Henri Bergson garde une surprenante actualité. Sa pensée continue de susciter recherches et débats. Fin connaisseur de son œuvre, qu’il étudie depuis trois décennies, Frédéric Worms éclaire la façon dont Bergson a ouvert la philosophie occidentale à toutes les autres.
Première partie : Bergson philosophe de la surprise
Prise de vue & montage : Ariel Suhamy.
Deuxième partie : Disciples et condisciples
Prise de vue & montage : Ariel Suhamy.
Philosophe, spécialiste reconnu d’Henri Bergson, Frédéric Worms est depuis 2022 directeur de l’École normale supérieure de Paris. Il produit et anime sur France Culture l’émission Le Pourquoi du comment. Aux Presses universitaires de France, où il avait publié en 2013 Bergson ou les deux sens de la vie, il a dirigé entre 2007 et 2012 l’édition critique des œuvres de cet auteur. Codirecteur de la revue Bergsoniana, il a publié en 2024 Avec Bergson (Puf) et La Vie, qu’est-ce que ça change ? (Labor et Fides).
Crédits photos : Bibliothèque ULM- Lettres et sciences humaines de l’École normale supérieure. Merci à Sandrine Iraci.
Transcription de l’entretien
Bergson global
La Vie des idées : Les recherches bergsoniennes apparaissent en plein renouvellement. Comment les lectures adoptant la perspective d’un « Bergson global » actualisent-elles l’approche du philosophe ?
Frédéric Worms : Henri Bergson (1859-1941) est probablement le premier intellectuel global. Il y a toujours eu des auteurs lus de leur vivant dans le monde entier, mais pour des raisons qui tiennent aussi à la constitution d’une communauté internationale intellectuelle à l’époque – avec le rayonnement de Paris, les cours au Collège de France et beaucoup d’autres choses – Bergson est vraiment le premier intellectuel global. La querelle du bergsonisme traverse le monde entier, surtout de 1903 (Introduction à la métaphysique) jusqu’à la Première Guerre mondiale, en passant par le premier embouteillage de tous les temps – qu’il a causé sur Broadway quand il a fait ses conférences en 1913 [1] –, la visite de philosophes du monde entier dans son cours au Collège de France (philosophes japonais, espagnols), poètes (américains, anglais), la Russie… C’est pourquoi aujourd’hui, dans un projet magnifique de recherche qui s’appelle « Global Bergsonism », et qui vient d’un collègue turc au départ [2], on a associé des amis brésiliens, japonais, du monde entier.
On parle beaucoup aujourd’hui d’« humanités globales », et la question est : pourquoi Bergson était-il à ce point partie d’un problème mondial ? En fait, si l’on va dans les sphères les plus éloignées du monde français ou occidental, on s’aperçoit que Bergson, dans sa critique de l’espace, de la science – critique dont il faut rappeler qu’elle est aussi un fondement, au nom de la durée et de la liberté −, apparaît dans le monde entier comme quelqu’un qui, de l’intérieur de la philosophie occidentale, la critique et permet de l’ouvrir à toutes les autres. Par exemple, dans la philosophie japonaise, il y a une lecture extraordinaire de Bergson (qui d’ailleurs va le relier à ceux avec qui on l’opposait en France, par exemple Heidegger), disant : voilà, Bergson, c’est celui qui permet de rejoindre la philosophie japonaise de l’intuition, de l’expérience extatique de la mort (ce qui n’est pas du tout bergsonien), mais en tout cas de la critique de la raison au nom d’une pensée d’un autre ordre. En Russie : au nom de l’intuition de la vie – ça excitait beaucoup Jankélévitch [3]. Au Japon, en Chine : au nom de l’extase bouddhiste, ou en tout cas parfois de la pensée de la mort comme dans l’école de Kyoto [4]. Paradoxalement, Bergson est une passerelle extraordinaire qui permet de se relier à la philosophie occidentale à travers sa critique même, et non pas de couper les mondes.
En Afrique, Souleymane Bachir Diagne [5] a rappelé que Senghor parlait de la « révolution de 89 » −, mais c’était la révolution de 1889 [6], de l’essai de Bergson sur les données immédiates de la conscience ! Bergson est celui qui, pour Senghor, a réhabilité l’intuition, le rythme, le mouvement, et finalement Senghor avait une vision qui aujourd’hui est très controversée, mais très profonde : il oppose la pensée qu’il appelle « nègre » et la pensée grecque, le rythme et la forme, et Bergson est pour Senghor du côté des deux, donc au fond Bergson est celui qui réhabilite ce que l’Occident a réprimé. C’est plus compliqué, des deux côtés, et dans Bergson postcolonial, Bachir a montré comment le fondateur du Pakistan, Mohammed Iqbal [7] avait repris avant même l’opposition du clos et de l’ouvert, cette dualité bergsonienne.
Donc la dualité bergsonienne − ce que j’appelle les deux sens de la vie [8] − a rayonné dans le monde entier, comme une mèche qui s’allume, et qui permet aussi tous les contresens, y compris en France – les contresens de Georges Sorel [9], des anarchistes radicaux qui pensent que Bergson a tout cassé, le surréalisme qui s’inspire de Bergson sans vraiment le reprendre, et puis après toutes les critiques radicales, l’irrationalisme… Bizarrement, Bergson est parfois beaucoup mieux compris en Asie, en Afrique, en Amérique latine, en Europe du Nord, qu’en France même, en Allemagne ou en Angleterre. Russell [10] n’a pas du tout compris Bergson, il a constitué la philosophie analytique avec un concept de Bergson qui opposait analyse et intuition, mais contre Bergson d’une manière qui a créé un gouffre très grave, alors que les Japonais, les Brésiliens ont tout de suite compris que la relation entre Kant et Bergson était profonde.
Le projet « Global Bergsonism » qui est un projet extraordinaire porté par Caterina Zanfi [11] et beaucoup d’amis du monde entier, est un projet très profond à mon avis, qui donne corps à l’idée d’humanités globales. Ce n’est pas une sorte de coquetterie, c’est un problème vraiment commun, précis. Ça passe par les œuvres, par les textes, ce n’est pas à la gloire médiatique qu’on s’intéresse, mais au premier problème philosophique mondial explicite en temps réel, partagé par le monde entier. Aujourd’hui on retrouve ça sur le vivant, sur la planète, c’est l’actualité de Bergson. J’ai pu avoir, par exemple, un entretien avec Dipesh Chakrabarty [12], penseur de la planète, dans un colloque sur le « Global Bergsonism » : c’était fascinant de voir comment, au fond, les problèmes que Bergson avait rendus globaux de son temps redeviennent globaux aujourd’hui. Cette actualité est en effet globale, et j’ajoute aussi critique : plus dangereuse que jamais, mais aussi plus vitale que jamais.
Bergson actuel
La Vie des idées : Au-delà de son rayonnement international, en quoi Bergson est-il plus que jamais actuel ?
Frédéric Worms : Bergson nous permet de comprendre ce que signifie le mot « actualité ». Il dit très clairement, dans Matière et mémoire, qu’est actuel, présent, ce qui concerne mon corps. Et c’est vrai que le présent, c’est toujours pour moi, comme pour vous, je pense, ce qui concerne votre vie à l’instant présent, de telle sorte même qu’on peut appeler urgent ce qui menace le corps de disparaître : une urgence « vitale », une urgence « mortelle ». Le présent, l’actuel, est circonscrit chez Bergson pour des raisons pragmatiques, qui sont à la fois légitimes, parce qu’on est des êtres vivants, et qui sont en même temps sélectives, parce que vous sélectionnez dans l’actualité ce qui vous paraît utile pour le moment présent.
Du coup, on peut avoir une réponse à votre question sur l’actualité de Bergson, à travers le concept d’actualité chez Bergson. Qu’est-ce qui, chez Bergson, serait utile pour nos questions vitales d’aujourd’hui ? C’est toujours comme ça qu’on doit penser l’actuel, par opposition à plein de potentialités. Il faut assumer aussi une autre remarque profonde qui vient de Bergson, souvent mal compris, parce qu’on a raison de penser qu’il critique les effets du prisme vital sur notre pensée, qui restreint au fond notre pensée (je ne mobilise là que ce qui me paraît utile pour vous répondre, par exemple : il y a plein de choses dans ma mémoire profonde que je ne vais pas vous imposer, parce qu’elles ne me semblent pas utiles pour vous). Mais il ne fait pas que le critiquer. Bergson est, pour moi, le penseur des deux sens de la vie, avec d’un côté une vie profonde qui est refoulée à chaque instant par la vie pratique, laquelle vie pratique a quand même sa nécessité. De mon point de vue, l’actualité de Bergson vient de ce rapport à la vie sous ces deux facettes.
Il y a un autre aspect de Bergson qu’on ne comprend pas toujours bien : c’est ce qu’il appelle la critique de l’illusion rétrospective, du mouvement rétrograde du vrai. Tout événement se projette rétrospectivement dans le passé, avec un effet d’illusion. Par exemple : Shakespeare écrit Hamlet ; comment Hamlet a-t-il été possible ? Des psychologues vont l’expliquer par la psychologie de Shakespeare ; des historiens, des sociologues, par l’Angleterre aux XVIe et XVIIe siècles, etc. Pour Bergson, le possible vient après le réel, de manière illusoire on le met avant, mais en fait il se place après, parce qu’on se demande ce qui a rendu Hamlet possible, parce qu’Hamlet a été réel. En fait, c’est une illusion, mais c’est aussi quelque chose de positif, quelque chose de très constructif, parce que c’est le fondement de l’Histoire. On cherche dans le passé ce qui a pu rendre possible un événement présent. Il ne faut pas croire que c’est une vraie causalité unique, parce que le réel était imprévisible. Mais une fois qu’il est apparu, il nous permet des coups de projecteur légitimes sur le passé, qui permettent aussi des angles sur le présent.
De telle sorte que, par exemple, je viens de faire un article à la demande d’un ami sur le traumatisme, sur la plasticité cérébrale, qui va paraître chez Odile Jacob dans un recueil sur « plasticité et traumatisme » : j’ai fait un petit article assez bergsonien – pas jusqu’au bout – sur traumatisme et rétrospection. Le traumatisme, c’est ce qui revient de manière insistante. L’idée que sa causalité passée n’est pas gravée dans le marbre, doit être creusée, permet aussi de déplacer un peu l’effet du traumatisme.
L’actualité de Bergson tient d’abord à la question du vivant. Pour répondre à votre question, il faut assumer un point de vue sur le présent, ce qui est actuel, ce qui est urgent pour nous aujourd’hui. Pour moi, c’est la question du vivant dans la mesure où elle détermine notre horizon d’action, et en même temps s’ouvre sur la création, sur ce qui est dans le vivant, pas seulement le fait de ne pas mourir.
La Vie des idées : Vous débutez votre livre Avec Bergson par un aphorisme inédit de Bergson, découvert par hasard…
Frédéric Worms : Cet aphorisme qu’on m’a fait parvenir est pour moi au cœur du moment présent. « Dès qu’on aime ce qu’il y a de meilleur dans la vie, on devient indifférent à la mort ». Je pense que c’est un aphorisme très profond, auquel je résiste beaucoup, mais qui nous dit beaucoup de l’actualité de Bergson. Cela dit d’abord qu’il y a un sens de la vie dominé par la survie, par la possibilité de la mort, qui nous oblige à y penser, même si Bergson parle très peu de la mort dans son œuvre. Mais il y a aussi chez lui une expérience du vivant, de ce qu’il y a de meilleur dans la vie, qui n’est plus simplement le contraire de la mort, et qui nous rendrait même indifférents à la mort.
À titre personnel, je n’irai pas jusqu’au bout de cette phrase… L’idée est que le vivant a, d’un côté une facette pratique, pragmatique avec des risques, des dangers qui peuvent être aussi guerriers – puisque Bergson a inventé la distinction du clos et de l’ouvert : la société close l’est pour des raisons vitales, pour survivre, parce que l’élan vital, selon lui, n’étant pas infini, a créé une espèce étonnante, les humains, avec ses limites, et pour survivre, les humains se font la guerre jusqu’à l’extermination. Donc la survie, la mort nous met aussi du côté de la guerre.
Mais il y a autre chose qui nous met du côté de la vie créatrice, y compris en morale : la morale ouverte. Il y a des êtres humains qui peuvent dépasser la société close vers la société ouverte. Au fond, après beaucoup de travail sur Bergson, c’est la question de la vie et même finalement la façon dont sa dualité oriente une politique et une éthique, avec la distinction du clos et de l’ouvert, sachant que le clos est très fort, très redoutable, qu’on s’étonne du retour de la guerre aujourd’hui, mais Bergson lui ne s’en étonnerait pas tant que ça. Comment maintenir l’ouvert dans le retour du clos ? C’est, ça l’actualité de Bergson.
Le philosophe de la surprise
La Vie des idées : Après plus de trente ans d’étude de Bergson, ce dernier réussit encore à vous étonner… N’est-ce pas, précisément, parce qu’il est un philosophe de la surprise ?
Frédéric Worms : Bergson est un philosophe de la surprise pour deux raisons. Pas seulement parce qu’il pense que le temps nous apporte toujours de la nouveauté, qui est la vraie raison de fond : chaque moment du temps apporte quelque chose qui n’est pas contenu dans ce qui précède, quelque chose de nouveau. Deleuze disait que la grande question de Bergson, c’est : « comment la nouveauté est-elle possible ? [13] ». Or, la nouveauté est possible et ne devrait pas nous surprendre, justement, parce que le temps est réel. Parce qu’à chaque instant, s’ajoute quelque chose qui n’était pas contenu dans l’instant précédent. Même dans la routine, je sais à peu près ce que c’est que de parler avec des gens, des amis, même devant une caméra, mais à chaque fois il y a quelque chose de nouveau, d’imprévu, de différent. Je ne sais pas quelle lumière il va faire, je ne sais pas ce que c’est que d’être ici. Il y a tout le temps du nouveau ; c’est la première raison de la surprise.
Il y en a une deuxième : pour survivre, nous ne pouvons pas vivre dans l’imprévu tout le temps. Notre entendement, pour Bergson, notre connaissance sont justement faits pour neutraliser la nouveauté et pour prévoir – on se donne rendez-vous, on s’organise, on fait tout pour que les choses soient les moins surprenantes possibles. En tout cas pas dans le sens négatif, c’est ce que j’ajouterai : nous nous protégeons contre la sidération. On appelle sidération les surprises qui nous détruisent, et qui détruisent tout ce qu’on a construit pour se prémunir contre les mauvaises surprises – et j’ajouterai aussi la polarité vitale de la bonne et de la mauvaise surprise. Pour Bergson, le temps lui-même est tout le temps nouveau. Cela devrait nous surprendre par le contenu (pas par le fait qu’il y ait de la nouveauté), mais comme notre entendement se prémunit contre la nouveauté, la surprise nous sidère toujours parce que nous sommes faits pour ne pas nous y attendre.
Il y a des degrés de surprise. Chez Bergson, c’est parfois compliqué parce qu’il parle du temps comme du jaillissement continu d’imprévisibles nouveautés : tout est tout le temps surprenant, mais malgré tout, il y a des degrés. Et il y a des degrés qui tiennent à de vraies essences de certaines réalités. Par exemple, toujours pour repartir de la morale, Bergson dit que la nature humaine est close. Et dans cette clôture, il peut se passer plein de choses. Il y a toute l’histoire des religions closes, l’histoire de la technique qui en elle-même ne change pas la nature humaine (même le numérique, le nucléaire ne changeront pas la nature humaine puisqu’ils vont la définir par l’intelligence, etc.). Il peut se passer plein de choses, ce sont des nouveautés, mais des nouveautés, au fond, relatives. La seule vraie grande surprise de l’histoire de l’humanité, c’est la morale ouverte. Puisqu’on définit l’homme par la clôture, par une intelligence technique qui peut faire ce qu’elle veut, qui ne cassera pas la clôture de la société, qui peut même être utilisée par elle – et toute technique nouvelle peut être utilisée pour la guerre.
Du coup, le critère de la nouveauté absolue devient lui-même absolu : au fond, il n’y a que le grand homme ou la grande femme de bien qui apporte quelque chose de vraiment surprenant. Parce que tout est tout le temps surprenant, à chaque instant, mais ce qui change vraiment l’histoire de l’humanité est extrêmement rare. De même, notre perception est tout le temps de l’ordre de l’art. Potentiellement, nous sommes réellement surpris par la lumière dans cette pièce ; mais pour vraiment briser le cadre que notre perception habituelle a construit pour neutraliser ça, il faut un grand peintre – c’est Constable [14] qui est surprenant, et qui nous apprend à voir le monde autrement ; c’est Hamlet qui est surprenant ; et finalement, c’est Socrate ou le Christ qui, aux yeux de Bergson, sont les plus sidérants de tous.
Condisciples & disciples
La Vie des idées : Grâce à l’exposition « Bergson inédit » (à l’École normale supérieure de Paris du 18 octobre au 13 décembre 2024), on a pu redécouvrir les liens tissés par Bergson avec ses contemporains. Quelles relations a-t-il entretenues, en particulier, avec ses condisciples Jean Jaurès et Émile Durkheim ?
Frédéric Worms : Bergson était au centre de son époque, pas seulement par une sorte de génie individuel, mais par un contexte relationnel que j’appelle un « moment », et qui se définit par des relations, parfois critiques, et toujours par des débats, voire des affrontements avec de grands contemporains, en France et ailleurs. Il est né la même année que Freud, et Freud, Bergson, Husserl sont nés exactement à un an d’écart, morts à deux ans d’écart [15], ont le même parcours théorique de la connaissance : la philosophie de l’esprit, jusqu’à la philosophie de la morale, de la politique et de l’histoire, dans les années 1930. Et puis beaucoup d’autres, William James, Russell, etc.
En France, Jaurès et Bergson entrent à l’École normale la même année [en 1878], ils ont l’agrégation la même année, dans un mouchoir de poche. Ils ont des controverses à l’ENS sur plein de sujets. En fait, ça va plus loin. Dix ans plus tard, deux ans après la thèse de Bergson, Jaurès soutient sa propre thèse, qui est en effet une critique de Bergson, qui lui répond cinq ans plus tard. Et ils forgent leurs concepts, qui vont leur permettre de traverser les épreuves du siècle différemment, mais quand même à travers une vraie recherche philosophique, ici à l’ENS d’ailleurs en grande partie.
Durkheim [16], c’est pareil, c’est extrêmement important. Il y a des tensions entre eux quand ils sont à l’école. Durkheim est quelqu’un de très strict, qui est surnommé, je crois, « le professeur », il est fils de rabbin, ce n’est pas un rigolo – Bergson pas tellement non plus, mais quand même. Ils avaient chacun leur surnom, très caricatural et peut-être même violent. Jaurès c’était « la grosse bête », Bergson « miss » pour des raisons mystérieuses, si j’ose dire, sûrement très datées.
La relation entre Bergson et Durkheim fait partie des grandes relations rétrospectives pour Bergson. Péguy [17] et Jaurès sont morts tous les deux en 1914 et Bergson ne discute avec eux sur le fond que dans son dernier livre en 1932. Durkheim meurt lui aussi dans la Première Guerre mondiale, en particulier parce qu’il y a perdu son fils, mais Bergson là aussi ne le discute qu’en 1932 dans Les Deux Sources de la morale et de la religion. Pour Bergson, Durkheim s’est arrêté à mi-chemin, c’est-à-dire qu’il a pensé l’obligation morale en l’arrachant de manière légitime au ciel des idées, en en faisant un principe social, donc concret, de la société humaine. Et même en définissant la société par-là : est social ce qui est obligatoire, ce qui s’impose aux individus sans être pour autant transcendant, comme chez Kant dans la raison pure. Un fait social, c’est quelque chose d’obligatoire.
Dans son premier chapitre, « l’obligation morale », Bergson dit très vite que l’obligation est sociale ; sauf que derrière la société, il y a la vie pour Bergson, et qu’au fond l’obligation, la force de l’obligation ne peut pas s’expliquer uniquement par la société. D’ailleurs, c’est une vraie question : est-ce que Durkheim a vraiment expliqué la force de l’obligation ? Il définit le social par l’obligation, et c’est très fort : est social ce qui s’impose aux individus sans qu’ils puissent l’avoir inventé par eux-mêmes − la grammaire, par exemple, qui est une règle que personne n’a construite, mais qui s’impose à tout le monde ; qu’on le veuille ou non, il y aura toujours une grammaire. Mais pourquoi y a-t-il une grammaire ? Peut-être en raison de notre cerveau ? Aujourd’hui les théories linguistiques sont biologiques…
Et d’une certaine façon, la question de Bergson, c’est de faire passer la question de l’obligation de la raison à la société, mais aussi de la société à la vie. Derrière la société, il y a la vie. Pourquoi y a -t-il des obligations sociales ? Pour répondre à des dangers vitaux pour les humains, le danger étant aussi la liberté qui devient paradoxalement un problème pour les humains, même s’ils ne peuvent pas et ne doivent pas y renoncer, contrairement à ce que certains ont cru que Bergson disait.
Donc Durkheim devient cet interlocuteur un peu tardivement, mais on sent que Bergson l’a lu très en profondeur : [le durkheimisme] est pour lui une doctrine abstraite, mais concrète quand même par le côté social. Et puis le grand durkheimien qu’il discute aussi, qui est un autre de leurs amis communs, grand ami de Jaurès aussi, c’est Lucien Lévy-Bruhl [18], qui accompagne un peu Durkheim, qui construit la théorie de la mentalité primitive. Et là, Bergson est un peu plus dur : la mentalité primitive, c’est très intéressant, mais il n’y a qu’une seule mentalité, c’est la mentalité humaine, elle est sociale, elle est due à la vie et les grands hommes de bien la dépassent.
On peut citer une ou deux autres figures. Bergson a eu comme élève au lycée Henri−IV Maurice Halbwachs [19], qui est un très grand sociologue, auquel un centre de recherches est dédié ici à l’ENS. Halbwachs a été, lui, un grand critique de Bergson, très important et retournant le fer dans une certaine plaie, puisqu’il a par exemple défini la mémoire par la société. Bergson pensait que la mémoire pure était individuelle et vitale, et les durkheimiens ont marqué un point en défendant la théorie de la mémoire sociale, des cadres sociaux de la mémoire, comme le dit magnifiquement Halbwachs. Donc il y a un débat très profond que l’on pourrait définir par l’idée d’inscrire les questions spirituelles, les questions intellectuelles dans le concret, dans la vie, à travers soit la société, soit vraiment la biologie. Et on est à ce carrefour. Là, voilà, Bergson a succédé à Gabriel Tarde, qui était l’adversaire de Durkheim au Collège de France. C’est un peu un hasard, mais pas seulement. C’est un débat très important. Je pense qu’on devrait le reprendre.
La Vie des idées : Des inédits de Bergson continuent à être mis au jour. Doit-on nécessairement tout publier (fragments, cours, correspondance…) ?
Frédéric Worms : Bergson a toujours séparé l’œuvre et ce qui ne l’était pas. Et dans ce qu’il ne l’est pas, il y a d’ailleurs aussi sa vie personnelle, ses relations, tout ce qui est montré dans cette exposition de son intimité. Mais il y a aussi tout ce qui n’est pas de l’œuvre proprement dite. L’œuvre, pour lui, c’étaient ses livres et les deux recueils d’articles dans lesquels il a promu finalement un certain nombre d’articles et pas d’autres.
Qu’en est-il du reste ? Il y a beaucoup d’autres choses. Il y a des cours qui sont apparus par des notes de cours, jamais par ses textes à lui. Il y a eu trois années de cours pris en notes pour Péguy par des auditeurs, des transcripteurs, des sténographes de l’Assemblée nationale de l’époque − la Chambre des députés. Ce sont des cours parfaitement pris en notes, mais à la virgule près, à l’intonation presque près, c’est bouleversant de les avoir tenus entre les mains. Je remercie d’ailleurs André Devaux [20] qui me les avait donnés. Je les ai donnés ensuite à la Bibliothèque Doucet et ils sont maintenant publiés aux PUF.
Bien sûr, il faut maintenant tout publier, il faut lire tout Bergson, tout ce qui nous reste d’attesté de Bergson. On n’est plus dans cette idée de ne publier ou de ne pas publier. Déjà, les exécuteurs testamentaires l’ont fait. Mais il faut retenir quelque chose de l’interdit bergsonien. Ce qu’il en faut retenir, pour moi, c’est une méthode. On peut la contester, mais elle est très claire dans mon esprit : il faut interpréter les inédits par ce qui est publié, et pas l’inverse. Le premier qui a publié des cours, qui s’appelait Henri Hude [21], a eu tout de suite une prétention exorbitante, de dire : « le vrai Bergson, c’est l’inédit. C’est dans les cours, c’est caché. Bergson, pour des raisons de censure de son époque, ne pouvait pas dire ce qu’il pensait vraiment. En fait, il était chrétien, voire catholique dès le début. Il y a un Bergson caché dans les cours ». Or, je pense que Bergson a dit très clairement : non, ma pensée est dans mes livres. C’est très clair.
Cela ne veut pas dire que le reste n’apporte rien, mais cela veut dire qu’il faut renverser l’ordre, ne pas se donner l’idée d’un Bergson caché, ou même d’une genèse progressive des livres par les inédits. Par exemple, on a des cours magnifiques entre les livres, entre Matière et mémoire et L’Évolution créatrice ; est-ce qu’ils expliquent le chemin d’un livre à l’autre ? Je dis clairement : non, parce que justement on a déjà le bout du chemin. Bergson c’est un penseur du temps ; on va de A à B ; on ne va pas de A à B en passant par A tierce, A quatuor, c’est Zénon cela, c’est l’impossible. On empêche le mouvement. On a Matière et mémoire et L’Évolution créatrice ; pour comprendre ce qui s’est passé entre les deux, il faut se donner A et B. Si vous partez de B, vous comprendrez ce qui a mené de A à B ; mais si vous essayez de repartir de A comme si B n’était pas advenu, vous vous trompez de façon parfaitement bergsonienne. Il a prévu votre erreur !
Donc partons des livres, et explorons tout ce qu’il y a dans les inédits, entre tout ce qui est publié. Je situe l’inédit comme une richesse extraordinaire, mais entre ce qui est publié. Pour moi, l’interdit bergsonien sur les inédits nous donne plutôt une méthode pour les livres qu’un interdit définitif, dont il savait bien au fond qu’il était intenable. Mais il savait aussi qu’il y aurait le fétichisme du brouillon, le fétichisme de la lettre, le fétichisme du cours − j’entends par fétichisme le fait de remplacer, d’accorder une valeur magique, et au fond substituer à l’œuvre, au lieu de s’y intégrer par cette sorte de discontinuité radicale. Bergson est un penseur du continu, mais aussi du discontinu, puisque nous sommes mixtes. Donc l’œuvre, la création, vient de temps en temps, comme des pas. Si vous voulez comprendre Bergson, il faut lire ses livres.
La Vie des idées : Qu’a transmis Bergson à ses élèves ?
Frédéric Worms : Bergson mettant l’œuvre en premier, n’était pas critique de l’oralité − bien entendu, il ne tombait pas dans ce piège. Mais il ne prétendait pas faire son œuvre dans ses cours. Dans les cours, il explique qu’il transmet un contenu déjà maîtrisé ; mais il dit aussi à ses élèves (quand lui-même fait cours, il explique aussi aux autres comment faire cours…) qu’on transmet sa créativité par son geste même. Je pense qu’il fascinait ses étudiants non pas tellement par le contenu qu’ils avaient peut-être déjà lu, s’ils avaient un peu travaillé, mais par la personne qui ajoutait toujours quelque chose de nouveau, et qui préparait déjà le livre d’après, sans qu’on le sache, dans sa méthode, dans son style, dans sa personnalité. Le cours est un mixte, un mixte où la création n’est pas forcément là où l’on croit, pas forcément dans la phrase qu’on va fétichiser, mais dans un mouvement, dans une transition qu’on pourra reconstituer après coup.
Évidemment, Bergson a construit une communauté extraordinaire de lecteurs, d’élèves, de disciples, des disciples parfois compliqués. Péguy, dans une phrase majeure, a dit au moment des grandes controverses contre Bergson entre 1907 et 1914 : « je m’occupe de vos ennemis, mais occupez-vous de vos disciples… » Il le trouvait trop complaisant à l’égard de certains disciples, ce qui était le cas : Bergson a eu des disciples qui ont mal tourné, certains défendant [les « nationaux » pendant] la guerre d’Espagne, l’un d’entre eux devenant ministre de Pétain [22]. Mais Bergson c’est la France, tout le spectre politique est passé par Bergson. On ne peut le réduire à aucune palette de ses disciples. Comme tous les grands philosophes, il a eu toutes les variétés d’étudiants.
C’est comme Hegel : il y a la gauche hégélienne, la droite hégélienne ; il y a la gauche bergsonienne et la droite bergsonienne. Les grandes figures inattendues, qui dessinent des traditions inattendues, ce sont les plus importantes, les figures singulières. Il y a une tradition plus attendue, qui est celle dans laquelle je me situe très sincèrement, qui part de Jankélévitch, qui passe par Jean Wahl [23], par d’autres, peut-être même Levinas. Et puis il y a une tradition deleuzienne, il y a une tradition merleau-pontienne [24], peut-être maintenant bien connues, mais qui quand même surprenaient à l’époque. Que Deleuze écrive sur Bergson, dans un moment radicalement anti-bergsonien, c’était sidérant. Que Merleau-Ponty ou Canguilhem [25] reviennent sur leur rejet initial, sur leur parricide initial, pour renouer avec le cœur même du bergsonisme, on a oublié à quel point cela sidérait ceux qui avaient rejeté complètement cette relation, même Sartre.
Les traditions sont toujours inattendues parce qu’elles sont faites de constellations singulières, mais elles sont quand même des traditions, au sens où on revendique l’héritage d’une histoire, on ne fait pas que la raconter : on considère qu’on y appartient.
Sarah Al-Matary & Julien Le Mauff, « Bergson inédit. Entretien avec Frédéric Worms »,
La Vie des idées
, 10 janvier 2025.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Bergson-inedit
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Mehmet Sait Özervarli, professeur à l’Université de Yıldız.
[2] Cette année-là, Bergson donne une série de conférences en français à Columbia, Harvard et Princeton.
[3] Le philosophe et musicologue français Vladimir Jankélévitch (1903-1985) a correspondu avec Bergson, rencontré en 1923. Il lui dédie Bergson, un essai publié chez Alcan en 1931, puis aux Presses universitaires de France, dans une version remaniée à partir de 1975.
[4] Des années 1920 aux années 1960, l’École de Kyōto − fondée par Nishida Kitarô (1870-1945) puis nourrie par Tanabe Hajime (1885-1962) et Nishitani Keiji (1900-1990) −, a renouvelé la philosophie en mêlant à l’apport de Hegel, Kant, James, Husserl, Bergson et Heidegger celui du bouddhisme et du zen.
[5] Le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne est professeur aux départements d’Études francophones et de Philosophie de l’Université de Columbia. On lui doit notamment Bergson postcolonial : l’élan vital dans la pensée de Léopold Sédar Senghor et de Mohamed Iqbal (CNRS Éditions, 2011) et Postcolonial Bergson (chez le même éditeur, 2019).
[6] Léopold Sédar Senghor, Liberté, t. V Le Dialogue des cultures, Paris, Seuil, 1993, p. 194-195.
[7] Mohamed/Muhammad Iqbal (1877-1938), poète et philosophe musulman, est considéré comme le fondateur du Pakistan, créé après son décès.
[8] Frédéric Worms, Bergson ou les deux sens de la vie. Étude inédite, Paris, Puf, « Quadrige », 2013.
[9] Le philosophe Georges Sorel (1847-1922), introducteur de Marx en France et théoricien de la grève générale, avait suivi les cours de Bergson au Collège de France.
[10] Le mathématicien, philosophe, moraliste et homme politique britannique Bertrand Russell (1872-1970) a révolutionné la pensée scientifique.
[11] La philosophe Caterina Zanfi, chargée de recherche au CNRS, préside la Société des Amis de Bergson et codirige avec Frédéric Worms la revue Bergsoniana. Elle est l’un des fers de lance du projet « Global Bergsonism ». Parmi ses publications, on peut citer Bergson, la tecnica, la guerra. Una rilettura delle Due fonti, Bologna, BUP, 2009, Bergson et la philosophie allemande : 1907-1932, Paris, Armand Colin, 2013, et la coédition, avec Florent Serina, du second volume de la correspondance de Bergson, lequel rassemble près d’un millier de lettres, inédites pour la plupart (Correspondances II, Paris, PUF, 2024).
[12] L’historien indien Dipesh Chakrabarty, professeur émérite à l’Université de Chicago, est une figure majeure des études postcoloniales et des subaltern studies.
[13] Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 11.
[14] John Constable (1776- 1837), peintre britannique romantique, fin observateur de la nature.
[15] Sigmund Freud, le fondateur de la psychanalyse, est né le 6 mai 1856 et mort le 23 septembre 1939 ; Edmund Husserl a vu le jour le 8 avril 1859 et est décédé le 27 avril 1938.
[16] Émile Durkheim (1858-1917), fondateur de la discipline sociologique, entre à l’ENS en 1879, un an après Bergson et Jaurès.
[17] Charles Péguy (1873-1914), poète, essayiste et philosophe qui créa et anima notamment les Cahiers de la Quinzaine. Admirateur de Bergson, il écrivit peu avant sa mort une Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne parue de façon posthume chez Gallimard en 1935, et saluée ainsi par Jaurès : « Il n’y a pas la technique, mais il y a la philosophie. » Voir Robert Burac, Benoît Chantre, Philippe Grosos et Frédéric Worms, "Péguy et Bergson en dialogue", L’Amitié Charles Péguy, n° 78, 1997, p. 84-93 et, dans le même numéro, Maurice Merleau-Ponty, "Bergson et Péguy", p. 93-95.
[18] S’étant spécialisé dans l’étude des peuples sans écriture, Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939) a largement façonné l’anthropologie et l’ethnologie françaises. Il a entretenu avec Bergson une correspondance éditée dès 1989 par Philippe Soulez : « La correspondance Bergson/Lévy-Bruhl », Revue philosophique, vol. 179, n° 4, 1989, p. 481-492.
[19] Maurice Halbwachs (1877-1945), fut l’élève de Bergson au lycée Henri-IV avant d’entrer à l’ENS en 1898. Intégrant à la sociologie durkheimienne l’apport de la démographie, il théorisa la « conscience sociale ». Élu professeur au Collège de France en mai 1944, il fut déporté à Buchenwald où il mourut en août de la même année.
[20] Professeur de philosophie à la Sorbonne, spécialiste d’Antoine de Saint-Exupéry et de Simone Weil, auteur d’articles sur Bergson.
[21] Ont paru aux Puf sous sa direction : Bergson, Leçons de psychologie et de métaphysique : Clermont-Ferrand, 1887-1888 (1990), Leçons d’esthétique à Clermont-Ferrand ; Leçons de morale, psychologie et métaphysique au lycée Henri IV (1992), Leçons d’histoire de la philosophie moderne. Théories de l’âme (1995), Cours de Bergson sur la philosophie grecque (2000).
[22] Jacques Chevalier (1882-1962), professeur de philosophie, auteur de plusieurs ouvrages sur Bergson, fut secrétaire d’État à l’Instruction publique, puis à la Famille sous Vichy. Collaborationniste, il est condamné après la Libération à la prison et à l’indignité nationale.
[23] Jean Wahl (1888-1974), philosophe et poète, spécialiste de Hegel et de Husserl, introducteur de Kierkegaard en France, fonda le Collège philosophique en janvier 1947. Il dirigea la Revue de métaphysique et de morale à partir de 1950.
[24] Dans le sillage du philosophe français Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), rénovateur de la phénoménologie husserlienne.
[25] Georges Canguilhem (1904-1995), philosophe et docteur en médecine spécialisé dans l’épistémologie et l’histoire des sciences, dirigea l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques de 1956 à 1971.