Recension Philosophie

Aux sources de l’habitus

À propos de : Étienne Anheim, Paul Pasquali, Bourdieu et Panofsky. Essai d’archéologie intellectuelle, Minuit


par , le 18 août


Étienne Anheim et Paul Pasquali se penchent sur un moment capital du dialogue interdisciplinaire : la traduction et l’édition de l’historien d’art Erwin Panofsky par Pierre Bourdieu.

En mai 1967, Pierre Bourdieu publiait dans la collection « le sens commun », qu’il venait de fonder chez Minuit, la première traduction en français d’un livre de l’historien de l’art Erwin Panofsky : Architecture gothique et pensée scolastique (Gothic Architecture and Scholasticism). Celui-ci est alors âgé de soixante-seize ans et reconnu comme une référence incontournable de la discipline au niveau mondial. La traduction s’accompagne d’un travail éditorial conséquent : Bourdieu augmente le petit volume initialement paru en 1951 d’un autre texte de Panofsky sur l’abbé Suger publié en 1948, qu’il traduit de l’anglais et qu’il assortit d’une postface où il jette les bases d’un pan majeur de sa propre théorie sociologique, autour de la théorie de l’habitus. Cet « événement éditorial » (p. 11), comme le qualifient Étienne Anheim et Paul Pasquali, revêt une portée épistémologique considérable, et il acquiert pour son principal instigateur le statut d’un véritable moment fondateur.

Ce sont ces trois dimensions – de traduction, d’édition et d’épistémologie critique – qu’entend explorer cet « Essai d’archéologie intellectuelle », que les éditions de Minuit publient dans la même collection. Étienne Anheim étant médiéviste et Paul Pasquali sociologue, non seulement leur collaboration applique le principe d’interdisciplinarité au cœur de la démarche bourdieusiennne, mais elle réplique en parallèle les positions respectives qu’occupaient Panofsky en histoire de l’art et son traducteur et postfacier français en sociologie. Or, le « projet intellectuel » de ce dernier, écrivent les deux auteurs, « indissociable d’une sociologie conquérante, avait une visée interdisciplinaire englobant aussi bien l’histoire et l’anthropologie que, d’une certaine manière, la philosophie » (p. 32).

C’est donc l’archéologie d’un champ éditorial et scientifique qu’entreprennent Étienne Anheim et Paul Pasquali, en composant un texte qui se situe lui-même à la limite entre approche holistique d’un point de vue sociologique et récit de formation individuelle concernant le jeune Bourdieu. Ils retracent ainsi le contexte dans lequel le projet éditorial a germé ; l’apprentissage que fait à cette occasion Bourdieu du métier d’éditeur ; son processus de socialisation au contact de Panofsky, dont la correspondance inédite avec Bourdieu est reproduite en annexe de l’ouvrage. Ils décrivent la façon de Bourdieu d’envisager la traduction qu’il pratique alors pour la première et dernière fois ; l’élaboration intellectuelle de la notion d’habitus qui en découle ; et enfin la réception critique du livre, en sociologie et en histoire de l’art, à court comme à plus long terme.

La cathédrale comme enjeu

C’est sans doute dans le chapitre 5, consacré à la notion d’habitus, que se concentrent les enjeux théoriques et épistémologiques les plus significatifs liés à l’édition que propose Bourdieu des deux textes de Panofsky. Afin d’en mesurer l’ampleur, il vaut peut-être d’opérer un détour par les dernières pages de la conclusion du livre d’Étienne Anheim et Paul Pasquali, où ils reviennent sur l’objet dont s’empare Panofsky – la cathédrale gothique – afin d’établir entre son architecture et la pensée scolastique un rapport d’homologie.

« Durant l’entre-deux-guerres », rappellent les deux auteurs, « circulait l’idée qu’on pouvait interpréter les sociétés européennes à partir de cet objet unique qu’était la cathédrale gothique. » S’intéresser à cette dernière, suggèrent-ils, dépassait donc d’emblée le cadre d’« un problème d’érudition propre à l’histoire de l’art » (p. 235) ; ambition plus ou moins avouée qui ne pouvait dans tous les cas manquer d’intéresser Bourdieu. De fait, abondent les deux auteurs, « la cathédrale médiévale a été une matrice, au sens étymologique, pour les sociétés européennes comme pour les processus de subjectivation des individus qui les composent » (p. 239), et cela d’un point de vue autant religieux que scolastique.

D’un côté, en effet, la cathédrale en est venue à représenter « un monde censé tenir ensemble de manière organique et harmonieuse », homogénéité qui supposait « un travail de mise en ordre et de hiérarchisation » et qui, corrélativement, imposait « une exclusion des hérétiques, des juifs et des musulmans » ; tandis que, d’un autre côté, la figure de la cathédrale légitimait « la domination des seigneurs et des clercs » (p. 239). Au cours de ce processus, tout se passe comme si ces derniers avaient succédé aux prêtres en chaire (cathedra en latin), en jouissant au passage d’un transfert de capital symbolique augmenté d’un soupçon d’érudition savante. Autrement dit, découvrir entre la pensée scolastique et l’architecture gothique une homologie de principe et de style, comme l’avait fait Panofsky, autorisait Bourdieu à mettre au jour les déterminants historiques des mécanismes de domination autour desquels se sont structurés les champs de l’art comme ceux de l’école.

L’habitus comme motif

Or, c’est précisément cet oubli déterminant, « comme si les sciences sociales avaient métabolisé ce qui les avait précédées » (p. 240), écrivent Étienne Anheim et Paul Pasquali, que Bourdieu désigne par la notion d’habitus, et que, du même coup, il l’« invente » d’après Panofsky, au sens archéologique du mot. Celui-ci parle en effet de « mental habits » en anglais dans le texte, en procédant lui-même à une traduction d’après une citation de Thomas d’Aquin, tandis que Bourdieu « traduit » l’expression « mental habits » par le terme d’« habitus » que Panofsky, pour sa part, n’écrit pas, et qu’il cautionne avec une certaine réticence.

Les conditions d’extraction de la notion d’habitus – depuis le thomisme, donc, et à travers lui d’après l’hexis aristotélicienne, jusqu’à une histoire de l’art élargie pour parvenir dans le champ d’une sociologie émancipée et à vocation émancipatrice – ont donc contribué à en faire un terme opératoire à l’intersection des différentes sciences humaines et sociales. L’habitus compte ainsi parmi ces notions elles aussi métabolisées, en l’occurrence dans le modus operandi des savants qui cherchaient à lui restituer sa fonction exploratoire et explicative. Bourdieu lui-même, notent Étienne Anheim et Paul Pasquali, « passé ce “moment panofskien” », a déployé la notion d’habitus dans son œuvre postérieur en procédant, au travers de références « de moins en moins visibles – ce qui ne signifie pas accessoires » (p. 214), à sa formalisation depuis l’ouvrage de Panofsky.

Inversement, pour nombre d’historiens de l’art français qui avaient lu Panofsky en allemand ou en anglais avant Bourdieu, mais qui le mentionnaient finalement assez peu, et qui n’avaient pas mis autant d’ardeur que leur jeune collègue à le faire traduire, la question s’est ensuite posée de savoir, « pour retrouver Panofsky, comment oublier Bourdieu ? » (p. 208) À lire les chiffres de ventes cumulées que rapportent Étienne Anheim et Paul Pasquali, Bourdieu a manifestement contribué à faire connaître Panofsky auprès d’un lectorat plus vaste que le titre quelque peu spécifique de son livre ne pouvait le laisser penser. Il faut cependant admettre qu’une lecture bourdieusienne de Panofsky ne s’est pas pour autant imposée, ni même véritablement installée, dans le paysage de l’histoire de l’art française, et l’on ne peut que regretter qu’une œuvre de cette importance n’y ait par ailleurs guère donné lieu non plus à des lectures, sinon du même niveau, du moins aussi fécondes sur le plan théorique que celle de la désormais célèbre postface de 1967.

La traduction comme horizon

La raison principale de cette fécondité sans véritable équivalent mérite d’être soulignée, ne serait-ce qu’à titre d’enseignement méthodologique. Si Bourdieu a pu tirer de tels fruits du livre de Panofsky, c’est non seulement qu’y étaient stratifiées d’innombrables couches de savoirs, eux-mêmes issus d’époques et de disciplines variées, mais que son exégète avait suivi un cursus pluridisciplinaire et qu’il lisait volontiers des auteurs – en l’espèce des historiens de l’art – a priori éloignés de son propre champ de recherche. D’une certaine manière, l’éloignement disciplinaire favorisait la conceptualisation. L’un des mérites de l’essai d’Étienne Anheim et de Paul Pasquali est à cet égard d’insister régulièrement sur l’inscription de Bourdieu dans de véritables « chaînes d’écriture » (p. 92), y compris celle de « tout un “monde de l’édition” » (p. 107), insistent-ils, à même de livrer accès à « une chaîne herméneutique » (p. 114). Au sein de cette dernière, les deux auteurs soulignent combien l’intérêt de Bourdieu pour l’habitus devait à celui qu’avait exprimé avant lui un autre lecteur de Panofsky, en l’occurrence le paléographe médiéval Robert Marichal, auquel il reconnaissait explicitement sa dette dans la postface.

En remontant plus haut encore, ainsi qu’y invitent les deux auteurs, il devient évident que Bourdieu avait été préalablement « disposé » à une telle approche par l’enseignement de Maurice Merleau-Ponty, fin connaisseur de l’œuvre de Panofsky, qu’il avait notamment recommandé d’étudier à Hubert Damisch dès la fin des années 1940. Or, écrivent Étienne Anheim et Paul Pasquali, « en mettant la philosophie en position d’instance opératoire de la constitution réflexive des sciences humaines, Merleau-Ponty opérait un déplacement considérable, qui engageait à la fois une épistémologie, une théorie de l’action et une ontologie de la temporalité » (p. 163). De même, poursuivent-ils, comme en miroir, la notion d’habitus permettait à la sociologie telle que Bourdieu l’envisageait au sortir de sa formation philosophique « de faire tenir ensemble une théorie de la pratique, une épistémologie réflexive et une démarche empirique » (p. 165).

Bourdieu a moins soustrait un mot à l’histoire de l’art panofskienne qu’il ne lui a emprunté afin de la lui restituer augmentée d’une puissance critique et épistémologique que Panofsky lui-même avait en quelque sorte gardée en réserve. En sorte que, « selon Bourdieu, la postface était censée “manifester” la vérité implicitement contenue dans le livre » (p. 137). Il revient désormais aux émules de Panofsky de continuer à reprendre à leur compte, de réintégrer dans leur vocabulaire, ce mot-là, comme il appartient aux disciples de Bourdieu de continuer à se pencher sur les livres d’histoire de l’art en apparence les plus étrangers à leur discipline afin de prendre du champ à leur tour.

Étienne Anheim, Paul Pasquali, Bourdieu et Panofsky. Essai d’archéologie intellectuelle, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 2025, 286 p., 23€

par , le 18 août

Aller plus loin

Note de la rédaction : les auteurs du livre attribuent à Panofsky une erreur de citation de Thomas d’Aquin, alors que le passage visé (Somme théologique, Ia IIae, q.49, a.3) traite bien de l’habitus et que la formulation de Panofsky est fidèle à l’argumentation thomiste. La thèse des auteurs sur ce point est discutable, en laissant penser que Panofsky déforme le propos de la Somme théologique et que la notion bourdieusienne d’habitus serait le fruit de cette erreur, alors qu’elle relève d’une appropriation assez fidèle par l’intermédiaire de Panofsky.

Pour citer cet article :

Paul Bernard-Nouraud, « Aux sources de l’habitus », La Vie des idées , 18 août 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Aux-sources-de-l-habitus

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