Recensé : Isabelle Delpla, La Justice des gens. Enquêtes dans la Bosnie des nouvelles après-guerres, Presses universitaires de Rennes, collection « Res publica », Rennes, 2014. 530 p., 28 €.
Le livre d’Isabelle Delpla a quelque chose de Moby Dick. Livre-bibliothèque, livre-monstre, incorporant en lui plusieurs livres et plusieurs langages : anthropologie, sociologie, philosophie, témoignages, minutes de procès, récits, photographies. Comme si l’on n’en finissait pas de faire varier les approches pour saisir l’objet-monstre qui se dérobe à ses poursuivants : la Bosnie après la guerre.
La « justice des gens », puisque c’est d’elle qu’il s’agit, c’est d’abord là qu’elle se joue : dans une écriture qui ne veut transiger ni sur la nuance ni sur l’exactitude, pour rendre justice aux « gens », aux vrais gens et aux vrais drames. À tous les informateurs qui ont permis que le livre soit écrit, et que le livre va laisser sur ce qui n’est pas pour eux un « terrain », mais leurs vies. Écrire sans trahir, c’est louvoyer entre deux écueils possibles : celui du pathos de l’identification et celui de la froide analyse surplombante. Le souci de scientificité fait ici corps avec celui du respect de ceux dont on parle.
Le livre est divisé en quatre grandes parties, qui travaillent chacune une face différente de ce que l’on peut appeler « justice internationale », qui ne se réduit pas à la justice pénale :
1. La réception de l’aide humanitaire.
2. Le retour des réfugiés et des personnes déplacées.
3. Les associations de victimes.
4. Le Tribunal pénal international pour la Yougoslavie (TPIY).
La réception de l’aide humanitaire
Vue du terrain, l’aide humanitaire ne ressemble pas à ses idéaux. Amertume et théories du complot semblent dominer la perception de ceux qui seraient censés en être les bénéficiaires reconnaissants. L’aide humanitaire n’est-elle pas pourtant l’expression même d’une éthique internationale ? « Pour les personnes rencontrées en Bosnie, la morale n’est pas le cadre de référence premier de la description de cette aide. Que cette dernière relève d’intérêts politiques et économiques y apparaît comme une évidence. » (p. 75). D’abord parce que la référence morale peut apparaître comme inappropriée pour parler d’institutions et non d’individus. Ensuite parce qu’elle est humiliante à recevoir et qu’elle représente « une chute dans l’échelle de l’humanité » : « Les humanitaires ont fait leur première mission en Afrique, qui est moins civilisée. Ils approchaient les gens comme des Bushmen ; il fallait faire ses preuves pour être proches des expats. Ils en savaient peu sur la Bosnie, ne sachant pas qu’elle est civilisée, que les gens sont éduqués et en savaient parfois plus que les expats. » (p. 61, témoignage d’un ancien employé local de MSF à Sarajevo).
La question philosophique qui domine cette première partie est celle de la pertinence de toute référence morale pour parler de l’aide humanitaire. « Faut-il abandonner toute perspective éthique sur l’humanitaire ? » (p. 71). Le propos d’Isabelle Delpla est de faire apparaître que, au contraire, même si c’est en creux et par la négative, la référence morale – dans le langage de la Justice, mais aussi dans celui d’une moralité ordinaire – est bel et bien persistante : c’est elle qui rend possible la critique de l’aide humanitaire.
Si l’on élargit le propos, de l’aide humanitaire proprement dite à la « situation humanitaire » (p. 97), c’est-à-dire aux relations entre sauveteurs potentiels et victimes, alors la référence à la morale devient patente. La chute de Srebrenica en est le modèle même, dont l’histoire de Hasan Nuhanovic offre un raccourci tragique :
« Le parcours d’Hasan est devenu un symbole parmi les Bosniaques : employé de l’ONU à Srebrenica, il a incité ses parents et son jeune frère à venir chercher refuge sur la base de l’ONU à Potocari au lieu de fuir dans les bois, espérant une protection des casques bleus. Le colonel Karremens, commandant du Dutchbat [bataillon néerlandais des casques bleus] a refusé toute protection à ce frère et lui a intimé l’ordre de rejoindre les forces serbes qui réclamaient que tous les hommes réfugiés sur la base leur soient livrés. Le père, qui pouvait profiter de son statut de négociateur pour échapper au sort des autres hommes, et la mère d’Hasan n’ont pas voulu laisser leur jeune fils partir seul. Ils l’ont accompagné. Aucun n’a survécu. Hasan, en quelques minutes, a vu disparaître sa famille. » (p. 98).
Ce fut le cas pour 8000 hommes, lors de cet abandon de l’enclave de Srebrenica par l’ONU aux forces serbes. Ce traumatisme central dans la conscience bosnienne est l’occasion d’une belle réflexion sur le sens moral de cet « écart de points de vue » radical. Srebrenica nous confronte au « gouffre moral » irréductible qui sépare les rapports justificatifs de l’ONU et les accusations bosniaques contre l’inaction des casques bleus. C’est précisément dans ce gouffre que se manifeste la persistance de l’exigence morale.
Les voies du retour
Le second grand volet de l’étude est consacré au retour après-guerre des populations déplacées. Retour qui, dans sa première phase, entre 1996 et 2000 a concerné plus d’un million de Bosniens. Confrontation des returnees et des stayees, qui met en œuvre le dilemme suivant : « Après la guerre, les organisations internationales ont souvent eu à choisir entre une consolidation des effets du nettoyage ethnique, en favorisant l’installation des réfugiés à l’étranger ou ailleurs en Bosnie, et une tentative de contrer les effets du nettoyage ethnique en réinstallant les réfugiés chez eux, dans des lieux dangereux, inhospitaliers, ou seulement désespérants. » (p. 149).
La question philosophique est ici : qu’est-ce que penser le retour ? D’un côté, le mythe du retour à une identité originelle, qui se voudrait sans perte dans son essence ; de l’autre côté, une vision post-moderne qui entérine peut-être trop vite que le « retour » est, de toutes façons, toujours illusoire – ce qui le rend impensable.
Il faut d’abord prendre acte qu’il y a retour et retour. Revenir à Prijedor n’est pas comme revenir à Srebrenica. Le chapitre 6 explore les termes de cette différence – les Bosniaques de Prijedor voient dans leur retour la manifestation de la justice, tandis que ceux de Srebrenica la trouvent dans la revendication de ne pas revenir, au moins avant que les criminels de guerre serbes aient été jugés. De même, revenir dans une région où sa nation (bosniaque, serbe ou croate) est majoritaire, n’est pas aussi délicat que de revenir où l’on est minoritaire (minority return). « Le retour des Serbes dans la banlieue de Sarajevo a supposé l’expulsion des réfugiés bosniaques de Srebrenica, dont le retour chez eux impliquait de déloger les Serbes d’Hadzici. (…) Le processus s’est apparenté à un vaste jeu de chaises musicales. » (p. 156). Le sens du « retour » varie selon les géographies. De même, le retour des vivants et le retour des morts ne s’entendent pas de la même manière,. Il varie selon les sexes aussi : « Le sort des femmes de Srebrenica, restées seules ou avec des enfants, censées rentrer dans des villages presque abandonnés ou dans le voisinage des assassins de leurs hommes, sans protection ni ressource, est considéré comme particulièrement difficile. » (p. 157).
L’enquête montre que, si le OHR (Office du Haut Représentant) faisait de ce retour un droit fondamental, et une manière d’affirmer que les accords de Dayton n’entérinaient pas les partitions ethniques, mais visaient à rétablir une multi-ethnicité, le retour n’est souvent, pour les returnees, qu’une étape transitoire. Le retour vécu est éloigné du « retour » comme catégorie statistique, qui tend à en figer la signification.
« Il ne suffisait pas de ramener les returnees chez eux pour qu’ils y restent : …Des milliers sont assurément rentrés chez eux, tels Ulysse, pour retrouver la patrie de leurs ancêtres, le lieu où ils étaient nés, pour y mourir en paix. Mais pour bien d’autres, le retour n’a été qu’un moment dans un parcours qui pouvait conduire à repartir ou à mener des vies éclatées, travaillant à un endroit, habitant à un autre, récupérant un appartement dans une entité et scolarisant ses enfants dans l’autre (…) Le retour n’est pas un point d’arrêt, mais un processus et un mouvement dans des trajectoires de vie dynamiques et complexes. » (p. 164-165).
D’où la « déconvenue des ONG et des OI qui ont vu les Bosniens revendre leurs maisons fraîchement reconstruites, après avoir récupéré leurs droit de propriété » (p. 228). Le point de vue internationaliste tendrait à oublier que la vie continue.
Si un certain idéal cosmopolitique peut espérer voir dans les institutions internationales le moteur de la refondation politique, le retour donne en fait lieu à ce que Isabelle Delpla appelle une « expérience de pensée post-post-moderne ». Le redoublement du « post » fait signe vers un renversement : celui-ci n’est pas un retour à une position nationaliste traditionnelle, mais plutôt un dépassement de certaines illusions du cosmopolitisme naïf. Il s’agit de la place de l’État dans la société internationale, et de la réaffirmation de son importance « après un passage par l’étranger et l’international » (p. 217).
« Pour qui est passé par les avanies de la vie de réfugié ou a eu affaire au monde cosmopolitique des organisations internationales et au dysfonctionnement des pays placés sous administration internationale comme la Bosnie ou le Kosovo, le cosmopolitisme post-étatique a perdu son romantisme. (…) Un État garant de certains droits et le cadre de vie d’une société bien ordonnée apparaissent comme éminemment désirables. Le retour représente alors une expérience de pensée post-postmoderne cherchant à retrouver une forme d’État ou de refondation d’une société juste, ayant dépassé les illusions solipsistes de la constitution autocentrée de l’État, et ayant fait l’expérience du passage par l’extériorité et par la nécessité de garanties internationales. La réflexion à son propos peut symboliser une forme de retour cosmopolitique à l’État. » (p. 218).
On entend l’oxymore : « retour cosmopolitique à l’État » : retour à l’État après sa négation dialectique par l’international. Donc pas l’État du XIXe siècle, pensé à l’aune de la nation, de la race, de la souveraineté close sur elle-même. Mais l’État qui a incorporé la médiation de l’international entre lui et lui-même. Le retour nous révèle ainsi qu’ « une société politique ne se construit que dans un contexte international et par rapport à des structures sociales antérieures. » (p. 233).
On saisit là l’un des thèmes centraux de l’analyse, à savoir que « le retour apparaît comme un laboratoire social de reconstruction de la société bosnienne et, plus largement, comme une expérience de pensée de (re)fondation des sociétés politiques d’un point de vue cosmopolitique » (p. 151). L’après-guerre ne se joue pas seulement dans l’entre-soi des Bosniens et des anciens ennemis, il passe par le détour par le monde extérieur. Mais, réciproquement, il n’y a de cosmopolitisme véritable que ré-ancré dans des identités locales.
Les associations de victimes
Toute la réorganisation de la société d’après-guerre est engagée dans ce processus d’aide aux victimes, qu’il s’agisse d’aide financière, médicale, scolaire, judiciaire, sécuritaire… L’aide aux victimes présente une sorte de reflet global de la société, parce qu’elle se joue à tous les niveaux de la vie quotidienne.
Il faut d’abord identifier qui sont les « victimes », c’est-à-dire préciser la multiplicité des statuts que peut recouvrir ce terme, car « la condition de victime est plurielle » (p. 238), et la quête d’un statut, à la fois au niveau international et au niveau national, est la préoccupation première des associations de victimes. Il faut ainsi distinguer les militaires morts pendant la guerre ; les non-combattants morts pendant la guerre – et notamment les victimes de Srebrenica ; les blessés et invalides ; les anciens détenus des camps ; les disparus et les familles de disparus. Cette pluralité des types de victimes entraîne des tensions entre les diverses associations qui les représentent, dont les intérêts sont a priori convergents, mais qui peuvent aussi entrer dans des rapports de concurrence pour la reconnaissance, ou simplement diverger dans la nature de leurs réclamations, selon qu’elles visent d’abord la justice pénale (contre les criminels de guerre ou contre la Serbie elle-même), le dédommagement financier, ou tout simplement la vérité.
Isabelle Delpla met en avant la spécificité des associations de familles de disparus, d’abord préoccupées de vérité. Celles-ci font apparaître que les victimes ne sont pas seulement les victimes directes, mais qu’il existe aussi des « victimes relationnelles » (p. 44) – notion originale dont Isabelle Delpla souligne qu’elle est souvent dans l’angle mort des études sur les victimes : tous ceux qui survivent en portant le poids de la disparition de leurs proches, allant parfois jusqu’à s’épuiser à mort dans leur recherche, comme le personnage emblématique de ce père cherchant son fils, dans le film Gori Vatra (« Au feu ») de Pjer Zalika (2003) (p. 263).
La réflexion sur cette diversité des destins, des statuts et des visées dans l’après-guerre permet de déjouer un certain nombre de clichés à propos des associations de victimes. Paradoxalement, la concurrence victimaire, course à la catégorie de « victime légitime » (p. 301), doit aussi être vue comme une manifestation d’un retour à la vie de la société des survivants, entraînant des effets comme la constitution d’un savoir objectivé autour des événements de la guerre. Il s’agit aussi de marquer la distance entre la représentation internationale d’une « victime par excellence », symbole d’une commune humanité traumatisée et ayant du mal à s’exprimer, et des victimes qui, indéfectiblement, reflètent les divisions sociales et régionales de la Bosnie. « Les procès du TPIY, dit Isabelle Delpla, ne surmontent pas les barrières divisant les Bosniens en nations, en régions ou en classes sociales, qu’elles soient antérieures ou consécutives à la guerre. Ces barrières sont davantage sociales que psychologiques. » (p. 311). Manière de dire que, au-delà de la spécificité dramatique de leur statut, les victimes sont aussi des vivants comme les autres, dans lesquelles les complexités de la société bosniaque continuent de s’exprimer.
La réception de la justice pénale internationale
Comment s’articule la justice pénale internationale telle qu’elle est mise en œuvre au TPIY et cette « justice des gens » dont Isabelle Delpla essaye de cerner les contours ? Que fait la justice internationale concrètement ? Dans quelle mesure parvient-elle à rendre justice aux gens ? Dans quelle mesure est-elle un artifice, et dans quelle mesure participe-t-elle à un processus de reconstruction et de réconciliation ? La justice des gens, dans le fond, sera l’aune à laquelle sera jugée la justice pénale internationale.
Analysant le travail de sélection des témoignages, d’enquête, d’inculpation et de jugement, Isabelle Delpla reste fidèle à ce que l’on pourrait appeler, dans un écho à Claude Lefort, une heuristique de la complication : l’analyse se déploie dans un double mouvement de dénonciation de préjugés simplistes, et de tentative, en retour, de retrouver le sens commun. La justice n’est pas là où l’on croit, mais il y a justice malgré tout, peut-on dire pour résumer. Il faut creuser l’écart entre la reconstitution judiciaire et les témoignages, de même qu’il faut analyser les divergences entre différents types de témoignage. Mais cela ne doit pas empêcher de chercher où toutes ces narrations se rejoignent.
Le premier de ces préjugés porte sur le caractère individuel des poursuites. Les tribunaux pénaux internationaux, à la suite du Tribunal de Nuremberg, jugent des individus en tant que criminels de guerre. Par là, ils évitent de poser la question d’une responsabilité collective – évitant ainsi ce que l’on pourrait appeler le syndrome du Traité de Versailles, c’est-à-dire une culpabilisation collective entraînant des demandes de réparations pénalisant un peuple entier. « Ce qui est présenté comme une justice individuelle est de facto un moyen d’exonération. Ce type de justice vise à produire un noble mensonge, « le mythe d’une innocence collective » permettant la reprise d’une vie normale pour le plus grand nombre » (p. 333). Mais cette individualisation ne trompe personne, elle ne gomme pas l’idée générale de la responsabilité collective. Le TPIY se retrouve ainsi en situation de rendre une forme de justice métonymique (par synecdoque), où l’individu vaudra pour le tout, dans l’impossibilité de juger véritablement chacun des crimes.
Si subsiste le sentiment de déni de justice et d’impunité, « divorce entre « vérité reconnue » au TPIY et « vérité connue » » (p. 364), il n’en reste pas moins que le TPIY, en particulier de la part des Bosniaques, suscite une attente de justice. Il faut analyser celle-ci à des échelles différentes, entre le niveau étatique (saisi dans le procès Plavsic) et le niveau municipal. Isabelle Delpla reprend à ce sujet ce qu’elle appelle son « hypothèse municipale », déjà mise en œuvre au chapitre précédent : les attentes et les jugements sur le TPIY sont très variables en fonction des différents groupes, en particulier en fonction des différentes municipalités. Ces différences vont être saisies dans une comparaison entre les villes de Prijedor, Sanski Most et Kljuc. Les victimes « désignent d’abord comme criminels ceux qui sont responsables de crimes dans leur propre municipalité et ne désignent pas les mêmes individus d’une municipalité à l’autre. L’impunité est dénoncée avec plus de force à ce niveau et non à ceux de l’État, de la nation (Serbes ou Musulmans). » (p. 341). Cette hypothèse municipale est essentielle pour déjouer les simplifications, mais aussi pour rendre compte du langage commun qui unit, envers et contre tout, les Serbes et les Bosniaques. « Lorsque je lui dis que, malgré qu’il en ait, les Serbes et les Bosniaques partageaient un langage et un monde de références communes qui étaient ceux de la municipalité, il sourit et reconnut que c’était juste. » (p. 421).
Ce tropisme municipal « marque les limites d’une unification nationale et étatique (…) et du récit universaliste d’une communauté d’humanité » (p. 342). Il permet d’analyser l’écart entre le TPIY et d’autres tribunaux internationaux, le TMI de Nuremberg en particulier, et les Commissions Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud.
Le décalage narratif sur la justice est aussi à saisir du côté des coupables. Isabelle Delpla se base sur un certain nombre d’entretiens avec des condamnés ayant plaidé coupable au TPIY. Les rouages de la machine judiciaire se montrent ici dans leur crudité. Le plaider coupable apparaît comme une stratégie, dont le rapport avec la culpabilité effective est chargé d’arbitraire. « Damir Dosen (qui a plaidé coupable pour des crimes dans le camp de Keraterm) décrit la procédure comme un marchandage sordide entre avocats et procureurs négociant une réduction de peine en contrepartie d’une réduction des coûts du procès, en renonçant au coût élevé de la comparution de nouveaux témoins à décharge. » (p. 362).
Une place particulière est faite, dans le livre, aux acteurs particuliers et souvent négligés que sont les témoins de la défense, avec toutes les apories que suscite cette délicate position : « Si le témoin est proche de l’organisation des crimes, plus il est informé, plus il encourt le risque d’être inculpé. (…) Mais moins le témoin a vu, moins il est utile pour la défense. » (p. 430).
Si la diversité des points de vue interdit d’avoir une narration lisse sur un TPIY qui peine à être l’instrument idéal de la justice par la vérité, la question de la réconciliation reste cependant posée. « Le paradoxe est le suivant : alors que la thématique philosophique ou historique de la réconciliation par le pardon tend à l’opposer à la justice pénale, alors que l’usage du terme n’obéit pas à des règles mais au mieux à des conditions de félicité, c’est en termes de réconciliation que cette justice, imposant des règles de droit, se trouve évaluée ou légitimée. » (p. 353). Et, « par un détour inattendu, c’est dans le discours des criminels condamnés que le TPIY offre un modèle de réconciliation : la prison dorée de Scheveningen, reconstitution d’une « petite Yougoslavie » (mala Yugoslavia), où les inculpés de toutes les nations vivent en bonne entente. » (p. 371). Paradoxe de la prison du TPIY, où les criminels présumés des différentes nations renouent une solidarité dans leur comparution commune devant la Justice internationale.
Au terme de tout ce travail de déconstruction, on pourrait être surpris du caractère relativement optimiste de la phrase qui vient conclure le livre : « La justice internationale peut être la justice des gens. » (p. 495). Isabelle Delpla nous incite à nous garder de deux écueils qui figeraient à la fois les positions intellectuelles et, indissociablement, les parcours de vie individuels : d’un côté l’illusion que Justice a été rendue et que la page est tournée, c’est-à-dire que l’après-guerre est accompli ; de l’autre, l’idée que tout n’est qu’artifice et manipulation et que la paix n’est que la continuation de la guerre par d’autres moyens. L’une et l’autre positions sont intenables, à la fois au regard des faits, et en tant que postures existentielles. L’après-guerre est comme le deuil, dont le paradoxe est qu’il ne s’accomplit que dans la reconnaissance de son impossibilité. La poursuite de la vie se fait dans un travail qui remet en circulation l’intérieur et l’extérieur – et c’est comme un élément dans ce travail de reconstruction que le livre d’Isabelle Delpla vient s’inscrire.