Coordinatrice de la rédaction de la revue Syntone dédiée au son, chercheuse indépendante, Juliette Volcler est l’auteure d’un livre passionnant, Contrôle. Comment s’inventa l’art de la manipulation sonore. L’ouvrage fait suite à un autre, paru en 2011 dans la même collection, Le son comme arme. Les usages policiers et militaires du son, qui proposait une généalogie de la répression acoustique. Contrôle cherche à élargir le point de vue à d’autres champs, l’industrie ou l’art. La collection « Culture sonore » de La Découverte, éditée en collaboration avec la Cité de la musique/Philharmonie de Paris, publie des études prenant le son comme objet spécifique, à travers une approche transdisciplinaire. Sa ligne éditoriale semble largement inspirée des Sound studies, approche multi-disciplinaire étudiant le son dans ses diverse manifestations, dont le livre phare de Jonathan Sterne, Pour une histoire de la modernité sonore, a récemment été traduit dans cette même collection.
L’objet du livre de Juliette Volcler tourne autour d’une figure centrale, Harold Burris-Meyer (1902-1984), ingénieur sonore peu connu qui incarne pourtant, selon l’auteure, la modernité sonore. Juliette Volcler n’hésite pas à affirmer dans son Avant-propos :
Harold Burris-Meyer est le son du XXe siècle. Il en est le technicien et le rêveur, l’illusionniste et le commercial, le guerrier et le diplomate (page 7).
Le personnage sert ainsi de fil conducteur pour traverser le siècle, proposer un panorama des premières expériences menées en vue d’analyser et mesurer l’influence du son sur le comportement. L’auteure se concentre sur « la phase industrielle du contrôle », « le moment où la technologie, portée par le système capitaliste, s’est muée en instrument de domination pour façonner un rapport au monde qui prévaut aujourd’hui encore dans les pays occidentaux » (page 9). Trois volets sont abordés dans cette sorte de généalogie du contrôle sonore : le théâtre, l’industrie et la guerre. L’intérêt du livre tient autant au personnage central, Burris-Meyer, qu’au rapprochement de ces différents domaines.
Le théâtre comme laboratoire sonore
C’est au théâtre que tout commence. Burris-Meyer travaille sur la mise en scène. Il s’intéresse en particulier au rôle du son dans la dramaturgie. Au moment où la radio entre dans tous les foyers et où le cinéma devient « parlant », Burris-Meyer déplore que le son au théâtre ne reçoive pas l’intérêt qu’il mérite. En 1930, il introduit une première innovation spectaculaire. Pour les 50 ans de l’American Society of Mechanical Engineers, l’Institut Stevens, une université privée spécialisée dans le génie mécanique, est chargée de la mise en scène d’une fresque historique du progrès technique au titre évocateur : Control. Pour l’occasion, Burris-Meyer fait entendre de la musique d’orchestre par haut-parleurs, pratique qui était inédite au théâtre. Il s’aperçoit alors que le son a une influence directe sur les spectateurs, sur leurs attitudes corporelles comme sur leur état intérieur (page 22).
C’est ce simple constat qui va décider de tout le reste : que ce soit par le réalisme sonore ou l’illusion acoustique, l’usage des nouvelles techniques permet de manipuler les gens, leurs émotions, leurs réactions, leurs comportements. Burris-Meyer participera ainsi à la mise au point du « Stevens Sound Control System », achevé en 1940, qui permet de prendre en charge 6 sources sonores, de les mixer en stéréophonie et de projeter le résultat à travers 8 enceintes, pour reproduire fidèlement l’impression de sources sonores, de jouer des effets de déplacements. Avec le contrôle du spectre sonore, de la distance, de la direction, du mouvement et de la dynamique du son, de la voix synthétique, des infrasons ou de la réverbération, ou encore avec l’invention du Sound surround, c’est toujours la même conviction qui anime Burris-Meyer. Le son est un moyen efficace pour produire une réponse adaptée. Les moyens électroniques permettent à l’artiste de faire ce qu’il veut avec le son, ou avec l’auditeur. Il est possible de manipuler le public par de simples opérations, en passant par exemple l’enregistrement d’applaudissements au moment où le public applaudit, ce qui incite l’assemblée à redoubler d’efforts dans l’ovation. Le théâtre se présente ainsi pour Burris-Meyer comme le meilleur laboratoire de recherche pour la manipulation sonore.
Muzak et design sonore
Juliette Volcler esquisse une généalogie du design sonore, où les productions audio utilisant les moyens de l’art sont mobilisées pour répondre à des objectifs de l’industrie. C’est donc en toute logique que le deuxième volet du livre porte sur le domaine industriel. Burris-Meyer réunit ces deux champs, souvent opposés, dans une même perspective, dont le point de fuite est l’efficacité et la rentabilité. L’art n’est plus une fin en soi, mais devient un produit de consommation, affirme Juliette Vocler. Dans la deuxième partie du livre, l’auteure retrace en particulier l’histoire de Muzak, à laquelle collabore très tôt Burris-Meyer, et dont il deviendra le vice-président entre 1943 et 1947. L’entreprise Muzak se consacre à la création d’ambiances sonores pour des institutions publiques ou privées : une musique destinée à être entendue, non pas écoutée, précise justement l’auteure. Le travail porte aussi bien sur des contenus sonores, dont est notamment évacuée toute parole, que sur les séquences et la manière de les enchaîner, selon la clientèle ou le public visé.
Avec Muzak, le comportementalisme et le marketing envahissent le domaine musical, estime Juliette Vocler. Destinée à augmenter le bien-être des employés ou la disposition à acheter des consommateurs, la musique d’ambiance est devenue aujourd’hui un outil pour façonner des comportements. Mais Muzak a aussi très tôt investi le milieu industriel, proposant de la musique pour rythmer le travail des ouvrières. Juliette Vocler rappelle ainsi que les usines britanniques sont équipées de haut-parleurs dès 1940, et que la BBC leur fournit un programme intitulé « La musique en travaillant », destiné à augmenter la production. Pour Juliette Vocler, il ne s’agit ni plus ni moins que d’une musique disciplinaire, autorisant une double maîtrise de l’émotion et du temps, donnant l’impression que le travail est plus facile et passe plus rapidement, soutenant le travailleur lorsque son entrain se relâche ou le calmant lorsqu’il est un peu trop excité. Le terme « disciplinaire » semble particulièrement adapté quand on sait que des techniques comparables ont été mises en œuvre pour le traitement en hôpital psychiatrique, par la même société Muzak.
La guerre
Ces techniques de contrôle par le son prennent par ailleurs place dans le contexte de la guerre : la musique sert autant à stimuler la production de guerre qu’à réparer les hommes de retour du front. La guerre, c’est le troisième volet de Contrôle, le point d’aboutissement du livre. Juliette Volcler rappelle que les technologies expérimentées au théâtre, le système de contrôle du son développé en milieu industriel, les machines comme leurs concepteurs, ont été réquisitionnés en 1941 par l’armée américaine au titre de l’effort de guerre, dans le but de créer de nouvelles armes et de penser de nouvelles tactiques. On retrouve donc Burris-Meyer passant l’uniforme, réfléchissant aux usages du son pour détecter, déconcerter, troubler, apeurer ou insupporter l’ennemi. Outre la construction de sources sonores de la plus forte intensité jamais conçue, l’auteure rapporte les diverses expériences menées autour de l’idée de leurre sonore, en vue de produire et diffuser le bruit d’une armée fantôme pour tromper l’ennemi.
Ce volet est particulièrement intéressant et d’une grande actualité. Il montre que le son, appréhendé comme matière, peut être utilisé comme moyen pour affecter directement les individus par les effets physiques qu’il provoque : insupportables ou inaudibles, les sons affectent nos processus mentaux, notre comportement ou notre équilibre interne. Le son comme arme prend particulièrement sens avec l’émergence des armes non létales, qui ne visent pas à tuer mais à modifier les comportements. L’approche de Juliette Volcler semble ainsi largement inspirée de la biopolitique de Michel Foucault, où le pouvoir s’exerce non plus sur des territoires mais sur le corps des individus.
Le livre de Juliette Volcler est instructif, stimulant. Écrit comme une histoire, il a l’avantage de se lire facilement. Son inconvénient est qu’il tend parfois à simplifier les choses. On peut avoir le sentiment que le portrait de Burris-Meyer est sous certains aspects caricatural : intéressé, apolitique, il remplit son rôle de commis du grand capital.
Plusieurs affirmations sont par ailleurs largement discutables. Celle, par exemple, que le théâtre garde, en 1930, une longueur d’avance sur le cinéma dans la mise en scène du son, alors qu’il emprunte des techniques d’enregistrement issues du cinéma, ou qu’avec le premier film de Walt Disney à faire usage du son, Steamboat Willie, en 1928, « tout le récit se trouvait transformé par le son et centré sur lui » (page 26). Certes, le son transforme le récit mais on ne peut pas dire qu’il forme dans ce cas le cœur du récit, car il vient illustrer l’image. L’auteure affirme dans son Avant-propos étudier « le son en tant que tel », parce qu’elle le considère comme matière et non comme support d’un discours. Pourtant, que ce soit au cinéma ou au théâtre, et bien que Burris-Meyer se prenne à rêver d’un art sonore autonome, émancipé de la composante visuelle, le son vient toujours redoubler ou évoquer une image, même lorsque c’est pour créer des leurres sonores. De ce point de vue, le théâtre est bien en retard par rapport au cinéma, qui avait déjà désynchronisé le son et l’image pour penser le son dans son autonomie. Dans tout le livre de J. Volcler, le son n’a de sens que dans la mesure où il vient reproduire une réalité, même fictive. En ce sens, on peut se demander si le son est véritablement abordé « en tant que tel » ici.
Sur un autre plan, le son comme arme est présenté comme une invention du capitalisme tardif ; le livre Sonic Warfare de Steve Goodman [1] rappelle pourtant que les usages du son à des fins militaires ont une longue histoire.
De même, s’agissant du contrôle des émotions, on peut se demander si la musique même classique ne vise pas précisément à toucher directement le public, à mobiliser et à jouer des émotions, à contrôler les masses. Or ceci pose toute une série de questions, que l’auteure n’aborde pas vraiment : qu’est-ce qui fait finalement rupture entre les usages sonores analysés dans le livre et les usages plus classiques du son ? L’orchestre n’est-il pas déjà une armée en marche et la symphonie, une arme de destruction massive ?
Recensé : Juliette Volcler, Contrôle. Comment s’inventa l’art de la manipulation sonore, Paris : La découverte, 2017, 158 p.