Recensé : Jacob Rogozinski, Guérir la vie. La Passion d’Antonin Artaud, éd. du Cerf, 2011. 211 p., 28 €.
Cette recension est publiée en partenariat avec le Collège international de philosophie qui organise le samedi 26 novembre 2011 (10h-13h), un débat autour de ce livre.
Salle audiovisuelle, Médiathèque Marguerite Duras, 115 rue de Bagnolet, 75020 Paris.
Intervenants : Gisèle Berkman, Jean-Michel Rey, Jacob Rogozinski, Diogo Sardinha.
Il appartient à l’écriture, à la figure et au destin tragique d’Antonin Artaud, d’avoir suscité une fascination singulière sur tout un pan de la pensée française des années 1970. Sans doute Blanchot est-il, une fois de plus, le grand et le secret initiateur, lui qui, dans un article initialement paru dans la Nouvelle NRF en novembre 1956, et repris dans Le Livre à venir, écrivait du correspondant de Jacques Rivière : « Il a comme touché, malgré lui et par une erreur pathétique d’où viennent ses cris, le point où penser, c’est toujours déjà ne pas pouvoir penser encore : “impouvoir”, selon son mot, qui est comme essentiel à la pensée, mais fait d’elle un manque d’extrême douleur, une défaillance qui rayonne aussitôt à partir de ce centre et, consumant la substance physique de ce qu’il pense, se divise aussitôt à tous les niveaux en nombre d’impossibilités particulières. » Pour Deleuze, très marqué par Blanchot, la schizophrénie est, dès Différence et répétition, identifiée à une « possibilité de la pensée, qui ne se révèle à ce titre que dans l’abolition de l’image ». Artaud finira par incarner pour Deleuze « l’accomplissement de la littérature, précisément parce qu’il est schizophrène ». Tout un mythe est ainsi lié, comme l’écrit Jacques Derrida à la fin de « La parole soufflée », à « l’énigme de chair qui voulut s’appeler proprement Antonin Artaud. » Un peu comme si Artaud, écriture et destin indissolublement mêlés, devenait l’opérateur d’une certaine modernité cherchant dans l’expérience de la folie un coin à enfoncer dans la chair de l’Histoire.
Contre la fascination d’Artaud
La grande force du livre de Jacob Rogozinski consiste à déconstruire méthodiquement la fascination romantique liée à la folie d’Artaud, et plus largement, à la folie, dont on sait qu’elle n’est jamais principe de création. « Folie, absence d’œuvre », répète l’auteur à la suite de Foucault (et pourtant, dans Les Mots et les choses, Artaud est l’un des noms récurrents de cette constellation qui, avec Hölderlin et Nietzsche, figure l’expérience de l’écriture moderne). Plus encore : pour l’auteur, cette modernité fascinée par Artaud est celle des « égicides », de ceux qui ont voulu dissoudre le moi, là où toute l’entreprise d’Artaud aurait consisté à vouloir le restaurer, à en retrouver la fondation… On connaît l’affirmation célèbre : « moi Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père ma mère et moi ». [1]
Guérir la vie n’est pas un livre de plus « sur » Artaud, mais un livre écrit « avec » Artaud, à son contact, à même la chair de son écriture, l’éclat de ses cris, la sismographie de ses gestes. Un livre dont le sous-titre, « la passion d’Antonin Artaud », doit par conséquent être entendu selon les deux sens, subjectif et objectif, du génitif. Un livre qui, comme l’écrit Jacob Rogozinski non sans provocation, lui aurait en quelque sorte été dicté, voire demandé, soufflé, par Artaud – c’est le tout début de Guérir la vie, belle entrée en matière provocante, qui donne la teneur et la scansion de ce qui va suivre : « Pourquoi écrire un livre sur Antonin Artaud ? Parce qu’il me l’a demandé. » Livre important, en ce qu’il signale, dès le début, l’écueil de la double dévoration à laquelle expose, bien au delà du cas singulier d’Artaud, toute rencontre avec une écriture portée à son ultime point de fusion : « Comment le lire sans le dévorer, ni se laisser dévorer par lui – et sans se contenter, comme tant de lecteurs fascinés, de le réciter en mimant maladroitement sa posture et son style ? » (p. 8).
Un livre à thèses
Tout en étant écrit au plus vif et au plus près des textes, dont on trouvera ici nombre de lectures tout aussi précises que remarquables, Guérir la vie est, au sens plein du terme, un livre à thèses : il porte, supporte, emporte dans son mouvement un certain nombre de thèses importantes, toujours passionnantes lors même qu’on a envie de les discuter. La première thèse est enveloppée dans le protocole de lecture : tout ce que dit Artaud est vrai, et de ce fait absolument non métaphorique : « si on ne veut pas le dévorer, il faut admettre que ce qu’il écrit est vrai. […] ni symptômes ni métaphores, ses motifs ne sont pas non plus des concepts ». Guérir la vie n’est pas une tentative d’interprétation supplémentaire du cas-Artaud et de l’ « énigme de chair » qu’il soulève, il se situe en deçà, ou au delà, d’une visée herméneutique. Il retranscrit, retraduit, ce qu’a dit la bouche d’ombre : il en constitue la surface d’inscription, ou, si l’on veut, il tisse cette membrane en laquelle l’auteur figure la double opération conjointe de lecture et d’écriture consistant à « faire résonner la polyphonie étrange du poème, jusqu’au moment où l’écriture et sa lecture ne formeront plus qu’une seule membrane à deux faces, une et double en même temps. » Dans cette membrane indissolublement une et double, il n’est pas interdit de voir une figure de ce qu’André du Bouchet nommait « l’ici en deux »…
La deuxième thèse du livre pourrait s’énoncer en ces termes : toute mise de vérité est un pari sur la vie (et inversement). Le chemin d’Artaud est cette trajectoire repérable, au fil de ses textes, vers la guérison. L’auteur cite la formule frappante qui donne son titre à son livre : « c’est la raison d’être […] du théâtre que de guérir la vie. » Dès 1945, la trajectoire d’Artaud s’infléchit dans le sens d’un désir toujours plus grand de guérir, de s’acheminer, par conséquent, vers la vérité et la vie (association qui résonne du mot fameux de l’Évangile selon saint Jean : « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie »). Dans cette trajectoire, l’auteur voit un « désir de guérir indissociable d’un combat pour la vérité » (p. 18)
Tout le mouvement du livre consiste donc à montrer comment la trajectoire d’Artaud, orientée autour d’une série de points critiques, affaissements, internements, crises, délires, « vitupérations dans la poche noire », fascination éphémère pour Hitler, recours au mythe, s’infléchit ultimement autour d’une guérison reconquise par le pouvoir de la création poétique et de la ressaisie du rythme. Pour que la chair de la langue puisse se faire verbe, il faut, selon l’auteur, que s’opère une transmutation par le rythme, opérateur ultime d’une rupture ou césure salvatrice. En dépliant, avec une rigueur rare, les textes d’Artaud, le livre permet de montrer ce que l’on appellera l’œuvre de la césure, un mot très important dans le livre, dont il faudrait repérer systématiquement les occurrences, et qui fait signe, bien sûr, vers les Remarques sur les traductions de Sophocle de Hölderlin [2], sans oublier Philippe Lacoue-Labarthe, auquel Jacob Rogozinski a consacré dernièrement un collectif intitulé La césure et l’impossible. [3] La césure, c’est ici cette césure séparatrice qui commence à Rodez, Artaud commençant à se dégager du mythe qui donnait jusque-là forme à son existence – et l’auteur renvoie, pour décrire cette évolution décisive, à ce que Jean-Luc Nancy, dans La Communauté désœuvrée, a nommé l’interruption du mythe. Ainsi la césure, envisagée au sens hölderlinien du terme, permet-elle de donner sens et forme à ce qui, chez Artaud, est tout ensemble trou, rupture, discontinuité, et impulsion d’un rythme proprement poétique, comme le montrent les fortes analyses du dernier chapitre, attachées à saisir la scansion décisive que crée, dans ce texte testamentaire qu’est Tuturi, une écriture faite de ruptures et de discontinuité.
Ainsi peut-on lire, dans une lettre à Peter Watson : « De temps en temps la vie [...] fait un saut, mais cela n’est jamais écrit dans l’histoire et je n’ai jamais écrit que pour fixer et perpétuer la mémoire de ces coupures, de ces scissions, de ces ruptures, de ces chutes brusques et sans fond/. qui » (sic). Ce que Rogozinski commente en montrant comment la mémoire des coupures, l’enregistrement de l’arythmie, porte pour Artaud la mémoire de son nom, effacé, forclos, en une véritable dé-forclusion qui serait en quelque sorte le retournement de la fameuse forclusion du Nom du père par laquelle Lacan rend compte du non avènement du symbolique dans la psychose. Ainsi se gagnerait ce qu’Artaud nomme magnifiquement, dans Tuturi, « un espace de translation sur le plan foudre ».
Conceptualiser la poésie, poétiser le concept
Chaque chapitre, il faudrait le montrer avec précision, s’attache à montrer la scansion interne à l’œuvre-vie d’Artaud. Chaque chapitre, avec une attention, un soin, une rigueur extrêmes, lesquels n’excluent pas la vibration de la sympathie vraie, s’attache à retracer les micro-mouvements par lesquels une écriture danse, hésite, s’involue, et ultimement, alors que tout est perdu et que la maladie gagne du terrain, se retourne en quelque sorte sur elle-même en ce plus-de-vie par quoi le destin apparemment tracé de cette vie martyrisée par les internements, les électrochocs et la solitude, s’élance au delà du désastre annoncé, et s’achève sans se clore sur une réaffirmation ultime.
On trouve, dans Guérir la vie, une attention rare à ce qui fait le bougé d’une œuvre, aux cycles qui en font la différence toujours renouvelée, à l’historicité du sujet Artaud, lequel déclarait de lui-même : « J’ai toujours su que j’étais Artaud le mort et que mon histoire était cette histoire historique d’un vieux mort dont le nom n’a jamais passé dans l’histoire ». L’auteur n’hésite pas à parler du bougé de sa propre recherche, de la façon dont il a progressé dans son approche d’Artaud, dont celle-ci lui a permis de développer ses concepts, lesquels sont forgés depuis une très singulière opération de traduction, depuis ce va-et-vient permanent entre lecture et écriture qui est celui de la « double membrane ». Il faut envisager une double portée permanente du propos, sorte de co-création, de membrane partagée entre l’auteur et son lecteur-interprète. Artaud a fait passer ses vocables « sur le plan foudre » du poème, et Rogozinski, en une singulière opération de transfert, retranscrit philosophiquement sa langue, écrivant : « J’ai rêvé de lui donner cette philosophie qui ne lui ferait plus violence : une philosophie née de ses poèmes, qui ferait passer ses vocables sur le plan du concept. » Double retraduction, double retournement. Artaud est celui qui retraduit les concepts dans son idiome unique en les retournant comme on retourne un champ : « Il ne s’agit donc pas de bannir les concepts, mais de les retourner, en les arrachant au champ de la philosophie. Qu’arrive-t-il à un concept lorsqu’il se laisse entraîner sur le terrain du poème ? Il cesse d’être concept pour devenir un motif poétique, un vocable, et il faudra le traiter comme tel au lieu de le confondre avec des homonymes. » (p. 221-23)
Inversement, la langue du Mômô (mot-mot), catalyseur de concepts forgés à l’écoute de la parole d’ombre, est une fabrique inouïe de sens, une descente dans le rythme, dans la chair et la pensée. L’auscultation de cette langue permet à l’auteur d’inventer une nouvelle langue philosophique apte à décrire la dramaturgie de la chair et du moi qui est la basse continue de sa propre pensée [4]. Loin que la philosophie constitue, comme elle le fait trop souvent, un plan transcendant aux figures littéraires dont elle va rendre raison, ce sont ici les vaticinations d’une langue aux prises avec sa propre dissémination, son propre éclatement et sa reconstitution ultime sur le « plan foudre » qui permettent aux concepts de se forger dans le corps-à-corps de l’écoute participante et de la retraduction.
Une phénoménologie de la vie
Dans Le Moi et la chair [5], Jacob Rogozinski développait déjà une pensée originale du moi, de la chair et de la vérité, tous termes qu’il considère comme synonymes. Il approfondit dans le présent livre, à l’épreuve renouvelée d’Artaud, cette phénoménologie de la vie. Le moi et la chair, dont l’élément axial est le moi, un moi qui est, en quelque sorte, sa propre auto-donation et sa propre destination [6], sans qu’aucune archi-différence originaire ne vienne en constituer la condition de possibilité. Il y a là une position extrême, une position dont on peut se demander comment elle tente, par la médiation d’Artaud, de réaliser l’auto-affection du moi sans en passer sans en passer, dialectiquement, par un tiers-terme.
On remarquera, d’ailleurs, comment le système à deux temps de la lecture introduit ultimement, dans le dernier chapitre, le tiers terme du rythme. Mais ce rythme, comment vient-il au moi ? Et le moi doit-il être substantivé, littéralisé comme le fait l’auteur, ou ne figure-t-il pas une sorte de métaphore, comme l’écrivait Hofmannstahl dans l’Entretien sur des poèmes de 1903 : « Nous ne possédons pas notre Moi : il souffle sur nous du dehors, il nous fuit pour longtemps et revient à nous en une bouffée. Notre “Moi” – sans doute ! Ce mot est une sorte de métaphore » ? Écrivant ceci, nous prenons le risque de passer à notre tour pour « égicide »… Risque qu’il nous faut assumer, tant la question du moi, et de la force métaphorique qui en sous-tend à notre sens la formation, conduit à poser la question de la force, si importante chez Artaud [7], et qui se trouve selon nous minorée, à moins de considérer que le moi est cette instance qui se donne à elle-même la force donatrice de la forme dont elle est en quête…
Guérir, Artaud
Dans ces conditions, le concept de guérison est central. Et c’est sur ce point que l’on poursuivra la discussion. Qu’Artaud, depuis la folie, aspire à retrouver une forme de « grande santé », pratique un athlétisme affectif : on ne peut qu’y souscrire. De même que l’on ne peut que souscrire à la critique qui est faite ici de ce « romantisme de la folie » qui fut à certains égards celui de Deleuze. Il faut, pour voir dans la schizophrénie une pure « possibilité de la pensée », n’avoir jamais eu à tenter de soutenir ou contenir la souffrance d’un sujet schizophrène, une souffrance que nous parvenons difficilement à nous figurer depuis les chicanes et les défilés de notre propre névrose. Mais en quoi la folie constitue-t-elle, comme l’écrit Jacob Rogozinski, le terrain du « non-vrai » ? Pourquoi lui dénier ce que Lacan n’a cessé, pour sa part, de lui reconnaître, et qu’il énonce, entre autres, dans ses « Propos sur la causalité psychique », à savoir que « la folie est vécue toute dans le registre du sens » ? S’il est vrai que toute guérison constitue, fût-ce sur le plan métaphorique, une forme de résurrection, en quoi le « chemin vers la résurrection et la vie » (Artaud nouveau Christ ?), viendrait-il vaincre ce que Rogozinski nomme « la contre-vérité de la folie » ? Voir dans la folie une contre-vérité, n’est-ce pas encore souscrire à l’hypothèse d’un malin génie, là où Artaud, pour sa part, écrivait : « […] il n’y a pas d’occultisme et pas de magie, pas de science obscure, pas de secret caché, pas de vérité irrévélée » ?
Commentant la « guérison » de Wolfson, cet « étudiant en langues schizophréniques » qui écrivit un extraordinaire texte autobiographique, Le schizo et les langues [8], la psychanalyste Piera Aulagnier écrivait : « le terme “guérison” ne renvoie à aucun illusoire modèle de “santé mentale” ni à aucune norme, tout aussi illusoire, d’une “bonne adaptation au réel”, mais à cette possibilité de la psyché, qui représente la limite et l’exploit de sa liberté, qui lui permet de se réfléchir sur sa propre activité pour la reconnaître comme effet de sa raison et comme effet de la folie du désir qui l’habite. » [9] Ou si l’on veut, et pour prolonger l’interrogation de la psychiatre Hélène Chaigneau rappelant l’étymologie de guérir, de l’ancien français garir, protéger : « Où, quand, comment, commence le processus de guérison ? » [10] Dans quel « détruire constructif » - pour reprendre une expression de Wolfson lui-même - ce processus s’origine-t-il ? Et s’il demeurait une part inguérissable, y compris dans l’entreprise ultime d’Artaud, une part que l’on aimerait, empruntant à notre tour un concept de Jacob Rogozinski, appeler le restant ?