Études courtes, accès précoce à l’emploi et au couple, goût du travail manuel, démonstrations de virilité, tels sont les traits caractéristiques des relations qui unissent les jeunes hommes des régions rurales, qu’étudie l’enquête de B. Coquart.
Études courtes, accès précoce à l’emploi et au couple, goût du travail manuel, démonstrations de virilité, tels sont les traits caractéristiques des relations qui unissent les jeunes hommes des régions rurales, qu’étudie l’enquête de B. Coquart.
Les sociologues ont déjà souligné l’importance des appartenances électives dans les milieux populaires. Dans Les gars du coin, Nicolas Renahy explique ainsi la perduration des relations établies dans l’enfance ou l’adolescence chez les jeunes ruraux enquêtés par ce que la bande leur apporte, et d’abord de pouvoir être reconnus comme des personnes à part entière. Exposés au jugement négatif du marché du travail, se tenant à distance du modèle ouvrier paternel, qu’ils sont dans l’incapacité de reproduire, ces jeunes privés de l’autonomie matérielle fondant l’âge adulte trouvent une reconnaissance parmi les « potes » [1]. Le livre de Benoît Coquard traite également des jeunes ruraux et insiste lui aussi sur le rôle des groupes d’amis dans la possibilité d’acquérir une image de soi valorisante et une bonne réputation, au moins à l’échelle de la micro-société des copains. Il propose en même temps un éclairage neuf sur ces entre-soi populaires, jeunes et masculins.
« Ceux qui restent » dans les campagnes en déclin du Grand-Est étudiées par Benoît Coquard sont loin de se réduire à ceux que le dénuement contraint à ce que l’auteur appelle une « autochtonie de la précarité », soit le repli sur l’espace local contraint par le dénuement économique et la faiblesse des ressources scolaires et professionnelles. Il est question dans ce livre d’une autre jeunesse populaire rurale : les jeunes qui sont au cœur de l’enquête ont un emploi et vivent en couple, leurs revenus leur permettent d’accéder à la propriété ou sinon d’en concevoir raisonnablement le projet, mais encore d’avoir deux voitures, des loisirs et de partir en vacances. Loin d’être isolés, ils appartiennent à des groupes de copains pouvant compter plusieurs dizaines de membres, dont des artisans et des petits patrons, l’hétérogénéité sociale des fréquentations amicales caractérisant précisément la sociabilité de ces hommes âgés de 20 à 30 ans.
Plus souvent ouvriers qu’employés, ces jeunes restent dans les territoires ruraux déshérités parce qu’ils n’ont pas besoin d’en partir. Contrairement à d’autres jeunes qui doivent changer de lieux pour trouver un emploi ou poursuivre des études après le bac, ils peuvent se saisir de l’offre locale de travail et s’en satisfaire. S’ils restent, c’est en effet aussi parce qu’ils valorisent le modèle ouvrier traditionnel, qu’ils reproduisent en grande partie : études courtes, accès précoce à l’emploi et au couple, goût du travail manuel, rapport viril aux mondes des choses matérielles et humaines [2]. Contrairement aux jeunes des cités, ils affichent une autonomie par rapport à la norme des études longues.
Cependant, tous ne vivent pas de manière identique leur ancrage local. Les moins insérés dans l’emploi et les groupes d’amis le ressentent comme une contrainte ou un handicap. Les plus stigmatisés localement sont souvent candidats à l’émigration. À l’inverse, une bonne insertion professionnelle et dans les réseaux amicaux conduit à valoriser l’appartenance locale et à en faire un principe positif de classement. Dans le système de normes des jeunes de ces classes populaires rurales stables, le CAP ou le bac pro, plus facilement monnayables sur le marché local du travail qu’un BTS ou un autre titre universitaire, la connaissance directe des employeurs locaux, la capacité à se faire reconnaître par son ardeur à la tâche valent plus qu’un haut diplôme. Et ces jeunes s’estiment mieux lotis que ceux partis à la ville : la vie est moins chère dans les campagnes, il est possible de construire sa maison et d’accéder à des biens de consommation valorisés, comme une moto pour les hommes ou un cheval pour les femmes. La grande ville s’apparente de surcroît à l’arnaque : tout y est hors de prix, et il y manque aussi la confiance que ces jeunes ruraux des classes populaires stables disent trouver localement. Alors que les jeunes précaires et mal réputés valorisent Paris comme le moyen d’échapper au commérage, eux disent leur préférence pour la campagne, reflet de leur position dominante dans l’espace social local.
L’enquête fait alors pénétrer dans les cercles de sociabilité de ces jeunes qui donnent le ton localement. Deux résultats en ressortent. D’une part, la localité ne fait plus l’appartenance ni la valeur, celles-ci dépendant désormais très étroitement de l’inscription étroite dans des groupes d’amis. D’autre part, la fonction de la sociabilité amicale n’est pas seulement de procurer des ressources symboliques sur le plan de l’estime de soi, elle est aussi de protéger face aux concurrences sur le marché du travail.
Benoît Coquard fait apparaître les processus qui ont « dé-fait » l’appartenance locale comme capital d’autochtonie défini par Nicolas Renahy comme « l’ensemble des ressources que procure l’appartenance à des réseaux de relations localisées » [3]. Certes, les sociabilités comportent toujours une part de local : les clubs de foot et autres lieux de loisirs masculins (sociétés de chasse, groupes de motocross, clubs de fléchettes, etc.) restent situés dans un bourg ou un village précis. Mais les membres de ces cercles ne sont plus limités à l’espace de ces bourgs ou villages. Et l’appartenance à ces lieux n’est plus autant pourvoyeuse d’atouts. Ces évolutions ont déjà été soulignées [4] : elles tiennent, rappelle Benoît Coquard, à la réduction et dispersion des services publics autant qu’aux transformations du travail, avec la disparition de la mono-industrie qui fixait localement le groupe ouvrier et structurait autrefois la vie sociale des villages et des bourgs. De façon plus originale, Benoît Coquard montre comment l’accession à la propriété des jeunes ménages ouvriers participe à la dévitalisation de l’espace local, ces ménages s’éloignant des centres locaux à cause du prix du foncier, et comment ces mêmes centres sont d’autant plus évités qu’y rester menace à présent d’écoper d’une mauvaise réputation. La ruralité en déclin du Grand-Est n’est pas la ruralité touristique et attractive. Un grand nombre de bistrots a fermé et les fêtes locales, comme les bals, qui attiraient plusieurs centaines de personnes il y a encore 20 ou 30 ans, sont aujourd’hui désertées. De même, l’émiettement dans la campagne des lieux de travail a vidé les rues et les places. Dans ces conditions, « traîner » dans les villages et les bourgs devient l’indice du non-emploi, d’une non-mobilité, d’une non-moralité.
À présent, c’est au foyer et non plus au café que les hommes se retrouvent entre eux. Ce repli sur l’espace privé répond au déclin des lieux de vie collective et au risque de la mauvaise réputation désormais attaché à la fréquentation des espaces publics encore accessibles. Il transforme l’entre-soi : les manières d’être entre amis, les paroles échangées, les manières de boire sont redéfinies par le cadre du domicile servant de nouveau refuge à la sociabilité masculine. De même, les amitiés apparaissent socialement beaucoup plus sélectives : alors qu’au café l’entrée y est libre, le foyer est réservé aux amis choisis. La « bande de potes » recrute selon des logiques affinitaires qui desservent plus qu’avant les hommes pas ou peu qualifiés, ayant peu d’ancienneté locale ou seulement connus par leur patronyme comme appartenant à un groupe infréquentable.
La bande renforce d’autant plus les inégalités entre jeunes ruraux que sa fonction a changé. Elle vise à présent à protéger des concurrences pour l’accès aux ressources devenues rares, comme l’emploi stable et payé au-dessus du SMIC. Benoît Coquard nomme « réalisme amical » le processus décidant du choix des amis : les « vrais potes » sont disponibles temporellement pour ceux de la bande, ils ne se montrent ni « perso » ni rabat-joie. Ils offrent surtout comme une assurance dans un contexte d’insécurité économique. L’intégration dans un groupe d’amis permet de défendre sa bonne réputation, mais aussi d’accéder à des informations pour un emploi, de travailler au sein de petites équipes dans des chantiers « au noir » pour améliorer ses fins de mois. Pour faire partie d’une bande, les qualités morales comme la loyauté ne suffisent donc pas, il faut aussi pouvoir se prévaloir d’une différence utile : une agilité manuelle, des savoir-faire techniques, des contacts avec les petits patrons locaux. Les groupes d’amis fonctionnent ainsi sur un mode informel comme le font les regroupements locaux d’artisans et commerçants : ils procurent un capital social à de jeunes ouvriers ruraux obligés par les transformations du travail de se mobiliser collectivement pour défendre leur employabilité. Appartenir à un groupe d’amis conforte localement la valeur personnelle et professionnelle de chacun.
Cependant, les collectifs formés par ces jeunes hommes sont exclusifs à plus d’un titre. En premier lieu, sans être pour autant exclues des cercles masculins de sociabilité, les femmes y occupent une position marginale. Elles assistent le plus souvent silencieuses aux « apéros » improvisés et néanmoins fréquemment répétés. L’emprise masculine sur le foyer est visible dans la décoration du salon décidée par les conjoints et dédiée au meilleur accueil des copains comme elle l’est dans l’organisation temporelle de la vie quotidienne, dépendante des visites des « potes ». La forte influence du groupe d’amis s’observe aussi sur le calendrier nuptial et procréatif : plusieurs hommes se sont mariés ou sont devenus pères après que l’un des membres de leur groupe d’amis a franchi le pas.
Les femmes supportent de voir leur foyer dévolu aux amusements des hommes par crainte de passer « pour la chiante », comme dit l’une d’elles, c’est-à-dire de devoir endosser le rôle ingrat de demander l’arrêt des festivités. Par ailleurs, elles sont moins que les hommes liées les unes aux autres : elles ont dû quitter leurs amis d’enfance au moment de la mise en couple et la compagnie des autres femmes ne leur est pas toujours agréable, certaines comptant parmi les ex de leur conjoint. Elles subissent plus que les hommes l’étroitesse de l’espace des fréquentations amoureuses. Elles sont aussi plus dépendantes matériellement qu’eux, leurs emplois étant plus souvent précaires et à temps partiel.
En second lieu, ces hommes se montrent solidaires dans un rayon limité aux plus proches. Ils excluent les plus précaires et les plus mal réputés, allant jusqu’à mettre en cause leur masculinité, comme les autres jeunes appartenant comme eux aux fractions stables des classes populaires rurales. La solidarité ne s’étend pas au-delà du cercle des « vrais potes ». D’un côté ces jeunes reconnaissent l’importance de s’unir pour mieux se défendre, aussi bien face aux patrons qu’à la mauvaise réputation toujours redoutée. D’un autre, ils sont voués à limiter leurs alliances. Benoît Coquard repère cette fermeture dans l’expression « déjà, nous » qui revient fréquemment dans les propos des enquêtés. Elle témoigne d’une force et d’une fragilité. Force de la mobilisation des réseaux face aux menaces sur le marché du travail et au risque de l’isolement amical dans des zones dépeuplées où la vie collective s’est rétractée. Fragilité dont atteste la défiance envers une union construite plus largement sur la base d’intérêts collectifs à défendre. Dès lors, il n’est pas étonnant que l’offre politique identifiée par ces jeunes comme la plus proche de leur vision du monde soit celle de l’extrême droite, qui réserve la solidarité aux seuls Français selon cette même logique du « déjà, nous ». Dans le Grand-Est, le Rassemblement national dépasse les 40 % dans certains villages et bourgs.
Le livre de Benoît Coquard donne des clés originales et convaincantes pour interpréter ce vote, mais aussi pour refuser tout fatalisme : ces mêmes campagnes du Grand-Est ont connu une forte mobilisation des Gilets jaunes, constate l’auteur, qui, sur les ronds-points, a observé le rapprochement d’hommes et de femmes, de jeunes et de vieux, de précaires et de stables. La solidarité à petit rayon peut donc s’élargir. Mais Benoît Coquard est trop bon sociologue pour prédire dans quelle direction.
par , le 5 février 2020
Olivier Masclet, « Bandes de potes », La Vie des idées , 5 février 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Benoit-Coquard-Ceux-qui-restent-Faire-vie-campagnes-declin
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[1] N. Renahy, Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, La Découverte, 2005.
[2] Sur l’opposition entre « monde des choses matérielles » et « monde des choses humaines », voir G. Mauger et C. Fossé-Poliak, « Lectures : masculin/féminin », Regards sociologiques, n°19, 2000, p. 115-140.
[3] Voir N. Renahy, « Classes populaires et capital d’autochtonie. Genèse et usages d’une notion », Regards sociologiques, n°40, 2010, p. 9-26. Sur cette notion, voir aussi Emilie Aunis, Joachim Benet, Arnaud Mège et Isabelle Prat (Dir.), « Les tentations de l’autochtonie », Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2006.
[4] Voir notamment I. Bruneau, G. Lafferté, J. Mischi, N. Renahy (dir.), Mondes ruraux et classes sociales, Éditions EHESS, 2018.