Classements, fichiers, catalogues, le recyclage des cartes à jouer apparaît comme un moment charnière dans les transformations des pratiques savantes du XVIIe au XIXe siècles.
À propos de : J.-F. Bert, J. Lamy (dir.), Les cartes à jouer du savoir. Détournements savants au XVIIIe siècle, Schwabe Verlag
Classements, fichiers, catalogues, le recyclage des cartes à jouer apparaît comme un moment charnière dans les transformations des pratiques savantes du XVIIe au XIXe siècles.
Pourquoi l’histoire des sciences se préoccuperait elle des cartes à jouer ? L’objet pourra de prime abord susciter une certaine perplexité. Certes, on conçoit que les cartes à jouer aient occasionnellement pu servir de support d’écriture aux savants à une époque antérieure aux blocs notes et autres post it. Mais pourquoi s’y attarder ? Le souci contemporain pour la matérialité des connaissances [1] ne trouverait-il pas là une expression quelque peu excessive ? Y a-t-il bien de quoi y consacrer un ouvrage, a fortiori le premier volume d’une nouvelle collection d’histoire et d’anthropologie des savoirs [2] ? En une dizaine de contributions rigoureuses et stimulantes, le livre porté par Jean-François Bert et Jérôme Lamy dissipe sans peine ces doutes, illustrant avec éclat l’extrême fécondité d’une approche qui prend au sérieux les appuis matériels des activités savantes et les « techniques du corps » qu’elles appellent.
Pour qui s’intéresse de près ou de loin aux mondes savants, l’entrée par les cartes à jouer conduit bien vite à des questionnements d’autant plus essentiels qu’ils touchent aux pratiques de recherche dans leurs aspects les plus ordinaires et les plus quotidiens – qu’il s’agit d’envisager au prisme d’un environnement socio matériel fait d’obstacles et d’opportunités. En effet, si les cartes à jouer en sont venues à occuper une place importante dans la science des XVIIe XIXe siècles, c’est d’abord qu’une série de facteurs économiques et politiques, idéologiques et techniques ont rendu possible et pertinent leur usage par les savants. Le phénomène se donne comme une incongruité à expliquer – et il faut pour cela étudier en premier lieu l’économie du papier et ses transformations.
À partir du XVe siècle s’ouvre en Europe une véritable « ère du papier », celui-ci s’affirmant progressivement – sur le plan symbolique, mais aussi d’un point de vue purement quantitatif – comme un produit de consommation incontournable de l’Époque moderne (p. 9). Dans la masse des supports produits, les cartes à jouer se distinguent par plusieurs caractéristiques : leur rigidité, leur durabilité, et la qualité du papier employé, en particulier en ce qui concerne le dos des cartes. Dans plusieurs pays, on choisit pour des raisons pratiques et économiques de conserver celui-ci vierge. En France, il s’agit d’un impératif imposé jusqu’en 1816 par la réglementation s’appliquant aux jeux de cartes. Ce dos immaculé focalise toutes les attentions des fabricants : les cartes doivent être rigoureusement identiques, exemptes de tout défaut, pour déjouer les ruses et astuces des tricheurs éventuels. Au contraire du papier au pot sur lequel sont imprimés points et figures, le papier cartier réservé aux dos des cartes est d’un blanc pur et sans tache.
Comme le remarque Claire Bustarret, ces propriétés qui rendent les cartes si appropriées pour leurs détournements savants en font aussi « des produits manufacturés assez coûteux, car relevant d’une technique de fabrication complexe » (p. 70). Les jeux sont d’autant plus onéreux qu’aux coûts de production s’ajoutent des taxes qui se répercutent sur le prix de vente. Comment se fait-il dès lors qu’on les retrouve par milliers, voire par dizaines de milliers, dans les collections de certains savants ?
En réalité, il n’y a là guère d’énigme : si les cartes sont détournées de leur fonction originelle à des fins notamment scientifiques, c’est essentiellement sur le mode du réemploi ou du recyclage. Les jeux incomplets ou abîmés, sans plus de valeur ou presque, entament ainsi une nouvelle vie. Certaines cartes se trouvent aussi frappées de désuétude, comme l’illustre avec acuité la période révolutionnaire. En 1793, la Convention bannit des jeux toute référence à la royauté : aux rois, reines et valets se substituent « philosophes », « vertus » et « républicains ». Avec la promulgation de ces cartes révolutionnaires et leur abrogation, c’est une double moisson qui s’offre aux réemplois. Aux cartes usagées ou désuètes s’ajoutent encore celles qui, dans les ateliers, ont souffert divers défauts de découpe ou d’impression – et forment ainsi le déchet de la production, vendu à la livre. Selon une estimation contemporaine rapportée par Gwenael Beuchet, celui-ci pouvait inclure jusqu’à dix pour cent des cartes manufacturées (p. 52).
Les détournements savants dont les cartes à jouer ont pu faire l’objet manifestent donc avant tout un art de la récupération à grande échelle, tirant parti des opportunités fortuitement ouvertes par d’autres pratiques sociales. On peut se dire à cet égard que, si ces usages exercent un pouvoir de fascination spécifique, c’est aussi qu’ils offrent un témoignage particulièrement vivant de ce à quoi pouvait ressembler l’économie matérielle des savoirs avant nos sociétés de l’abondance – ou plutôt, du gaspillage [3].
Lorsqu’ils ne tirent parti que de leur petit format et de leur rigidité, les détournements des cartes à jouer en tant que supports de l’activité savante ont un intérêt surtout anecdotique. Ainsi, Rousseau écrivit une part des notes qui allaient donner lieu aux Rêveries d’un promeneur solitaire sur des cartes à jouer. Facilement glissées dans une poche aux côtés d’une mine de plomb, se prêtant à une rédaction sans autre appui que la main, les cartes pouvaient offrir au savant s’éloignant de sa table de travail un moyen commode de consigner ses réflexions. Pour reprendre un qualificatif proposé par Ann Blair, ces emplois peuvent être dits « opportunistes » : dans de tels cas, le rédacteur « aurait pu écrire sur un morceau de papier plutôt que sur une carte, mais une carte était à portée de main et présentait tous les avantages voulus » (p. 229).
L’importance cruciale des cartes à jouer pour l’histoire des pratiques savantes tient plutôt à d’autres usages, présentant au contraire une portée « systématique » : des pratiques de classement, de catalogage, d’assemblage ou de recoupement qui vont progressivement conduire à la généralisation du fichier en tant que dispositif scientifique majeur. Les possibilités combinatoires ouvertes par le format des cartes permettent en effet d’imaginer des techniques savantes et formes de raisonnement dégagées de la fixité propre au volume relié et aux modes d’écriture qui s’y rattachent. Comme le soulignent Jean-François Bert et Jérôme Lamy, les cartes – et plus généralement les fiches fabriquées spécialement à cet effet qui leur succéderont – « délivre[nt] le scripteur de toutes les continuités imposées par le carnet » (p. 14). Elles rendent ainsi possible le déploiement de hiérarchies et rapprochements appelés à être complétés et révisés, figurant un ordre flexible et évolutif.
L’usage des cartes bouleverse de manière similaire les techniques de catalogage employées dans les bibliothèques, où les fichiers se substituent progressivement aux registres. Dans ce contexte également, les fichiers présentent sur les dispositifs qu’ils viennent remplacer l’insigne avantage de la plasticité : ils répercutent sans difficulté les accroissements et transformations successifs des collections. Les cartes à jouer offrent un support de choix à ces pratiques de classement et d’indexation en devenir. C’est que – comme le note Patrick Latour – la matérialité des cartes répond idéalement aux exigences du catalogage, combinant la « rigidité nécessaire », un « format standardisé », et une « surface inscriptible suffisante » (p. 112).
Eu égard à l’importance du fichier en tant que dispositif de connaissance, le recours aux cartes à jouer apparaît comme un moment charnière dans les transformations des pratiques savantes. Il donne lieu à des habitudes de recherche et modes d’ordonnancement des savoirs qui se perpétuent dans une certaine mesure aujourd’hui. Les fiches manuscrites restent en effet un incontournable de bien des méthodes pédagogiques, et elles ponctuent encore le quotidien de nombreuses recherches. Surtout, on peut considérer que « la révolution digitale n’a fait que relancer le travail par fiches », au travers d’une pluralité de « logiciels qui “imitent” la mécanique du fichier, tout en le rendant plus riche et performant » [4].
D’un point de vue socio historique, les usages savants des cartes à jouer font donc émerger des enjeux et questionnements majeurs – qu’il s’agit évidemment de considérer sans se perdre en généralités. L’histoire de l’écrit a depuis bien longtemps laissé derrière elle la tentation du déterminisme technique et une conception de l’innovation qui l’envisage sur le mode abrupt et définitif de la « révolution » [5]. La tâche que se donnent les chercheuses et chercheurs contemporains en interrogeant les pratiques d’écriture des savants à partir de leur matérialité est à la fois plus modeste et plus exigeante : l’enjeu est d’accéder aux opérations quotidiennes et ordinaires qui font l’activité scientifique. Ce geste n’a rien de gratuit, dès lors qu’il permet de faire émerger les processus, habitudes et dispositifs qui ont conduit à telle mise en relation, à tel raisonnement, ou à telle conclusion.
De manière peut être plus douloureuse, une telle démarche porte également une lumière crue sur les errances et pathologies guettant celles et ceux qui se vouent au travail savant. La trajectoire du physicien et mathématicien du XVIIIe siècle Georges Louis Le Sage, que retrace Jean-François Bert, en offre un exemple éloquent. Ce spécialiste de la gravitation établi à Genève constitue, sur plusieurs décennies, un formidable fichiers comprenant près de trente cinq mille cartes à jouer. Il y consigne des citations et notes de lecture, mais aussi des réflexions, des hypothèses, des brouillons de travaux. Ce dispositif doit permettre à Le Sage de tisser des liens inédits entre les connaissances qu’il accumule et, à terme, le conduire à de nouvelles découvertes. Mais avant d’être un outil heuristique, son fichier se donne surtout pour le savant genevois comme une « béquille » face aux défaillances supposées de ses facultés intellectuelles (p. 96).
C’est que Le Sage se sent continûment confronté dans le cadre de son activité savante à ses propres limites et déficiences : les défauts de ses raisonnements, les éclipses de son attention, et surtout la faiblesse de sa mémoire. Les fiches amassées par centaines doivent pallier ces lacunes qui l’empêchent d’atteindre la stature intellectuelle à laquelle il aspire. Bien vite, la constitution du fichier finit cependant par absorber l’essentiel de ses efforts – et celui-ci devient si vaste et complexe, réticulaire, qu’il en perd toute réelle valeur pour faire avancer ses investigations.
Incapable de raisonner, de se souvenir ou d’inventer, en dépit des artifices patiemment accumulés et finalement même à cause d’eux… Au travers du cas de Le Sage, ce sont les tourments de l’activité savante et les névroses qu’ils suscitent qui apparaissent dans toute leur cruauté. C’est là le grand mérite du livre coordonné par Jean-François Bert et Jérôme Lamy : déployant de subtils jeux d’échelle, il restitue aussi bien la dimension expérientielle, située et incorporée des pratiques savantes inaugurées par l’emploi des cartes à jouer que les conditions socio-économiques et politiques ayant rendu possible et encouragé celui-ci. L’ouvrage s’affirme ainsi comme une contribution doublement marquante, pour l’histoire de l’écrit et pour l’histoire des sciences, à l’étude d’une étape méconnue dans l’évolution des mondes savants.
par , le 28 février
Pierre-Nicolas Oberhauser, « As, rois, dames et savants », La Vie des idées , 28 février 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Bert-Lamy-Les-cartes-a-jouer-du-savoir
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[1] Pour une mise au point, on pourra se reporter à la somme récemment publiée par les éditeurs de l’ouvrage recensé : Jean-François Bert, Jérôme Lamy, Voir les savoirs. Lieux, objets et gestes de la science, Paris, Anamosa, 2021.
[2] Un deuxième volume est d’ores et déjà disponible : Jean-François Bert, Le corps qui pense. Une anthropologie historique des pratiques savantes, Bâle, Schwabe Verlag, collection Heuristiques, 2023.
[3] Simon Werrett, « Science and Recycling in the Long Eighteenth Century », in Ariane Fenneteaux, Amélie Junqua, Sophie Vasset (dir.), The Afterlife of Used Things. Recycling in the Long Eighteenth Century, New York, Routledge, 2015, p. 142-151.
[4] Jean-François Bert, Une histoire de la fiche érudite, Villeurbanne, Presses de l’ENSSIB, 2017, p. 122.
[5] Jérôme Lamy, Johann Petitjean, « Du livre à l’information : un tournant historiographique », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, vol. 150, 2021, p. 1-20.