Si l’éducation a toujours été une préoccupation centrale du féminisme, on mesure la complexité que cette question revêt au fil de la lecture de l’ouvrage de Vanina Mozziconacci : dans cette monographie volumineuse alliant philosophie, pédagogie et théorie féministe, l’autrice montre que l’éducation féministe se situe à la croisée de multiples rapports, notamment entre l’individu et le social, le privé et le public, la famille et l’école. Il s’agit donc surtout de « prendre la mesure des tensions » (p. 21) qui la traversent, tout en se donnant la tâche, difficile, d’élaborer à son tour les principes et les bases d’une éducation féministe, ce qui « doit aller avec l’ambition radicale de transformer les institutions éducatives » (p. 26, je souligne) [1].
L’éducation : nœud des luttes féministes
S’efforçant d’abord de resituer la place de l’éducation dans l’histoire du féminisme, l’autrice déploie un effort de contextualisation portant sur le féminisme libéral (dit de première vague) et sur le féminisme matérialiste (représentant partiellement la deuxième vague). Le point de départ de V. Mozziconacci est une « mise en question de l’apparente évidence de l’éducation dans la pensée et la lutte féministes » (p. 23), ce qui apparaît clairement quand on compare les conceptions presque opposées de ces deux courants historiques du féminisme : le premier adopte une grille de lecture individualiste axée sur l’égalité et universaliste, alors que le deuxième adopte un constructivisme radical insistant sur la production des genres par la socialisation.
Dans cette partie d’analyse historique, V. Mozziconacci montre que, si les premières luttes féministes portent sur les revendications d’égalité des droits, la question de l’éducation est elle aussi au cœur de leurs préoccupations. S’attachant à expliciter les thèses de féministes toujours méconnues comme Madeleine Pelletier ou Mary Wollstonecraft, l’autrice les met aussi en dialogue avec les thèses de philosophes canoniques comme Rousseau ou Diderot, passage obligé pour montrer l’androcentrisme de ces derniers. À l’issue de ce panorama historique de la première vague du féminisme, une conclusion importante (quoique peu surprenante) se dégage : une conception individualiste du sujet politique mène à des paradoxes importants.
L’individu abstrait-universel de la politique et l’individu concret-masculin dans l’éducation ont en commun de se définir contre la différence. […] Un glissement s’opère lorsque les deux oppositions sont considérées comme équivalentes, ce qui revient à confondre le masculin et l’universel. (p. 58)
Les partisans de l’universalisme considèrent que l’éducation devrait être la même pour les hommes et les femmes, et se satisfont d’appeler universelle cette éducation qui fut pourtant longtemps réservée aux garçons, tandis que l’approche différentialiste considère qu’il existe un écart fondamental entre hommes et femmes dont l’éducation doit tenir compte. Ces deux options constituent pour l’autrice un « pseudo-choix entre “rester des femmes” ou “être comme des hommes” » (p. 59) Il s’agit d’un faux dilemme, puisqu’une troisième voie existe, celle d’un universalisme gynocentré, qui met en lumière la valeur de certains aspects de l’éducation féminine (et féministe) pour les hommes et les femmes : c’est cette voie qu’emprunte V. Mozziconacci dans les deuxième et troisième parties de l’ouvrage.
En effet, pour l’autrice, les premières propositions d’éducation féministe manquent de radicalité. Elles ne déconstruisent pas la masculinité, et ne proposent pas de modèle positif après avoir remis en question la féminité et l’éducation féminine : la première vague se retrouve largement réduite à l’enjeu de l’éducation des femmes et des filles, sans remettre en question l’éducation masculine. C’est pourquoi l’autrice choisit de se concentrer, dans l’étude de la deuxième vague, sur le féminisme matérialiste, qui élabore l’appareil conceptuel permettant de déconstruire les normes de genre, et l’idée de « l’Homme » en même temps que celle de « la Femme » (dont la nature serait déterminée par des caractéristiques essentielles, par exemple la faiblesse, la disposition au soin des enfants et de l’espace domestique, etc.) Le sujet de l’éducation n’est plus individuel mais collectif : ce sont les femmes en tant que groupe social construit par le patriarcat, et non en tant que sujets individuels pour les droits de qui on lutte, dont il s’agit de penser l’éducation féministe.
Pédagogies critiques et féministes
Dans le deuxième temps de l’ouvrage, l’autrice s’appuie sur les travaux de pédagogie critique (ceux de Paulo Freire, notamment) et de pédagogie féministe, les uns permettant de montrer les écueils des autres. Tout en soulignant l’apport conceptuel de Freire, qui introduit la notion d’oppression et de verticalité inhérente à la majorité des relations pédagogiques selon la structure maître/élève, V. Mozziconacci complexifie cette idée en y apposant une grille d’analyse intersectionnelle. Ainsi, elle propose de corriger les angles morts de la pédagogie critique qui conçoit la relation pédagogique de manière unidirectionnelle plutôt que dans la pluralité des rapports de domination. En faisant dialoguer pédagogie féministe et pédagogie critique, V. Mozziconacci répond donc à deux questions centrales. La première porte sur l’intersection des oppressions : comment penser la relation éducative à l’intersection des structures d’oppression de sorte à en minimiser les effets nocifs ? La seconde porte sur l’institution : comment élaborer une pédagogie féministe et critique dans une institution patriarcale, dans la mesure où l’école (mais aussi et surtout l’université, où peut se déployer un programme de pédagogie féministe avec les départements et programmes d’études féministes et de genre) repose encore aujourd’hui sur un rapport hiérarchique maître-élève et une éducation androcentrée ?
La théorie féministe intersectionnelle vient compliquer l’idée d’une éducation horizontale, égalitaire et symétrique car les rapports d’oppression sont multiples, ce qui met à mal une conception binaire des catégories d’enseignant·e et d’apprenant·e. En conséquence, il faut rendre possible une éducation sensible aux rapports de pouvoir (p. 234), nous dit V. Mozziconacci. En effet, « l’éducation peut être soit une pratique de liberté, soit un renforcement de la domination » (p. 183). Une pratique de liberté exige de remettre en question l’éducation comme institution politique, et l’idée qu’un système éducatif peut être bouleversé par la seule transformation des attitudes enseignantes est un leurre.
Des pédagogues féministes et antiracistes pourront ainsi difficilement triompher si leur cadre d’opération est une institution patriarcale : à cet égard, V. Mozziconacci mobilise l’image d’Audre Lorde (The Master’s Tools Will Never Dismantle the Master’s House) : tenter de réformer une institution patriarcale et hiérarchique par des pratiques féministes individuelles ne règle pas le problème de fond. Pour Lorde, similairement, les « outils du maître » « pourraient bien nous donner la possibilité, momentanément, de le battre à son propre jeu, mais jamais ils ne nous permettront de provoquer un véritable changement » (Lorde, 2003, citée p. 187). Les problèmes qui surgissent lorsque l’on analyse l’éducation comme institution montrent, en somme, que « l’éducation ne peut être égalitaire ou émancipatrice si elle n’est pas prise dans un projet qui redessine la cartographie sociale » (p. 270), d’où l’impératif de repenser ces institutions par une utopie féministe.
Utopies éducatives : une pensée radicale du care
Les approches féministes matérialistes ne proposent cependant pas « d’idéal positif » (p. 121), selon l’autrice. L’originalité de la proposition de V. Mozziconacci est de proposer une formulation positive de l’éducation féministe tout en maintenant la radicalité de la critique. Cette démarche prend la forme d’une utopie féministe, qui permettrait à la fois de combler un vide et de demeurer conséquente avec les critiques soulevées dans les deux premières parties. L’utopie n’est pas détachée de la politique, comme on pourrait le craindre. Bien au contraire, elle est une pensée de ce qui pourrait être radicalement différent et demeure ancrée dans une praxis féministe, comme le montrent les exemples tirés d’une politique féministe du care. V. Mozziconacci évoque ainsi une utopie urbaine et architecturale dans laquelle l’espace urbain et domestique serait communautaire, et où les femmes ne seraient plus isolées ni le travail domestique invisibilisé (p. 335). Son « utopie universitaire » inclut quant à elle des garderies gratuites et des rapports d’apprentissage intergénérationnel (p. 340). Enfin les modèles éducatifs alternatifs qui remettent en question la famille nucléaire et la délimitation de l’espace domestique, comme l’othermothering, les écoles Montessori, et le cadre familial repensé des communautés queers et des communautés noires, font aussi partie du portrait utopique de l’éducation que brosse V. Mozziconacci. Ce sont autant de manières de repenser l’éducation en brouillant les frontières entre le privé et le public, entre l’individuel et le collectif, entre l’institution familiale et l’institution scolaire.
Au fil de l’ouvrage, on comprend en quoi consiste la voie éducative de « l’universalisme gynocentré » préconisée par V. Mozziconacci. Suivant la théorie politique du care de Joan Tronto, le care n’est pas un trait essentiellement féminin, mais un travail invisibilisé et institutionnellement relégué aux femmes. Une pédagogie du care viserait à apprendre à chacun·e, non seulement à prendre soin des enfants et à les éduquer, mais aussi à entretenir d’autres relations entre adultes au sein de la communauté (p. 304). Le care se présente comme une piste pour brouiller les frontières entre le travail de production et de reproduction, qui permettrait à la fois de diminuer les injustices liées au genre et de développer un autre rapport au soin des personnes qui ne sont pas ou plus considérées comme « productives », et dont le soin est donc fortement « improductif » et largement relégué aux femmes et aux membres des groupes les plus minorisés.
Un certain européocentrisme
V. Mozziconacci justifie son choix théorique d’engager une réflexion avec le féminisme matérialiste plutôt qu’avec le féminisme différentialiste, en raison de la place attribuable à l’éducation dans leurs traditions respectives. Ce choix est peu à peu affaibli par un glissement opéré à maintes reprises entre différentialisme et essentialisme. Le féminisme différentialiste repose sur l’idée que les genres sont entre eux incommensurables et ne peuvent être réduits à un sujet humain ou une expérience universelle, sans toutefois rejeter la possibilité d’une éthique de la différence. Il est souvent qualifié d’« essentialiste », dans la mesure où affirmer une différence risque d’impliquer des caractéristiques (féminines ou masculines) essentielles. Mais si l’essentialisme est un écueil possible, il est réducteur et trop rapide de définir le féminisme de la deuxième vague par la tension entre « le féminisme “essentialiste” différentialiste et le féminisme “constructiviste” égalitaire » (p. 154).
On soulignera aussi que la première partie, qui est la plus longue de l’ouvrage et qui s’intéresse à contextualiser la question de l’éducation dans le féminisme, est largement européanocentrée – voire carrément limitée à la France. Le problème n’est pas tant de consacrer un chapitre au complet au féminisme des première et deuxième vagues, qui ont après tout lieu en Europe, mais de ne pas situer la reconstitution historique que l’autrice fait somme toute le choix de centrer sur un féminisme blanc, majoritairement bourgeois, et géographiquement limité, comme si ces deux vagues épuisaient les sources des questions féministes sur l’éducation. On ne pourrait toutefois pas en conclure que V. Mozziconacci néglige la littérature des féminismes noirs, en particulier de l’intersectionnalité, puisqu’elle interagit sérieusement et largement avec les textes phares du Black Feminism des États-Unis dans la seconde partie de l’ouvrage.
Outre ces quelques remarques, on ne peut passer sous silence le travail acharné réalisé dans cet ouvrage massif. Constatant que les pensées féministes se sont principalement efforcées de critiquer certains postulats philosophiques sur l’éducation et ont surtout procédé par la négative, V. Mozziconacci s’est attelée au problème majeur de formuler de façon positive ce que pourrait constituer une éducation féministe. Elle souligne régulièrement que les différentes pensées examinées ne sont pas assez radicales. La difficulté d’une proposition positive et radicale est tout à fait réelle ; bien que les avenues proposées représentent la partie la plus courte de l’ouvrage, V. Mozziconacci termine sur une proposition concrète d’éducation féministe à partir d’une politique du care. Elle souligne en outre que ce travail demeure « propédeutique » (p. 331), ce qui est finalement bien humble après avoir développé rigoureusement une réponse à la question-titre de l’ouvrage sur près de quatre cents pages.
Vanina Mozziconacci, Qu’est-ce qu’une éducation féministe ? Égalité, émancipation, utopie, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2022. 410 p., 22 €.