Loin d’avoir disparu de la société française, le monde ouvrier s’est en partie déporté sur de nouveaux espaces dont on connait mal les contours. Le déclin de l’industrie manufacturière s’est accompagné d’un déplacement de l’emploi ouvrier vers des activités qui, sans être comprises dans le secteur secondaire au sens strict, n’en demeurent pas moins industrielles dans les formes de travail qu’elles impliquent. La logistique occupe une part importante dans ce déplacement : elle concentre désormais 13% des emplois ouvriers, contre 8% au début des années 1980.
Dans les entrepôts, les ouvriers ne fabriquent pas des biens de consommation mais ils les stockent, les trient, les emballent ou parfois les étiquettent. C’est donc un flux de marchandise qui est produit dans ces lieux que l’on peut désigner comme des « usines à colis ». Produire ce flux suscite des tâches de manutention, répétitives et pénibles, sur des horaires décalés, parfois de nuit, soumises à des quotas de production et génératrices de maladies professionnelles. On pousse donc rarement la porte d’un entrepôt par vocation et on cherche le plus souvent à en sortir.
Lorsqu’on interroge des ouvriers sur leur entrée dans la logistique, la plupart répondent qu’ils sont arrivés là « par hasard ». Étant donné la faible visibilité sociale de ce domaine d’activité et le peu d’attachement professionnel dont il fait l’objet, il est tentant de les croire. Préparateurs de commande, magasiniers, pickers, caristes ou agents de tri, rares sont ceux qui aspirent à franchir les portes d’un entrepôt pour y manipuler des colis. Comment peut-on éclairer cette rencontre et ses effets possibles entre une population particulière et un type de travail ? L’examen des trajectoires ouvrières peut en partie y parvenir tout en restituant des expériences de travail auxquelles les membres des classes populaires sont aujourd’hui fréquemment exposés.
Dans un premier temps, les facteurs qui conduisent à pousser la porte de l’entrepôt seront étudiés à partir d’une typologie des populations que l’on peut y croiser. Ensuite, les déterminants de la mobilité seront examinés au regard des faibles possibilités de carrière offertes dans et en dehors de l’entrepôt. Ces catégories ont été définies à partir des situations observées lors de deux enquêtes ethnographiques – l’une dans la logistique pour la grande distribution alimentaire [1] et l’autre dans les plateformes du courrier express [2] – dans une démarche attentive aux petites mobilités « en train de se faire » [3] ainsi qu’au vécu subjectif de ces travailleurs.
Des parcours sous contraintes
Les logisticiens convertis : s’efforcer d’y croire
Le groupe des logisticiens convertis est minoritaire. Il rassemble des ouvriers qui ont obtenu des diplômes en transport et logistique, de type CAP-BEP, Bac Professionnel et parfois BTS, avec l’idée que ce secteur pouvait leur offrir la possibilité d’une carrière professionnelle ascendante. Le fait d’avoir un père chauffeur routier, un cousin agent de quai ou une mère secrétaire administrative en entrepôt, les a sensibilisés très tôt à l’existence de ce domaine d’activité. Leurs origines sociales les situent dans une frange légèrement supérieure des classes populaires, notamment du fait de la situation des mères qui occupent plus souvent un emploi, majoritairement dans les services. Malgré des rapports compliqués à l’institution scolaire, ils investissent la formation en logistique comme un moyen d’atteindre une position jugée respectable. Kévin affirme à propos du baccalauréat professionnel : « Ça me plaisait quand même, j’ai fait plus d’efforts que d’habitude ». Ils ont cependant l’occasion de découvrir, notamment lors des stages qu’ils réalisent en entreprise, que l’univers auquel ils se destinent n’est pas forcément propice à l’exercice d’un métier qualifié.
Lorsqu’ils débutent dans l’entrepôt, ils occupent dans leur grande majorité des postes de manutentionnaire. Ils privilégient le CDI et la promotion en interne qui devrait les concerner en premier lieu, conformément à l’image que la logistique se donne d’elle-même. Pour y parvenir, ils comptent notamment sur la reconnaissance des efforts produits au quotidien et sur l’affirmation d’un savoir-faire propre. Mais cette position de défenseurs d’une professionnalité logistique les situe dans des rapports parfois conflictuels avec les autres catégories. Ils sont tout particulièrement prompts à dénoncer le manque d’engagement de leurs collègues intérimaires, ceux qui ne « jouent pas le jeu », et le manque d’ambition des anciens, ceux qui « n’ont pas su évoluer ».
Les ouvriers logisticiens rencontrés sont le plus souvent réceptionnaires, caristes, agents de saisie ou contrôleurs qualité, postes auxquels ils sont parvenus après une période parfois longue en tant que manutentionnaire. Pour sortir effectivement de la condition ouvrière, ils devraient accéder au poste de responsable d’équipe ou bien à des fonctions plus techniques. Si des cas exemplaires de ces évolutions existent, la mobilité verticale demeure relativement fermée puisque 80% de l’emploi logistique est composé d’ouvriers. Comme c’est le cas dans les points de vente [4], l’idéal méritocratique est donc largement mythifié et l’engagement des débuts peut vite laisser place à des formes de résignation et de frustration.
Kévin, 24 ans : un logisticien en quête de promotion
En dehors des « petits boulots » effectués à partir de ses 16 ans, Kévin n’a connu aucune autre activité que la logistique. Titulaire d’un Bac pro logistique, il s’identifie comme appartenant à la profession : « Moi je suis un logisticien ». Il prend connaissance de ce domaine par son père, chauffeur routier chez un petit transporteur normand. Il obtient son premier emploi ouvrier par le biais d’un stage pour lequel il a bénéficié du « piston » d’un ami rencontré dans sa classe en lycée professionnel. Embauché par la suite en CDI chez Consolog, il rendra la pareille à son camarade du lycée : « Ils cherchaient des gens compétents, pas des branleurs, alors moi je leur ai dit que je connaissais un gars sérieux ». Après trois années comme manutentionnaire chez Consolog, il accède à un poste de contrôleur qualité, moins physique mais très répétitif. Deux ans plus tard, alors qu’il pense à quitter l’entrepôt, on lui propose de suivre une formation en interne de six mois qui devrait lui permettre de postuler en tant que chef d’équipe. Mais Kévin se plaint d’être trop fatigué le soir pour y passer du temps. Suite à une réorganisation interne au groupe, les responsables dont il avait la confiance ont finalement quitté son entrepôt. « J’y crois plus trop » concède-t-il à propos de son évolution en interne, estimant que la logistique « ça peut être intéressant dans certaines boîtes, mais ici c’est le bordel, ils comprennent rien à la logistique ».
Les anciens : des ouvriers respectables
Dans ce secteur, les anciens ne sont pas nécessairement très vieux, c’est avant tout leur ancienneté dans l’entrepôt qui leur vaut cette attribution. Lorsque Willy, cariste de 27 ans en poste depuis un an et demi, explique qu’« on vieillit vite en entrepôt », il n’évoque pas seulement les effets du travail sur la santé mais aussi sa crainte de basculer dans la catégorie des anciens, dans un secteur où les conditions de travail génèrent des départs très précoces.
Le groupe des anciens est généralement constitué d’ouvriers qui ont plus de 30 à 35 ans et qui travaillent sous le statut du CDI. Les origines ouvrières sont plus marquées dans ce groupe : la majorité a un père ouvrier, souvent dans l’industrie parfois dans le transport, et une mère sans emploi, parfois ouvrière elle-même ou exerçant un métier à domicile comme la garde d’enfant. Moins fréquemment, le père est artisan à son compte, mécanicien ou chauffeur routier. Entrés dans l’adolescence entre les années 1980 et le début des années 1990, la moitié d’entre eux n’a pas poursuivi les études au-delà du BEPC. L’autre moitié s’est orientée vers des CAP, diplômes qui les préparaient à occuper des fonctions d’ouvriers qualifiés dans l’industrie ou d’employés dans le commerce.
Leurs parcours professionnels sont traversés par des périodes d’instabilité, des projets avortés et des échecs, qui les ont conduits à privilégier la stabilité du salariat à durée indéterminée que leur offrait l’entrepôt. Ils ont enchaînés « les petits boulots » avant de s’ancrer dans une profession ouvrière permettant d’assurer une vie de famille en cours d’établissement. L’entrée en CDI est d’ailleurs très souvent corrélée avec le besoin de contracter auprès des banques des prêts immobiliers ou des prêts à la consommation. Comme ouvriers, ils ont exercé des postes dans l’industrie ou le transport, certains ont connu des statuts d’indépendant dans l’artisanat ou le petit commerce. Ils s’identifient fréquemment à ces univers de référence qu’ils ont connus dans le passé et qui supposaient un certain rapport au travail, une « socialisation de rappel » qui conduit à entretenir des dispositions antérieurement acquises (Avril, 2014). Ce sont ces mêmes dispositions qui les amènent à porter un regard critique sur l’entrepôt d’aujourd’hui, sur la rotation du personnel, le contrôle informatique ou plus largement sur la perte d’une « ambiance » qu’ils associent à la perte des savoir-faire de métier. Olivier, employé depuis 16 ans dans la messagerie, estime qu’il manutentionne « tout et n’importe quoi » depuis que son entrepôt travaille pour la vente en ligne : « Maintenant on est les putes du transport ». Bénéficiant souvent d’un ancrage local fort, c’est davantage hors-travail qu’ils cherchent à construire une respectabilité qu’ils peinent à trouver dans le travail.
Dans la messagerie, les ascensions vers l’encadrement de proximité sont plus nombreuses mais demeurent réservées à une minorité. Pour la plupart, les anciens ont progressivement atteint des postes de cariste, d’opérateur de saisie ou d’agent de quai, bien que certains soient restés manutentionnaires. Ces mobilités, principalement horizontales du point de vue du statut et du salaire, demeurent ascendantes d’un point de vue symbolique et sont vécues comme telles. Elles permettent de s’extraire des conditions de travail les plus pénibles et éprouvantes sur le long terme. C’est à cette condition que l’on peut se maintenir durablement aux postes d’exécution en entrepôt et les ouvriers qui n’y parviennent pas supportent difficilement le rythme de travail au-delà des 40 ans. Les demandes de reclassement pour inaptitude sont nombreuses et marquent la fin de l’activité en entrepôt dans les entreprises où aucune solution viable n’est proposée. Lorsque l’usure est prise en charge par l’entreprise, les salariés peuvent se voir proposer des postes aménagés comme le nettoyage et le ramassage des cartons vides dans les allées.
Yannick, 37 ans : Un « logisticien » devenu « ancien »
Dans l’entrepôt, Yannick porte en permanence son bleu de travail, une blouse intégrale rouge floquée du logo de Prestalog. Sa tenue est agrémentée d’une batterie d’outils allant bien au-delà de ceux qui sont fournis. Passionné de mécanique, profession qu’a exercée son père dans un petit garage de banlieue, il regrette de ne pas avoir choisi cette voie pour faire « un vrai métier », son rêve manqué étant de devenir carrossier. Encouragé par ses parents à poursuivre des études, il a obtenu un BEP puis un Bac Professionnel Transport et Logistique. À 20 ans, il est embauché dans un entrepôt comme préparateur de commandes. Depuis, il n’est jamais parvenu à quitter ce poste, ce qui l’a fait passer de la catégorie de converti à celle d’ancien. Il ne se voit plus faire carrière en entrepôt et se montre très critique à l’égard de son entreprise actuelle – un sous-traitant pour la grande distribution – et plus généralement à l’égard du secteur : « Ils gèrent ça comme des sagouins, mais c’est toujours comme ça la logistique ». Le week-end, Yannick consacre une grande partie de son temps et de ses revenus à sa passion pour les automobiles anciennes.
Les intérimaires : des jeunes « débrouillards »
S’ils sont « de passage » dans un entrepôt donné, les intérimaires ne sont pas nécessairement des novices de la logistique. Leur rattachement à un bassin d’emploi ainsi qu’à certaines agences d’intérim conduit la majorité d’entre eux à cumuler les missions en entrepôt sur des tâches très similaires. Il se forme ainsi des micromarchés de l’emploi logistique dont profitent les entreprises à la recherche d’une main d’œuvre interchangeable, peu qualifiée mais déjà formée au travail en entrepôt. De leur côté, comme M. Pialoux l’a observé dans les années 1970 [5], les intérimaires s’engagent dans une logique du « coup par coup », naviguant d’une entreprise à une autre, avec peut-être moins d’illusions qu’à cette époque sur le fait de pouvoir « tenter sa chance » mais toujours avec la possibilité de « claquer la porte ».
Ces parcours de mobilité, bien que contraints et de faible amplitude, conditionnent un rapport distant à l’égard des tâches exercées. Sur ce point, les potentialités d’entrée en conflit avec les diplômés en logistique ou avec les anciens sont nombreuses. L’observation en situation montre bien que ces ouvriers sont plus enclins que d’autres à contourner les dispositifs ou les règles, mais ces contournements ont souvent pour motif une préservation de soi, psychologique ou physique, et ne peuvent se résumer à la désinvolture dont ils sont accusés. Exposés aux situations de travail les plus pénibles, ils apprennent à faire le tri entre des règles auxquelles il faut se plier et d’autres qui peuvent être mises de côté.
Leurs origines sociales sont proches de celles observées chez les « anciens », à l’exception des enfants d’immigrés dont les parents appartiennent à des franges plus vulnérables des classes populaires. Selon la situation géographique et le statut juridique des entrepôts observés, le groupe des intérimaires est plus ou moins fortement constitué d’ouvriers racisés, cette progression suivant en partie la proximité des entrepôts avec de grands centres urbains. Nés dans les années 1980 ou au début des années 1990, célibataires pour la plupart et vivant parfois chez leurs parents, on retrouve parmi eux des titulaires de BEP et CAP en électrotechnique, maintenance des systèmes mécaniques, menuiserie, vente ou métiers du bâtiment, et dans une moindre mesure des diplômés de BTS commerce ou électronique. À propos de ces métiers auxquels ils étaient destinés, ils expliquent qu’ils ne les ont pas vraiment choisis, qu’ils ont découvert a posteriori qu’ils ne leur convenaient pas ou bien que les débouchés n’étaient pas suffisants.
Leurs pratiques de sociabilité et de loisirs évoquent l’idée qu’ils recherchent ailleurs que dans l’emploi des modes d’expression de soi, plus fortement encore que les autres catégories présentées. Ils mettent en avant cet aspect de leur existence non seulement à l’occasion des entretiens mais aussi dans l’entrepôt. Beaucoup d’entre eux s’adonnent à la pratique d’un sport – football, musculation, moto, karting, sport de combat – de façon assidue et en lien avec un club ou une association. En salle de pause, ce sont souvent eux qui entretiennent les cercles de paroles les plus animés et leurs sujets de prédilection portent bien au-delà de l’entrepôt, contrairement aux logisticiens ou aux anciens dont les membres privilégient les discussions sur le travail en cours.
Abdé, 22 ans : un jeune débrouillard
Tous les jours, avant d’embaucher, Abdé pratique la musculation en salle de sport. Dans l’entrepôt, il porte des jeans très larges, des vestes à capuche, des chaines dorées autour du cou. Son père, salarié de l’hôtellerie, et sa mère, femme de ménage de façon ponctuelle, ont quitté les Comores pour la France en 1993. Dernier des six enfants, il habite avec sa famille dans un appartement situé dans une cité HLM de la banlieue nord de Paris. Ayant quitté l’école avant le bac, il a entrepris par l’intermédiaire de la mission locale une formation d’électricien, encouragé par un de ses oncles qui était déjà dans le secteur. Après avoir expérimenté pendant quelques semaines le chantier, il a arrêté sa formation pour se tourner vers celle de cariste, conseillé par un ami. Il affirme très nettement sa préférence pour les contrats précaires – en intérim ou en CDD – afin de ne pas « rester coincé » dans l’entrepôt et de pouvoir alterner périodes de travail et de chômage. Il est affecté au poste de « débriefing » des chauffeurs : il charge et décharge les véhicules légers et vérifie les fiches de livraison. À son poste, Abdé entretient une camaraderie avec les chauffeurs sur la base de l’humour et d’échanges sur les soirées et les loisirs.
Une place plutôt qu’une autre
« Pas pire qu’ailleurs » : la mobilité vers l’entrepôt
Les ouvriers de la logistique sont nombreux à évaluer le travail en entrepôt par rapport à des univers de référence qu’ils rejettent. Parmi ces repoussoirs, le travail à la chaîne représente l’univers de la contrainte extrême. En comparaison, malgré les quotas, les primes de rendement, ou le contrôle par les performances, le travail en entrepôt comporte l’avantage de permettre des déplacements dans l’espace et des variations du rythme d’exécution. Pour reprendre une expression très couramment entendue, « pas besoin de se battre pour aller pisser » en entrepôt. Jacques, ouvrier retraité qui a connu le travail posté dans des usines de chaussures, estime que « dans l’entrepôt, tu voyages, c’est pas du tout la même chose ». Romain, jeune manutentionnaire en intérim, juge quant à lui que « quand t’as fait d’autres boites, genre l’agro ou le déchet, l’entrepôt c’est presque les vacances quoi ». L’entrepôt peut aussi apparaître comme un lieu qui protège d’atteintes à la santé plus graves. À propos d’un passage dans une fonderie, Moussa explique que malgré « l’impression d’avoir deux payes », il a refusé une embauche en CDI en raison des « gros inconvénients » de ce type de métier : « Je voyais les particules de machin dans les poumons des gars et tout, donc après j’ai arrêté ». Dans le cas de Sébastien, c’est aussi la crainte du cancer qui l’amène à refuser le CDI en tant qu’asphalteur pour les réseaux autoroutiers. S’il estime avoir « touché le jackpot, à 3000 € tranquille », il précise rapidement que « ça te brûle les poumons ces machins-là ».
Dans les bassins d’emploi regroupant plusieurs zones logistiques, il est particulièrement simple de s’insérer dans le marché de l’emploi en entrepôt. Dans les milieux populaires, cette information selon laquelle les besoins en recrutement sont importants dans le secteur semble avoir un certain écho. Comme d’autres, Abdé a été mis au fait de la rumeur par des amis dans une période où il cherchait à quitter le secteur du bâtiment : « Sur les chantiers tu bronzes carrément. Il y a le ciment qui te rentre dedans. Donc j’ai dit non, ce n’est pas un taf. Ça paye bien, mais franchement [...] J’ai des potes à moi qui sont caristes et ils m’ont dit cariste ça fatigue un peu, mais ça va ». En entrepôt, ces ouvriers vont devoir cumuler des heures supplémentaires et des primes de productivité pour dépasser légèrement les minimas légaux, mais cet arbitrage entre des conditions de travail et des conditions de revenus peut s’avérer préférable à un moment donné du parcours.
La mobilité bloquée : le plafond de carton
Le sentiment d’avoir quitté un repoussoir ne résiste pas longtemps au travail en entrepôt, la logistique comprenant elle aussi de nombreux postes pénibles dont chacun cherche à s’extraire. Les postes repoussoirs de l’entrepôt sont ceux qui concentrent le plus de manutention : préparation de commande, magasinage, tri de colis, chargement-déchargement ou emballage. Pour s’en éloigner, il faut atteindre des postes à proximité qui restent des postes ouvriers mais où la pénibilité se fait moins durement ressentir, comme les postes de cariste, agent de quai, contrôleur ou opérateur de saisie. Ceux qui y parviennent présentent cette mobilité comme une trajectoire inéluctable. Jérémy par exemple a accepté l’embauche en exigeant que la qualité d’agent de quai soit bien spécifiée sur son contrat : « Après j’ai dit oui tout de suite. La prep’, de toute façon, tu peux pas faire ça toute ta vie. Faut trouver autre chose ». Au moment de la transition, l’enjeu de quitter un poste semble supérieur à celui d’en investir un nouveau mais la place atteinte prend sa valeur dans la comparaison. À l’occasion d’une discussion en salle de pause, un ouvrier cariste trace avec dureté cette frontière qui le sépare de ses collègues préparateurs : « Moi je pourrais plus. La prep’ c’est la merde. De toute façon mon métier c’est cariste. Je dis pas ça pour vous, mais voilà, c’est mon métier ».
La mobilité d’une entreprise à une autre peut également permettre aux intérimaires d’accéder à des postes moins pénibles, de trouver « la bonne boîte ». Tous les entrepôts ne présentent pas les mêmes conditions de travail, bien qu’ils soient organisés selon des principes proches. Le niveau de salaire et celui des primes de productivité sont bien sûr des critères essentiels mais non suffisants. Sont aussi évalués le type de d’« ambiance », le type de management et le type de recrutement. On peut rejeter un lieu désigné comme « l’entrepôt ghetto » pour la vétusté de son matériel mais aussi l’apprécier pour la sociabilité ouvrière qui s’y déploie. À l’inverse, un entrepôt très moderne du commerce en ligne peut être apprécié pour sa propreté ou rejeté comme une « maison de fous » en référence à l’animation exercée par le nouveau management. Ces circulations opérées d’un lieu à un autre sont ainsi source d’une certaine prise de distance critique à l’égard de l’organisation du travail dont ne bénéficient pas toujours les titulaires anciens.
Ces trajectoires sont très informelles et ne concernent que des postes de manutention ou situés à proximité de la manutention, une limitation que l’on peut désigner comme un « plafond de carton » [6]. Sous ce plafond, l’insatisfaction au travail demeure malgré les petites mobilités. Les caristes, désormais guidés par radiofréquence, évoquent une certaine lassitude, un ennui provoqué par la monotonie des tâches. Marco, devenu agent de quai, supporte difficilement la routine et le travail solitaire et en vient à avouer : « La chaîne [de tri] me manque ». Alvin, qui passe d’un entrepôt à un autre sur la même zone logistique, ironise sur le peu d’avantages qu’il en retire : « De toute façon, c’est la zone ! »
En sortir : l’avenir est ailleurs
Lorsque la mobilité conduit à une impasse, la projection dans l’avenir se déporte en dehors de l’entrepôt. Beaucoup se tournent alors vers des univers de travail qui se situent à proximité de la logistique. Travailler comme chauffeur par exemple, c’est rester ouvrier tout en sortant de l’usine, occuper un poste d’exécution tout en n’étant pas soumis au regard du chef. Certains idéalisent la profession sans tenir compte de ses transformations récentes, mais cela reste un métier organisé autour d’un savoir-faire et bénéficiant d’une certaine reconnaissance sociale. Toujours à proximité, les professions d’auxiliaire ambulancier ou de chauffeur taxi font l’objet d’un certain attrait. Elles comportent l’avantage de pouvoir être exercées sans autres qualifications que le permis B et font partie des métiers pour lesquels les offres d’emplois sont nombreuses. La recherche d’indépendance peut aussi porter le regard vers les métiers de l’artisanat et du commerce, la mécanique et la restauration rapide étant particulièrement convoitées.
Avec la reconversion en tête, l’activité est conçue comme temporaire et le projet est en lui-même une forme d’affirmation de soi par le travail. Il construit la professionnalité comme un horizon et projette le dépassement d’une condition ouvrière subalterne et déqualifiée. Toutefois, les difficultés auxquelles sont confrontés ces ouvriers dans leurs parcours de sortie illustrent la faible ouverture de l’accès à des positions auparavant privilégiées par les classes populaires. Le permis poids-lourds coûte cher et il est difficile d’obtenir un financement. L’examen requiert d’assister à des formations théoriques, ce que certains refusent catégoriquement. Plus généralement, l’ouverture du droit à la formation s’avère problématique. Les dossiers sont complexes à monter, nécessitent l’accord d’un employeur qui n’a aucun intérêt à les valider et font l’objet de nombreux refus.
Cette difficulté à quitter l’entrepôt et plus largement le monde ouvrier, est aussi liée à une diminution dans les périodes récentes des professions indépendantes de l’artisanat et du commerce, ainsi qu’à la raréfaction des emplois subalternes à statut, notamment ceux de la fonction publique. Or, ces métiers constituaient traditionnellement des horizons possiblement accessibles aux hommes exerçant des emplois ouvriers. Ce constat montre que la mobilité se construit également hors de l’entrepôt et que les futurs envisagés s’éloignent parfois du fait de transformations plus globales des économies contemporaines. Dans un contexte d’ouvriérisation croissante des activités du tertiaire et de concentration des emplois dans de grandes organisations de type industriel, les portes de sortie de la condition ouvrière semblent moins ouvertes qu’elles ne l’étaient pour les franges subalternes de ce groupe.
Si le monde de la logistique demeure peu étudié par les sciences sociales, il est en revanche bien connu dans les classes populaires masculines. Sans susciter d’enthousiasme, il fait partie de ces secteurs où l’on entre sans trop y croire et dont on voudrait sortir sans être certain d’y parvenir. Étant donné la faiblesse des évolutions professionnelles proposées en interne, les possibilités d’ancrage et de revendication d’une appartenance de métier y sont très limitées. Dans un secteur qui concentre une grande majorité d’emplois peu qualifiés, les mobilités externes mais intra-sectorielles offrent elles aussi peu de ressources comparées à celles des ouvriers plus qualifiés de l’industrie manufacturière [7]. Les mobilités liées à l’entrepôt sont donc davantage marquées par la contrainte et le rejet de contre-modèles, des repoussoirs que le secteur contribue lui-même à produire. La préservation de soi est un puissant moteur de ces parcours qui, en interne comme en externe, visent en grande partie à trouver des postes qui ne soient pas trop exposés à la pénibilité. Si certains aspects de ces mobilités contraintes peuvent bien constituer une forme de résistance – la porte de sortie, prise ou envisagée, pouvant être perçue comme une critique du travail – le rejet de cette condition profite principalement aux entreprises puisque l’usure des corps suscite un besoin permanent de renouvèlement de la main d’œuvre logistique peu qualifiée. Ces positionnements expriment néanmoins, d’un point de vue subjectif, le maintien d’une forme de refus de la condition ouvrière qui, dans les franges les plus subalternes du monde ouvrier, est plus associée à l’impossibilité de l’ancrage qu’au refus du déclassement.