Auteur de deux ouvrages qui l’ont déjà fait connaître comme un historien majeur de sa génération (Le Monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Fayard, 2005 et Figures publiques. L’invention de la célébrité, Fayard, 2014), Antoine Lilti offre, avec L’héritage des Lumières, un livre de maturité. L’aisance de l’écriture, fluide, rigoureuse, contribue à entraîner le lecteur dans une investigation passionnante. Si on est parfois arrêté dans la lecture, c’est que la richesse des analyses donne à penser, invite à faire pour son propre compte le bilan de ce que le livre apporte, des lumières nouvelles qu’il jette sur des questions qui sont les nôtres. L’ouvrage se compose de trois parties dont l’objet est à chaque fois bien identifié : « Universalisme », « Modernité », « Politique ». Assumant d’emblée une forme d’« anachronisme » qui faisait déjà l’un des intérêts de son livre sur l’invention de la célébrité telle que nous la connaissons aujourd’hui, celle des personnalités « connues pour être connues », A. Lilti aborde chacune de ces thématiques en se demandant de quelle façon les questions qui « nous regardent » (formule de Voltaire utilisée pour donner son titre à l’introduction) peuvent être mieux comprises en y voyant une forme ou une autre d’héritage des Lumières. Parmi les questions qui « nous regardent », A. Lilti évoque les attentats islamistes, la préoccupation environnementaliste, la globalisation, l’élection de Donald Trump ou encore le « Discours de Dakar » de Nicolas Sarkozy. La ligne directrice du livre est là : puisque, face à un certain épuisement ou aux dangers des idéologies politiques radicales et face à l’effrayante montée des fanatismes et de l’irrationalisme, notre réflexe est de nous réclamer des Lumières, faisons-le en connaissance de cause et non sur un mode incantatoire.
Les Lumières sont devenues notre Grand Siècle, mais c’est au prix d’une « vision aseptisée, édifiante » (p. 383), de leur réduction à des slogans et à quelques formules apocryphes (« je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire », « On n’enferme pas Voltaire »). Comme le remarque justement l’auteur, « nul ne songerait à se battre pour la Renaissance, pour le Romantisme ou pour la Belle Époque » (p. 15). On pourrait en dire autant du miracle grec ou du XVIIe siècle. Or, comme la Renaissance, ce sont là des périodes qui, au moins autant que le XVIIIe siècle, ont fait de la rationalité et d’une aspiration à l’universalité leur grande affaire. Pourquoi ce privilège accordé au XVIIIe siècle ? Ne devons-nous pas nous donner les moyens, pour reprendre une formule de Foucault, d’échapper au « chantage des Lumières » (p. 73) ? Afin de ne pas les réduire à un « crédo moderne » (p. 383), il faut accepter l’« inconfort » d’une conception paradoxalement « claire-obscure » des Lumières (p. 158).
L’exploration d’un nouveau monde
Cela suppose de (re)partir à la découverte d’un immense corpus de faits, de textes, de méta-textes. A. Lilti, qui avait déjà travaillé sur ce siècle pour ses deux précédents ouvrages, n’a pas ménagé ses efforts. Comme les explorateurs (Bougainville, Cook) qu’il évoque longuement et qui ont marqué leur époque, il revient lesté d’un impressionnant savoir – on apprend beaucoup en le lisant – et de la découverte d’un univers complexe, loin de toute vision simpliste et « monolithique ». Comment s’oriente-t-il pour ne pas s’y perdre ? Sa principale boussole est l’histoire, plus exactement l’historiographie. Comment faire l’histoire des Lumières ? Ce qui signifie parfois : comment connaître le propre d’une époque que l’on a, après-coup, nommée ainsi, en évitant aussi bien l’essentialisme naïf que le nominalisme relativiste (p. 19) ? De longs développements sur la méthodologie de la recherche documentaire (p. 207-212), sur le projet fondateur des Annales et les difficultés d’une « histoire globale » (p. 139-158), contribuent à répondre aux problèmes méthodologiques, sur certains desquels je reviendrai (les confrontations entre histoire sociale et histoire intellectuelle ou entre histoire des représentations, histoire des idées et histoire de la philosophie). On pourrait voir dans ces développements des apartés à destination des historiens. En réalité la centralité de la question historiographique est assumée et justifiée. La thèse centrale est en effet que les Lumières sont moins un corps de doctrines unifié que la production d’un « récit » historique, « le geste à la fois réflexif et narratif par lequel, dès le XVIIIe siècle, de nombreux auteurs ont cherché à définir la nouveauté de leur époque » (p. 19). C’était déjà une des thèses majeures de Cassirer dans La philosophie des Lumières, dont un chapitre s’intitule « La conquête du monde historique » et, plus récemment, de B. Binoche [1].
Cette hypothèse sur le propre des Lumières est illustrée par le commentaire pointu de plusieurs ouvrages majeurs du XVIIIe siècle, à commencer par ceux de Voltaire, mais également de Raynal, de Bonneville, de Volney, de Condorcet, de Robertson, qui contiennent, plus que des récits historiques, une pensée de l’histoire posant des questions dont nous sommes héritiers : existe-t-il un progrès de l’humanité – au sens fort d’un perfectionnement, voire d’un état de perfection –, et quel en est le critère ? Est-il légitime de distinguer entre sauvagerie, barbarie et civilisation, et où se situe la véritable civilisation ? Si la civilisation est le résultat d’un processus historique, comment l’état parfait de la civilisation peut-il être un idéal universel ? Les Lumières vues sous cet angle sont-elles, en définitive, ethnocentristes, européo-centrées, discrètement ou même ostensiblement impérialistes, voire racistes, instruments de justification de la colonisation et de l’esclavage, ou apportent-elles les premiers éléments d’une critique de toute domination impérialiste ?
Ces questions, qui permettent de traiter avec justesse de l’ambiguïté du rapport à la figure du sauvage, thématique centrale des Lumières (p. 41-91), rejoignent également des problématiques contemporaines : ce que A. Lilti nomme le « défi post-colonial », lancé par des historiens non-européens ou non-occidentaux qui ont dénoncé l’usage impérialiste des idéaux des Lumières. La lecture et l’analyse fouillées des thèses de Voltaire, de Raynal, de Diderot, de Kant – et de l’évolution ou des hésitations de leurs pensées –, le récit de la libération d’Haïti et de sa signification symbolique, le retour sur la figure complexe de Toussaint Louverture, sont autant de moyens de donner à comprendre, sans trancher de façon péremptoire, la façon dont se nouent les enjeux politiques de ce qu’on appelle au XVIIIe siècle « l’histoire des mœurs ». On lit avec beaucoup d’intérêt sur ces points la restitution de débats contemporains qui ont opposés des historiens (Said, Chakrabarty, Mbembe, Muthu), mais aussi des anthropologues (Sahlins et Obeyesekere). Les arguments sont pesés et la thèse en définitive défendue est claire et convaincante : « on peut provincialiser l’Europe et universaliser les Lumières » (p. 57).
Le commerce des choses et le commerce des esprits
De même que la relecture des auteurs des Lumières éclaire la tension universalisme / particularisme, elle permet d’aborder d’autres préoccupations qui restent celles de notre époque : les évolutions de l’économie politique (quelle place faire au libre-échange et au développement de l’économie financière ?) et la constitution de l’espace public, le rôle public et politique de la raison. Sur le premier point, l’auteur rappelle des thèses bien connues et travaillées sur l’apologie du « doux commerce » et sur le lien problématique entre le « commerce » au sens de « relation civile, policée » et au sens de « négoce » (notamment p. 97). Sur les questions du crédit et plus généralement de la confiance sociale, donc sur le rapport ambivalent entre le développement d’une économie financière et la sociabilité civique, la lecture critique de l’ouvrage de C. Crowston Credit, Fashion, Sex (p. 200-215) permet de revenir, à travers d’autres perspectives – plus continentales – sur des objets que Pocock avait déjà longuement étudiés dans Le moment machiavélien et dans Vertu, commerce et histoire.
L’apport principal du livre, sur ce point, est ce que les acquis des travaux antérieurs de l’auteur sur les différentes modalités de la sociabilité (mondaine, savante, commerçante) permettent de comprendre quant à la constitution d’un espace public, autre grande affaire du XVIIIe siècle. C’est l’objet des derniers développements sur « La politique ». Si le Diderot de l’Encyclopédie est peu présent, le reste de son œuvre est lu avec soin et une rare attention. On apprend beaucoup sur les questions majeures de la publication (qui parle, à qui, à quelles conditions, face à quelle censure, la « multitude » peut-elle être éclairée ?), sur le rôle politique de l’auteur ; par conséquent aussi sur le mélange d’audace critique (souvent plus virulente chez les auteurs usant du registre de l’ironie ou de la fiction, notamment utopique) et de conservatisme qui caractérise la plupart des auteurs du XVIIIe siècle : « rien ne serait plus erroné que d’imaginer les philosophes en apprentis révolutionnaires, désireux de hâter le renversement de l’ordre établi » (p. 263). Il est fort judicieux de ce point de vue d’achever l’ouvrage par une réflexion sur le célèbre opuscule de Kant Qu’est-ce que les Lumières ?, replacé dans son contexte politique, et sur le dialogue posthume qu’ont entretenu avec ce texte – et, à travers lui, entre eux, au début des année 1980, – Habermas et Foucault.
Questions de méthode
La publication récente par Stéphanie Roza de La gauche contre les Lumières ? (Fayard, 2020), qui aborde les problématiques sur lesquelles s’ouvre et s’achève l’ouvrage de A. Lilti, confirme la pertinence des questions que celui-ci pose – nous avons décidément un compte à régler avec les Lumières – et son livre offre un utile contrepoint à L’héritage des lumières. S. Roza rejoint globalement A. Lilti en affirmant la possibilité de concilier les idéaux de la gauche anti-impérialiste, antiraciste, écologiste, avec ceux des Lumières. Mais elle le mentionne comme représentatif de « la majorité des commentateurs [qui] persistent à considérer l’attitude du dernier Foucault comme un “testament intellectuel en forme d’adhésion aux Lumières” » (p. 52, citation de la p. 8 de l’ouvrage de A. Lilti), thèse qu’elle réfute avec vigueur.
On se gardera ici de donner raison à l’un(e) contre l’autre. On peut cependant s’appuyer sur cette confrontation pour pointer quelques problèmes que laisse en suspens l’ouvrage d’A. Lilti. Car S. Roza, qui est une historienne de la philosophie, se pose souvent des questions proches, mais elle propose, sur certains points plus circonscrits qu’elle traite – ici le rapport de Foucault aux Lumières –, des réponses, sinon plus vraies, en tout cas plus étayées. Or l’un et l’autre se situent sur le même plan scientifique et problématique : A. Lilti s’est attelé à une immense tâche, plus ambitieuse que dans ses précédents ouvrages, faire tout à la fois de l’histoire « de la culture » (ou des « représentations ») et de l’histoire de la philosophie. Il évoque une mystérieuse « censure » que « l’histoire de la philosophie et l’histoire littéraire » feraient peser sur « l’histoire culturelle » (p. 210). Cependant, outre qu’on ne voit pas qui exercerait cette « censure » et avec quels moyens, il semble difficile d’écrire l’histoire des Lumières sans accepter de faire de l’histoire de la philosophie, ce qui suppose d’affronter les difficultés épistémologiques que pose une telle histoire [2]. A. Lilti voit d’ailleurs bien le problème : « doit-on parler de la philosophie des Lumières ou du siècle des Lumières ? » (p. 15). Autrement dit, doit-on appréhender « les Lumières » comme un objet historiographique conventionnel, une nomination arbitraire qu’on se contente de reprendre par commodité, ou faut-il prendre au sérieux la thèse selon laquelle l’idée (l’idéal ?) qui a pour nom « Lumières » possède un contenu philosophique substantiel ? « Les “Lumières”, par construction, sont un concept philosophique » (p. 17). Comment alors en faire une histoire qui ne pas soit celle que tentent de faire les historiens de la philosophie ?
Le livre est, sur ce point, hésitant. On y trouve de substantielles analyses relevant de l’histoire littéraire (sur Sade, p. 339-356) et, à plusieurs reprises, un travail d’historien de la philosophie, en particulier dans le chapitre sur les « Lumières radicales », qui présente avec une grande précision et discute philosophiquement les thèses de Jonathan Israël. On se demande alors pourquoi les « Lumières radicales » et Diderot ont seuls droit à ce traitement.
Plus généralement, tout en insistant sur le caractère « pluriel » des Lumières, A. Lilti affirme qu’elles ne sont pas « insaisissables », qu’il faut éviter de les rendre « méconnaissables » (p. 10-13). Comment s’y prendre alors ? Lorsqu’il caractérise les Lumières de façon synthétique, c’est paradoxalement en termes un peu vagues et convenus : « autonomie fondée sur la raison », « la tolérance, les droits de l’homme, la liberté individuelle », « modération, justice, tolérance », « projet émancipateur », « tolérance, autonomie, émancipation », « optimisme réformateur », « rôle du savoir dans l’émancipation », « critique des préjugés et de conventions » (p. 9, 41, 67, 117, 157, 267, 325 et 356)… rien de très différent des « idées simples » auxquelles il invite en conclusion à ne pas les réduire : « le pouvoir de la raison, la liberté d’expression, la tolérance, l’optimisme et la foi dans le progrès, le prestige de la science, l’humanisme cosmopolite » (p. 383). Certes, comme on l’a vu, il propose aussi de définir les Lumières par un « geste historiographique » et, s’appuyant sur Merleau-Ponty, sur ce que ce dernier nomme « l’universel latéral », « incessante mise à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi » (Signes, texte cité p. 39-40). Les Lumières se définiraient donc au fond comme le « refus de toute position de surplomb » (p. 84), une « puissance d’interpellation et d’interrogation » (p. 387), un déplacement de tout : des hommes (la couverture montre le Nouveau Monde de Tiepolo), des marchandises, des certitudes, des positions sociales, des positions temporelles, des positions d’énonciation. La proposition est séduisante. Reste à savoir si elle suffit à répondre à l’abyssale question : qu’est-ce que les Lumières ?
L’ambition du livre est de faire une nouvelle histoire des Lumières pour mieux éclairer notre présent. Il faut alors poser des questions simples, peut-être naïves : quels auteurs et quels concepts se situent au centre des Lumières, considérées du point de vue de ce qui, depuis elles, « nous regarde », nous concerne ? Peut-on faire une telle histoire des Lumières en ne parlant quasiment jamais de Bayle, de Montesquieu, de Rousseau, de Beccaria, jamais de Buffon, de Sieyès ni de Constant, si peu de Hume, à peine de Locke, dont l’influence est pourtant si grande au XVIIIe siècle ? Pourquoi ne jamais citer le contenu du Discours préliminaire de l’Encyclopédie, pourtant qualifié de « manifeste des Lumières » (p. 178) ? Comment ne pas évoquer les théories du contrat social et leurs critiques, la généalogie et la signification de la théorie des « droits de l’homme », ce qui aurait permis d’intégrer les Lumières – dans certains de leurs aspects centraux, pourtant si souvent mentionnés, notamment la lutte pour la tolérance et contre l’absolutisme –, dans un « long » XVIIIe siècle, qui commence en réalité avec la Révolution anglaise de 1688 ? Et, à l’arrière-plan de cette histoire qui est indissociablement politique et intellectuelle, comment ne pas s’interroger sur les avatars de la notion de « liberté », toujours associée au « libéralisme » sans que soit jamais mentionnée la tradition républicaine ou néo-romaine, « la liberté avant le libéralisme » (Skinner), dont la connaissance est aujourd’hui bien documentée, notamment parce qu’elle permet de penser un idéal de liberté à côté de celui que propose le libéralisme ? Comment comprendre l’intérêt du XVIIIe siècle pour l’histoire sans interroger son obsession de la « nature », qui en est à la fois l’envers et le complément – et qui reste un fétiche de notre temps ? Enfin, comment interpréter les thèses d’auteurs qui sont presque tous des philosophes, sans jamais ou presque s’aider de l’histoire de la philosophie, c’est-à-dire des grands commentateurs ? Comme le remarque l’auteur, « chacun a son grand homme, censé incarner au mieux l’esprit des Lumières » (p. 13). Ce n’est peut-être pas faux, et c’est en tout cas vrai ici : le « grand homme » d’A. Lilti est Diderot, auteur dont il connaît et cite de nombreux commentateurs et dont il commente lui-même avec beaucoup de justesse jusqu’aux textes les moins connus. Mais pourquoi lui plutôt qu’un autre ?
Certes, on ne peut parler de tout, il faut faire des choix. Mais ils doivent être expliqués et justifiés. Est-ce un choix justifié de parler aussi longuement par exemple de Braudel et surtout de Foucault quand tant d’éléments de ce que le XVIIIe siècle nous a légué sont laissés non dans le clair-obscur, mais dans l’ombre ? S’il faut lire ce livre, c’est parce que toutes ces questions ne se posent qu’à mesure que d’autres sont résolues. Il faut le lire aussi parce qu’il instruit beaucoup, ouvre de grands chantiers de recherche, et appelle à en écrire d’autres – c’est à cela que se reconnaissent les bons livres. Il faut donc sans doute le lire non comme un travail achevé, mais comme un Discours préliminaire.
Antoine Lilti, L’héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité, Seuil, Gallimard, EHESS, « Hautes Études », 2019, 416 p., 25 €.