes : seul le malfaiteur demande la grâce. Dès lors, si on accorde la clémence à certains migrants, ne les engage-t-on pas malgré eux dans une relation asymétrique où ils se retrouvent obligés par une dette de gratitude ? La réponse de M. Blake consiste simplement à dire que cette dette serait de toute façon temporaire et peu onéreuse (p. 194), ignorant ainsi que le caractère problématique de cette asymétrie tient essentiellement à sa dimension symbolique. Or, cette dimension est cruciale : en matière migratoire, la façon dont on justifie l’accueil est tout aussi importante que l’accueil lui-même. Ne tolérer la présence d’individus défavorisés sur notre territoire que par clémence revient à faire fi des rapports de domination et d’exploitation à l’origine de leur migration ; et on peut considérer qu’une telle ignorance représente, en elle-même, une injustice.

Michael Blake, Justice, Migration and Mercy, New York City, Oxford University Press, 2020, 280 p.

par Juliette Monvoisin, le 10 février 2021

Pour citer cet article :

Juliette Monvoisin, « Clémence pour les migrants », La Vie des idées , 10 février 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Blake-Justice-Migration-Mercy

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Notes

[1Blake, Michael, « Distributive Justice, State Coercion, and Autonomy », Philosophy & Public Affairs, Vol. 30, No. 3, 2001, p. 257-296.

[2Dont la figure la plus emblématique est sans doute Joseph Carens (CARENS, Joseph, “Aliens and Citizens : The Case for Open Borders”, The Review of Politics, Vol. 49, No. 2., 1987, p. 270 ; CARENS, Joseph, The Ethics of Immigration, New York City, Oxford University Press, 2013, 364 pages).

[3Parmi lesquels on peut citer John Rawls (RAWLS, John, Libéralisme politique, Paris, PUF, Catherine Audard (trad.), 2016, 464 pages), ou Thomas Nagel (NAGEL, Thomas, « The Problem of Global Justice », Philosophy and Public Affairs, 33, 2005, p. 113-147).

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