Alors que l’année 2025 marque les 50 ans de la mort d’Hannah Arendt, ce nouvel ouvrage qui lui est consacré offre une perspective inédite sur une période méconnue et pourtant fondamentale dans la vie et l’œuvre de la philosophe.
Alors que l’année 2025 marque les 50 ans de la mort d’Hannah Arendt, ce nouvel ouvrage qui lui est consacré offre une perspective inédite sur une période méconnue et pourtant fondamentale dans la vie et l’œuvre de la philosophe.
Les années que passe Hannah Arendt en France entre 1933, date de son exil suite à l’arrivée au pouvoir du parti national-socialiste en Allemagne, et 1941, lorsqu’elle obtient son visa pour les États-Unis, constituent assurément de « sombres temps » selon la formule de Bertolt Brecht.
L’histoire connaît maintes époques où le domaine public s’obscurcit, où le monde devient si incertain que les gens cessent de demander autre chose à la politique que de les décharger du soin de leurs intérêts vitaux et de leur liberté privée.
[1]
En de pareilles périodes cependant, peut surgir selon Arendt une forme particulière d’humanité, une fraternité qui est propre aux peuples et personnes persécutés, « une chaleur dans les relations humaines » qui rend ces « sombres temps » supportables.
Ces réflexions issues d’une conférence que la philosophe donna en 1959 à Hambourg à l’occasion de la remise du prix Lessing, illustrent quelques-uns des thèmes centraux de Parias. Hannah Arendt et la « tribu » en France (1933-1941) de Marina Touilliez.
S’il n’y est pas à proprement parler question de théorie politique, l’ouvrage éclaire la manière dont la vie d’Arendt durant ses quelques années en France a fortement marqué sa pensée ultérieure. Face aux épreuves de l’exil, l’amitié tient lieu de socle pour Hannah Arendt : telle est la thèse défendue par l’autrice.D’où la très large place faite dans cet ouvrage aux membres de la « tribu », son cercle amical à Paris. Ces autres réfugiés, « parias » comme elle, car Allemands pour la plupart, juifs, intellectuels ou opposants politiques aux nazis.
Pour bien saisir le choc que constitue l’arrivée en France, M. Touilliez dépeint tout d’abord la jeune femme qu’est Arendt au début des années 1930 : l’originalité de sa personnalité, ses premières amours, ses amitiés pendant ses études de philosophie, son parcours universitaire prometteur et surtout son cheminement intellectuel, de son apolitisme à l’action politique clandestine à la veille de son départ pour la France. Sa découverte de la question juive est décisive dans cette évolution. Les prémisses se jouent d’abord sur le terrain de la pensée avec un travail d’habilitation sur la femme de lettres Rahel Varnhagen qui tenait un salon célèbre à l’époque romantique.
Une deuxième rencontre, non pas littéraire, mais amicale, avec le dirigeant sioniste Kurt Blumenfeld, contribue également à la prise de consciente progressive de sa propre judéité. Comme bon nombre de Juifs allemands d’alors, Arendt a grandi dans un environnement laïc. C’est finalement la violence envers les Juifs dès les débuts de l’Allemagne hitlérienne qui constitue le détonateur : « (…) je me suis sentie responsable. Cela signifie que j’ai pris conscience du fait que l’on ne pouvait plus se contenter d’être spectateur », affirme-t-elle (p. 64). Elle participe alors à l’exfiltration d’opposants politiques et rassemble des documents, preuves de l’antisémitisme de la société civile, pour le compte de l’organisation de Blumenfeld. Mais le véritable traumatisme vient du ralliement des milieux intellectuels aux nazis, en particulier parmi ses amis et connaissances. Face au danger qui la guette, la fuite s’impose.
La France représente alors le pays de tous les espoirs pour bon nombre d’exilés. Ce n’est pas tant la ville lumière, sa réputation mythique dans les arts et les lettres qui fonde le choix de Paris. Arendt s’installe dans la patrie des droits de l’homme, et plus encore dans celle des dreyfusards. Elle ne s’inscrit donc pas tout-à-fait dans la tradition des lettrés allemands qui s’établissent dans la capitale française face à la répression politique qui sévit chez eux. Paris fut ainsi une première fois « capitale littéraire allemande » [2] au début du XIXe siècle avec Ludwig Börne et Heinrich Heine notamment, puis dans les années 1930 avec Walter Benjamin, Siegfried Kracauer et Joseph Roth, pour ne citer qu’eux.
Arendt, elle, ne consigne pas par écrit son expérience de Paris, elle n’analyse pas à travers la description de son pays hôte, la situation dans son pays d’origine. Là aussi c’est bien la question juive qui oriente ses choix à Paris. Elle se tient quelque peu à l’écart des cercles intellectuels français que fréquente pourtant son premier mari, Günther Stern, et préfère l’action politique. Bien qu’elle soit critique envers le sionisme, elle s’occupe de l’accueil et de la formation de jeunes juifs avant leur émigration en Palestine. Elle est désormais convaincue de l’échec de l’assimilation des Juifs, qu’il s’agisse de celle des Allemands, fondée sur l’idéal de Bildung, processus d’éducation et de formation de l’homme prôné par Wilhelm von Humboldt au tournant du XVIIIe siècle. La situation en Allemagne en a démontré les illusions. Ou bien celle des Français, assimilés de longue date, qui par peur de l’explosion de l’antisémitisme, se refusent à une prise de position officielle contre le régime hitlérien et pour un accueil massif des juifs étrangers. La lutte d’Arendt contre le nazisme passe par la solidarité juive internationale.
Les premiers temps à Paris sont rudes. Arendt connaît la précarité et l’humiliation du déclassement : les déménagements d’une chambre insalubre à l’autre avec Günther Stern, la recherche de moyens de subsistance, que ce soit dans l’aide aux réfugiés ou dans des petits emplois sans rapport avec ses qualifications, sans parler des tracas administratifs. L’exil exacerbe les tensions au sein du couple et Stern quitte finalement la France, seul, pour les États-Unis en 1936. Mais des rencontres égaient cependant le quotidien d’Arendt.
L’autre fil rouge de ces années parisiennes, avec la question juive, est l’amitié. Comme l’a souligné Martine Leibovici dans sa préface, le livre de M. Touilliez aurait pu s’intituler « Le 10 rue Dombasle ». Il s’agit de l’adresse qu’Arendt et Heinrich Blücher, son deuxième mari rencontré à Paris, ont occupée dans le 15e arrondissement. C’est là que se constitue leur « tribu » comme ils la nomment. On y trouve le médecin Fritz Frankel, qui à Berlin comme à Paris soigne les pauvres, le pédiatre Rudolf Neumann, ainsi que sa femme Franziska, les sœurs Heinemann, le journaliste Arthur Koestler, l’écrivain Walter Benjamin, le jeune couple Ekstein. Puis il y a tous ceux qui gravitent autour : les proches des uns et des autres, Dora Benjamin, Lisa Fittko, les amis, comme la libraire Adrienne Monnier, la jeune Lotte Sempel, issue d’une riche famille allemande, le juriste Erich Cohn-Bendit, le peintre « dégénéré » Carl Heindenreich, le polonais du shtetl Chanan Klenbort, la médecin Minna Flake… La tribu incarne cette « chaleur des relations humaines », née de l’amitié en des temps inhumains. Or on sait l’importance du concept d’amitié chez la philosophe, considéré par certains comme la « matrice de sa pensée politique » [3].
L’un des mérites de cet ouvrage est précisément d’ouvrir la focale à cet ensemble de personnalités et de donner à voir des destins d’exilés dans la France des années 1930. Nombreuses sont les personnes rencontrées au fil des pages dont l’itinéraire tragique est reconstruit, quitte à éloigner momentanément le lecteur de la vie d’Arendt. Ces « bannis de Hitler » selon l’expression de Gilbert Badia [4] doivent faire face à partir de 1938 à une politique de plus en plus sévère à l’égard des étrangers, répertoriés en « bienvenus », « suspects » ou « indésirables ». Ces derniers sont destinés à être internés dans des camps. Avec le déclenchement de la guerre, la politique d’internement s’intensifie et change de nature. Il ne s’agit plus seulement de contrôler l’afflux d’étrangers, mais d’appliquer une logique d’exclusion. Les ressortissants de pays ennemis de la France sont désormais considérés comme « sujets ennemis ». Les membres de la « tribu », bien qu’anti-fascistes et Juifs pour beaucoup, sont arrêtés, car déclarés dangereux pour la sécurité nationale. C’est ainsi que se côtoient dans les camps, des combattants des brigades internationales, des juifs et des nazis convaincus. En s’appuyant sur de nombreux témoignages, dont certains inédits, l’ouvrage de M. Touilliez retrace la profonde misère dans ces camps, l’errance d’un camp à l’autre, le désespoir dû aux séparations, le sentiment d’être pris au piège, la peur d’être livré aux Allemands et les fuites, encore, pour échapper à la mort. On suit les différents membres de la « tribu » dans ce parcours de survie et de débrouille, leurs retrouvailles dans un petit village du Sud-Ouest, avant leur dernière fuite, hors de France et leur séparation. La France, qui avait été le pays d’accueil de ces « parias » de l’Allemagne nazie, et qui allait à son tour en faire des sans-droits, des exclus de la société.
Arendt a fait de ce vécu de « paria » un concept politique. Privés de leurs droits, de leur nationalité et de leur patrimoine, invisibilisés dans la sphère publique, les parias n’en sont pas moins fiers de leur condition. Ils en font une source de contestation de l’ordre établi et des injustices de leur époque. Dans son discours sur Lessing, Arendt se revendiquait de ces parias qui ont cherché par leurs écrits à « résister dans la mesure du possible à l’irréalité inquiétante de la pure humanité (…), et même à se réconcilier en pensée avec les monstruosités intellectuelles et politiques d’un temps disloqué. » [5]
La lecture de cet ouvrage apporte non seulement un nouvel éclairage sur un pan de la vie d’Hannah Arendt, mais de plus elle contribue à restituer une mémoire des exilés en France entre la fin de la IIIe République et le régime de Vichy. On ne peut manquer de souligner aussi sa résonance avec certains discours actuels sur les étrangers en France. Ils font curieusement écho à ceux des années 1930 auxquelles a été emprunté le terme de « remplacement ».
par , le 13 mars
Anne Schwarz, « Arendt en de sombres temps », La Vie des idées , 13 mars 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Arendt-en-de-sombres-temps
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[1] Hannah Arendt, « De l’humanité dans de ‘‘ sombres temps ’’. Réflexions sur Lessing » in : Hannah Arendt, Vies politiques, Paris, Éditions Gallimard, 1974, p. 20.
[2] Michel Espagne, « Les capitales littéraires allemandes », in Christophe Charle, Daniel Roche (dir.), Capitales culturelles, capitales symboliques. Paris et les expériences européennes (XVIIIe-XXe siècles) , Paris, Éditions de la Sorbonne, 2002, p. 332.
[3] Enzo Traverso, « Dark times : Judéité et politique chez Hannah Arendt ». Revue française de science politique, 2009/5 Vol. 59, 2009. p.895-914.
[4] Gilbert Badia (dir.), Les bannis de Hitler : accueil et lutte des exilés allemands en France, 1933-1939, Paris, Presses universitaires de Vincennes, 1984.
[5] Hannah Arendt, Vies politiques, op. cit., p. 27.