Quelle lecture plus saine en cette période de (re)confinement et à l’orée d’une chute historique du PIB français et mondial que cet ouvrage d’Éloi Laurent, qui nous propose un mode d’emploi pour sortir de la croissance ? La crise de la Covid-19, avec ses multiples ramifications environnementales, sociales et financières, devrait effectivement nous inviter à reconsidérer les sources du progrès et les formes de la valeur économique, et à reprendre enfin le travail entamé dans l’immédiat après-crise de 2008 avec le rapport Sen-Stiglitz-Fitoussi [1] et bien imprudemment laissé en plan. Il s’agit cette fois-ci d’en déployer toutes ses implications concrètes. L’ouvrage didactique d’Éloi Laurent, sorti en 2019 et donc avant la crise, tombe ici à pic en nous proposant une analyse très argumentée et synthétique sur les raisons qui rendent effectivement obsolète la mesure du Produit Intérieur Brut.
Éloi Laurent ne se contente pas d’une critique de l’indicateur, dont la généalogie est déjà longue, qu’elle provienne des décroissantistes [2], de l’économie écologique [3] ou des historiens de l’environnement [4], voire même de l’un des inventeurs du PIB, Simon Kuznets [5]. Il propose également un panorama des manières d’agir aux différents échelons de l’entreprise, des territoires, aux niveaux national et européen pour institutionnaliser de nouveaux indicateurs, plus aptes à répondre aux défis du XXIe siècle. En ce sens, cet ouvrage contribue de manière utile au débat public, même si l’on peut sans doute lui reprocher de ne pas suffisamment analyser les processus politiques historiques d’encastrement et de désencastrement d’un indicateur dans les dynamiques institutionnelles.
Le PIB, construit initialement pour répondre aux défis de la crise 1929 puis de l’économie de guerre américaine, est très rapidement devenu lingua franca pour l’ensemble des pays de la planète, traversant indemne des formes très diverses de capitalisme, du fordisme au capitalisme néo-libéral ou à la version étatique planifiée chinoise. Le PIB s’est ainsi montré particulièrement résilient aux différents modèles de développement comme à leurs crises, et il conviendrait d’analyser les conditions politiques d’une remise en cause structurelle de son usage. Nous aborderons ici les différentes facettes de cet ouvrage didactique très réussi, plus prémonitoire que précurseur tant la tradition française des économistes de la décroissance ou d’un au-delà de la croissance est auguste [6], mais qui se heurte aussi sans doute aux mêmes apories que ses prédécesseurs.
La confirmation d’une mesure du progrès inadéquate et atrophiée
La première partie de l’ouvrage, « traverser les apparences, sortir des illusions », aborde la constitution du PIB comme indicateur économique totalisant et souligne ses nombreuses limites pour aborder les crises environnementales, sociales et démocratiques de ce début de XXIe siècle. L’Union européenne, dont le processus historique de construction a été contemporain de la diffusion de l’usage du PIB se trouve ainsi être selon l’auteur par le hasard de l’Histoire le plus emblématique représentant d’un gouvernement par les nombres. Gouvernée par le PIB, l’Union européenne se délite aussi progressivement par lui, tant cette prééminence tend à négliger tout autre objectif social légitime. La première partie de l’ouvrage se propose ainsi de décortiquer les conséquences de cet ordre empirique matérialisé par le PIB, en insistant en miroir sur son inadéquation aux enjeux du XXIe siècle, autrement dit sur tout ce qu’il ne mesure pas et qui cause aujourd’hui des crises politiques toujours plus aiguës.
De ce point de vue, le PIB ne donne aucune (ou très peu) d’informations sur le bien-être, la soutenabilité et la résilience, horizons de l’humanité au XXIe siècle qu’identifie Éloi Laurent. Il lui apparaît même que le PIB tend toujours plus à s’opposer à ces trois horizons. De manière synthétique et très efficace, Éloi Laurent déploie un argumentaire convaincant sur les points aveugles de la croissance du PIB, pour tenir compte respectivement des inégalités, des formes et de la qualité du travail, de la santé, du bonheur, de la démocratie et enfin des dégradations écologiques.
Ainsi la croissance du PIB ne dit rien sur l’état ni sur la dynamique des inégalités, qui pourtant minent la coopération entre les individus et la confiance dans les institutions. Les travaux empiriques de Anthony Atkinson et Thomas Piketty sont invoqués en renfort, même si on peut remarquer que ni l’un ni l’autre de ces deux auteurs n’appelle explicitement à sortir de la croissance. Thomas Piketty invoque par exemple la relation entre croissance et rendement du capital (le fameux r>g) [7] pour expliquer la dynamique croissante des inégalités. En ce sens, combattre les inégalités nécessite d’éclairer les liens entre secteur financier (déterminant de r) et secteurs de croissance (déterminants de g). Il ne suffit donc pas de changer d’indicateur, nous y reviendrons, pour invalider cette dynamique inégalitaire. La régulation financière et la fiscalité du capital y jouent un rôle central.
La croissance du PIB ne dit rien non plus sur les modifications du marché du travail et des formes de loisirs accessibles. Le contenu en emploi de la croissance est ainsi devenu particulièrement pauvre dans la plupart des pays occidentaux. Il ne s’accroît éventuellement qu’au prix bien trop souvent d’un appauvrissement des travailleurs et d’une détérioration des conditions de travail, à l’image des dérégulations accélérées aux États-Unis durant le mandat de Donald Trump ou des conséquences des lois Travail lors des mandats de François Hollande et Emmanuel Macron en France. Les formes du travail façonnées par les nouvelles technologies (et la crise sanitaire actuelle) tendent par ailleurs à rendre moins lisibles les limites entre travail et temps libre. Le partage gratuit d’informations privées par les utilisateurs (qui deviennent source de profit pour les entreprises) ou la définition restrictive du travail des « travailleurs indépendants » employés par des plateformes du web rendent également plus aléatoire la mesure de la productivité du travail, qui, dans le modèle économique canonique, sert à mesurer sa juste rémunération.
L’état de santé des citoyens est le troisième domaine clé sur lequel la croissance du PIB ne dit rien. Éloi Laurent vient de publier sur ce sujet éminemment actuel un ouvrage récent [8]. La croissance du PIB a semble-t-il de plus en plus un impact négatif sur la santé. Tandis que l’espérance de vie en bonne santé stagne, voire régresse dans certains pays occidentaux, les écosystèmes, toujours plus sollicités pour nourrir un extractivisme aveugle aux externalités environnementales ou sociales, mais aussi les pollutions urbaines massives ou encore la consommation médicamenteuse, tous sources de croissance du PIB, altèrent massivement la santé. Éloi Laurent répond au passage aux velléités folles d’optimiser les mesures de protection sanitaire au prorata de la valeur monétaire d’une vie humaine, soulignant les limites du PIB comme métrique ultime de toute décision politique.
La transformation des modes de vie, incluant la numérisation des habitudes et des contacts sociaux, est le quatrième point aveugle souligné par Éloi Laurent. On ne peut qu’adhérer au tableau d’un homo numericus dont les liens sociaux deviennent de plus en plus marchandisés par l’extension des plateformes numériques, marchandisation qui génère paradoxalement des situations de solitude accrues et donc un effet négatif sur le bien-être. La croissance générée par le capitalisme numérique tendrait ainsi in fine à diminuer le bien-être.
Finalement, c’est la démocratie même qui pâtit de la recherche de croissance à tout prix. Point de convergence politique ultime de toutes les tendances précédentes, le processus démocratique est directement transformé par la hausse des inégalités, un travail et une santé dégradés ou encore un accroissement de l’isolement social, loin des discours entendus sur la croissance économique comme facteur d’émancipation et de liberté politique. Les phénomènes de polarisation démocratique sont observables à l’échelle mondiale, de l’Amérique de Donald Trump au Brésil de Jair Bolsonaro en passant par les démocraties européennes.
Éloi Laurent s’attache enfin aux dépendances matérielles des dynamiques de croissance, qui relient directement l’augmentation du PIB à un flux de matières entrantes et de déchets ou pollutions sortantes. L’exemple paradigmatique de cette dépendance est celui de la croissance chinoise, mais il convient de remarquer qu’aucune forme de capitalisme n’échappe véritablement à cette loi d’une dépendance matérielle [9]. Surtout, il semble difficile de prendre pour exemple un pays isolément dans le contexte d’une économie mondialisée et interdépendante à l’extrême. L’exemple chinois conclut néanmoins la première partie de l’ouvrage tout en permettant une transition vers un mode d’emploi de sortie de la croissance.
Le discours de la méthode ?
Cette seconde partie s’ouvre sur une clarification essentielle en trois points de l’auteur, qui lui sert sans doute à dé-radicaliser son propos, peut-être au détriment de la cohérence d’ensemble. Le premier point porte sur l’idée que « sortir de la croissance n’est pas équivalent à sortir du capitalisme ». L’exemple habituel des régimes communistes est donné pour soutenir que croissance et capitalisme n’ont pas des sorts intrinsèquement liés, ou à tout le moins, qu’ils ne sont pas les seuls. Il est à vrai dire délicat de trancher ce débat, du moins sans s’accorder sur une définition du capitalisme qui n’apparaît pas très clairement dans le texte d’Éloi Laurent.
Considérons ainsi le capitalisme comme une forme institutionnelle historique bien spécifique de reproduction sociale essentiellement médiatisée par le marché [10]. Prenant sa source en Angleterre pour des raisons politiques très spécifiques à ce pays, il s’est ensuite étendu au reste du monde par nécessité de compétition de puissances, ou conversion forcée, en s’hybridant toujours avec la structure sociale locale. En ce sens strict, il n’y a de capitalisme qu’anglais, et ailleurs une diversité de modes de développement hybridant des caractéristiques capitalistes importées avec les structures et tensions sociales pré-existantes. Mais c’est bien ce capitalisme anglais, diffusé et transformé ensuite ailleurs, qui génère pour la première fois dans l’histoire humaine un besoin structurel d’expansion matérielle, la marchandise n’étant plus le but, mais l’intermédiaire d’une accumulation d’argent que peu de normes sociales parviennent à freiner. Ce besoin structurel se maintient jusqu’à aujourd’hui à une échelle globale.
La tentative de dissociation du lien croissance-capitalisme n’est donc pas véritablement convaincante, et ce d’autant qu’un peu plus loin, Éloi Laurent se contredit en invoquant positivement le libéralisme économique et l’économie de marché, opposés à un capitalisme restreint au régime du salariat combiné au règne de la finance. Si le capitalisme est défini ainsi strictement dans sa forme néo-libérale et financiarisée, comment est-il possible a fortiori de le concilier avec une sortie de la croissance ? Cela nous mène au second point de clarification apporté par l’auteur, selon lequel « le capitalisme peut se maintenir sans croissance ». L’exemple évoqué du Japon est ici plus convaincant, même si l’on pourrait là aussi s’interroger sur les facteurs idiosyncrasiques, propres à l’histoire et à la culture japonaise, de ce modèle. Ce ne serait ainsi pas tant le capitalisme que des facteurs culturels propres au Japon qui permettraient à ce jour de tenir ensemble une telle société sans croissance [11].
Enfin, dernière prémisse au mode d’emploi proposé par Éloi Laurent, « le capitalisme est compatible avec le bien-être humain ». Ici le plaidoyer social-démocrate se fait plus explicite en invoquant les pays nordiques comme exemples de capitalismes du bien-être. S’il est incontestable que ces formes de capitalismes offrent des exemples de prise en compte accrue du bien-être de leurs populations, de l’égalité sociale ou de la qualité de l’environnement par rapport au modèle anglo-saxon, nous n’y voyons à nouveau que des caractéristiques culturelles et un souci du bien commun plus anciens bien plus que des propriétés intrinsèques du capitalisme. A minima, accordons-nous avec l’auteur sur la grande capacité d’hybridation du capitalisme. Sa capacité à s’abstraire globalement et entièrement de toute appétence pour une croissance matérielle reste néanmoins à démontrer.
Et c’est sans doute sur ce dernier point qu’achoppe le mode d’emploi proposé par Éloi Laurent, comme par ailleurs nombre d’analyses des alternatives à la croissance. Nous ne pouvons bien sûr qu’adhérer au riche tableau de recommandations et d’expériences récentes d’indicateurs brossé aux niveaux européen, national, territorial ou de l’entreprise par Éloi Laurent. Mais même si les indicateurs se structurent et se consolident à ces différents niveaux, force est de constater la difficulté de les intégrer à la décision publique, de les institutionnaliser au cœur des enjeux budgétaires et stratégiques publics ou privés. Les indicateurs alternatifs seuls seront assez peu susceptibles de modifier la croissance [12], contrairement à ce que laisse entendre l’optimisme d’Éloi Laurent, tant que le PIB restera un indicateur raisonnable de la puissance d’un pays et de ses dirigeants politiques.
Voici donc la méthode d’Éloi Laurent prise dans les rets de l’économie et de l’écologie politiques. Il aurait fallu (mais nous avons bien conscience qu’il est plus facile d’en parler que de le faire) déceler les forces sociales susceptibles de porter cet agenda d’une sortie de la croissance. Ces forces sociales sont-elles générationnelles comme pourraient nous le faire croire les grèves du climat des lycéens ? Sont-elles alignées avec la contestation portée par les gilets jaunes ou au contraire avec la majorité présidentielle qui voulait augmenter la taxe carbone ? Sont-elles propres aux pays développés qui auraient une préoccupation plus grande pour l’environnement (la fameuse courbe de Kuznets environnementale) ou touchent-elles plutôt les pays en développement ou émergents, a priori les plus directement impactés par les dommages collatéraux liés à la croissance ? Des dirigeants, même éclairés, sont assez peu susceptibles de porter à eux seuls un tel agenda, s’ils n’y sont pas poussés par une polarisation spécifique de la société. C’est un point aveugle de l’ouvrage, par ailleurs passionnant, d’Éloi Laurent.
Ne cédons pas néanmoins à un fatalisme politique. Les déclarations récentes des principales grandes puissances (en termes de PIB) en faveur d’une neutralité carbone à l’horizon 2050 (ou 2060 pour la Chine) pourraient signaler une modification structurelle dans cette dynamique séculaire de compétition de puissance par le PIB. Le signal envoyé par la Chine ce mois de septembre, considéré comme un tournant réaliste de l’écologie politique, pourrait indiquer un changement (partiel, tant le PIB reste central) du support de la puissance. Si elles se transformaient en actes, ces déclarations matérialiseraient le plus gigantesque effort de transformation économique et sociale connu depuis la première révolution industrielle, laissant en partie de côté le PIB comme ultima ratio de la valeur au profit d’une mesure du degré et de la vitesse de décarbonation d’une économie. Ce serait le succès du pari risqué de l’Accord de Paris, et peut-être l’indice d’un début de sortie de la croissance ?
Éloi Laurent, Sortir de la croissance, mode d’emploi, Les liens qui libèrent, 2019. 208 p., 15 € 50.