La séquence conflictuelle éclair entre Israël, l’Iran et les États-Unis illustre les dynamiques contemporaines de désordre stratégique, mais aussi l’instrumentalisation de la fragilité étatique et les conditions pour penser les conditions d’une paix durable – au Moyen-Orient et ailleurs.
Professeur émérite à Sciences Po Paris et associé au Centre de recherches internationales (CERI), Bertrand Badie est spécialiste des relations internationales et auteur de nombreux ouvrages.
Il a notamment fait paraître L’Impuissance de la puissance (Fayard, 2004), Le Temps des humiliés. Pathologie des relations internationales (Odile Jacob, 2014) et Quand le Sud réinvente le monde. Essai sur la puissance de la faiblesse (La Découverte, 2018). Paru en 2024, L’Art de la paix (Flammarion, 2024) envisage une redéfinition de la paix afin de sortir la notion d’une logique contractuelle de la non-guerre, et envisage les conditions pour l’établir de façon durable.
Prise de vue & montage : Carl Petersen
En dépit de la signature d’un cessez-le-feu le 24 juin – mettant un terme à la « guerre des Douze Jours » entre Iran et Israël, avec implication américaine – Bertrand Badie souligne que les risques régionaux n’apparaissent pas réduits, le Moyen Orient étant le théâtre de conflits nombreux et incessants depuis plusieurs décennies. Plus encore, les objectifs des bombardements israéliens et américains, au-delà de leurs cibles officielles (les sites nucléaires iraniens) montrent une volonté de fragiliser les institutions du régime iranien et de toucher de nombreuses infrastructures économiques.
Stratégie du chaos et « utilité » des « États effondrés »
Israël, avec le soutien des États-Unis, apparaît ainsi suivre une « stratégie du chaos » qui consiste à « créer un différentiel de puissance », logique d’ailleurs suivie en de multiples terrains conflictuels, sur plusieurs continents, pour favoriser la défaillance ou l’effondrement des États – selon le concept de collapsed state ou de failed state, formé et diffusé dans les années 1990 pour désigner l’incapacité de certains États reconnus en droit international à exercer le contrôle de leur territoire [1].
« Nous sommes en train d’entrer dans un monde où l’État effondré a autant au moins de fonctions que l’État institutionnalisé. C’est finalement le face-à-face des deux qui fait l’actualité des conflits. » Cette logique se rapproche d’ailleurs tout autant des actions menées par la Russie en Ukraine. « L’État effondré devient la convoitise du dominant ou de l’hegemon régional ou mondial, faute de pouvoir créer un ordre à son image.
Rappelant que le message nostalgique du slogan de Donald Trump, « Make America Great Again » renvoie aussi à l’équilibre bipolaire du monde au second XXe siècle, Bertrand Badie souligne la volonté d’émancipation et d’autonomie de nombreux acteurs locaux au Moyen Orient, à commencer par Israël. La volonté de se montrer à l’initiative semble avoir aussi bien soutenu les bombardements israéliens du 13 juin, que ceux des États-Unis dans les jours qui ont suivi.
Une nouvelle triangulation du monde contre les politiques de puissance
Pour Bertrand Badie, comme le montre ce bref épisode de la « guerre des Douze Jours », les relations internationales apparaissent aujourd’hui structurées par une « triangulation », une triple tension. La première est une tension entre souveraineté et interdépendance, la volonté des acteurs de s’affranchir des anciennes tutelles étant confrontée à l’intrication des liens et intérêts à l’échelle mondiale. La seconde est une articulation entre l’interne et l’externe : « la technologie moderne, mais également la dépolarisation, a libéré les énergies sociales et a fait entrer massivement l’opinion publique, les acteurs sociaux, les groupes sociaux, les individus que nous sommes dans la délibération. » Les prises de positions des acteurs étatiques prennent donc aussi racine dans la prise en compte des opinions publiques [2].
Enfin, le troisième élément correspond aux incertitudes entourant la force comme instrument des relations internationales, appuyé sur une violence de plus en plus destructrice et banalisée, mais aussi coûteuse, et surtout « inefficace, c’est-à-dire incapable de produire un ordre nouveau ». Ces trois sources d’incertitude expliquent aussi la « diplomatie du zigzag » dont les actions des dernières semaines sont le symptôme.
Quel avenir pour le multilatéralisme ?
Comme d’autres conflits récents ou actuels, l’épisode de guerre israélo-iranien montre l’inefficacité de la diplomatie bilatérale, comme de toute diplomatie transactionnelle aujourd’hui. Dès lors, « on peut considérer que par défaut le multilatéralisme est la seule solution » : le monde paraît ainsi entrer dans une phase où l’élargissement du nombre d’acteurs impliqués dans toute sortie de conflit apparaît indispensable pour dépasser les aspects transactionnels, aussi bien en Europe pour la guerre russo-ukrainienne qu’au Proche et Moyen Orient.
S’appuyer sur le multilatéralisme implique toutefois d’en inventer de nouveaux cadres, pour contourner ceux, inefficaces par leur fonctionnement, de l’ONU et de son Conseil de sécurité, institutions d’un multilatéralisme « piégé » car « pénétré de l’intérieur par la logique de puissance ». Par ailleurs, le cadre multilatéral ne peut fonctionner, et la paix ne peut durablement s’établir, sans tenir pleinement compte du rôle de premier plan – derrière leur pratique discrète de la diplomatie – de la Chine, ou encore du Brésil ou de l’Afrique du Sud : « ce sont là les pays qui peuvent créer les conditions d’un nouvel ordre acceptable par tous ».
Julien Le Mauff, « Après la « Guerre des 12 jours ». Entretien avec Bertrand Badie »,
La Vie des idées
, 27 juin 2025.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Apres-la-Guerre-des-12-jours
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Notes
[1] Voir I. William Zartman (dir.), Collapsed States. The Disintegration and Restoration of Legitimate Authority, Boulder (Colorado), Lynne Rienner, 1995. Très discuté dans cette définition d’origine, le concept est notamment depuis 2005 la base du « Failed State index » établi annuellement (et devenu en 2014 le « Fragile States Index »). Conçu par le Fund for Peace, un think tank américain, et le magazine Foreign Policy, fondé par Samuel Huntington, ce classement mesure les vulnérabilités des États face aux menaces d’effondrement ou de conflits intérieurs.
[2] Bertrand Badie, Inter-socialités. Le monde n’est plus géopolitique, Paris, CNRS, 2020.