Publié en 2003, Unequal Childhoods s’est rapidement imposé comme un classique de la sociologie américaine. Sa récente traduction en français offre l’occasion de revenir sur cette contribution majeure qui a été progressivement appropriée par la sociologie française de l’enfance [1]. S’appuyant sur un matériau ethnographique rare, l’ouvrage nous restitue le quotidien de douze enfants âgés de 9 et 10 ans. Annette Lareau met en évidence deux philosophies des pratiques parentales d’encadrement éducatif qui s’opposent d’un bout à l’autre de l’espace social. Dans les classes moyennes [2], les enfants sont conçus comme des projets à part entière, dont il faut soutenir le développement. Dans les classes populaires et dans les familles pauvres [3], les parents estiment que leur rôle est de garantir aux enfants un cadre de vie suffisamment confortable pour qu’ils puissent y « mener leur vie ». Annette Lareau illustre ce contraste éducatif au moyen de deux métaphores agraires : tandis que les uns soutiennent la « mise en culture concertée » des enfants, les autres en favorisent la « réussite de la pousse naturelle » [4].
L’ouvrage déploie cette typologie à travers trois dimensions de la vie quotidienne : l’organisation du temps libre (Partie I), l’usage du langage (Partie II) et le rapport aux institutions (Partie III). On présentera tour à tour ces deux modèles éducatifs, avant de conclure sur les ressources et les handicaps que les enfants en retirent.
Dans les familles aisées, développer les enfants par la mise en culture concertée
Selon Annette Lareau, les parents des familles aisées considèrent qu’il faut développer les talents de leurs enfants. Ces derniers sont l’objet d’une mise en culture concertée qui structure tout l’emploi du temps familial. C’est ce que documente le troisième chapitre en détaillant le cas de la famille Tallinger. L’aîné, Garrett, scolarisé dans l’équivalent américain de la classe de CM1, pratique quatre sports et deux instruments de musique. Ses nombreux rendez-vous hors du foyer (entraînements, matchs, concerts, etc.) nécessitent qu’un adulte l’y conduise et parfois qu’il y assiste, contraignant largement l’emploi du temps parental (et en particulier maternel). Le quotidien se structure alors autour du calendrier de Garrett, imposant un rythme soutenu qui laisse peu de place à l’entretien des liens avec la famille élargie. Contrairement aux enfants des classes populaires, il est régulièrement entouré d’adultes – professeurs, coachs, public, accompagnants – et apprend à devenir pour eux un centre d’attention. La priorité donnée au développement des enfants façonne enfin les relations entre frères et sœurs, en cultivant un climat propice à la compétition et à la rivalité.
Annette Lareau démontre que cette mise en culture est concertée, c’est-à-dire qu’elle s’élabore dans un dialogue avec l’enfant. Il en résulte un usage intensif de la parole, conçu comme un outil de stimulation des compétences cognitives et sociales. C’est ce que documente le chapitre six, qui dresse le portrait d’Alexander Williams, l’unique enfant d’un couple afro-américain des classes moyennes. Le foyer de la famille Williams se caractérise par de nombreuses prises de paroles, qui sont elles-mêmes le prétexte à des apartés pédagogiques sur des termes savants ou des problèmes grammaticaux. Lorsque les parents Williams s’adressent à leur fils, ils privilégient systématiquement l’argumentation à l’injonction. Ils encouragent en retour Alexander à exprimer son point de vue en présence des adultes, quitte à parfois les interrompre ou les corriger. La vie familiale des classes moyennes et supérieures se trouve ainsi ponctuée des joutes verbales entre enfants et adultes, à l’issue desquelles les enfants obtiennent parfois le dernier mot.
Les parents – et surtout les mères – des familles aisées ont tendance à prêter une grande attention aux agents de la mise en culture de leur enfant qui sont externes au foyer. Il en résulte une posture interventionniste vis-à-vis de l’institution scolaire et des centres de loisirs. Les mères exigent que les professionnels s’adaptent aux particularités de leur enfant, et n’hésitent pas à intervenir si elles ont l’impression que leurs besoins ne sont pas satisfaits. L’autrice compare Madame Marshall, une mère noire de classe moyenne dont le cas est détaillé au chapitre huit, à une « ange gardienne » (p. 217) qui plane au-dessus de sa fille partout où elle se rend. Les enfants observent ainsi leurs parents négocier le monde au-delà de leur foyer, et intériorisent l’idée qu’il est légitime et raisonnable que les adultes s’adaptent à leurs préférences.
Dans les familles populaires, permettre la réussite de la pousse naturelle des enfants
Il règne dans les familles des classes populaires une tout autre conception de l’éducation. Les contraintes économiques – difficulté d’accès au logement, à la nourriture, dépendance aux services sociaux ou encore mobilités réduites – font de la sécurisation des besoins primaires des enfants une lutte quotidienne. Dans ce contexte, les parents veillent à permettre la réussite de la pousse naturelle des enfants, c’est-à-dire à leur fournir un cadre de vie suffisamment confortable pour qu’ils puissent y évoluer de manière autonome. L’adjectif « naturel » désigne la représentation que les parents se font de la croissance des enfants comme relevant d’un processus qui ne suscite pas leur intervention – dans la mesure où leurs besoins primaires sont satisfaits. C’est le cas de Madame Taylor détaillé au chapitre quatre, qui laisse son fils Tyrec s’occuper comme il le souhaite, dans la mesure où il respecte un certain nombre de règles : interdiction de jurer, de rentrer à la maison au-delà d’une certaine heure, de consommer de l’alcool ou des drogues, ou encore de sortir jouer sans avoir fait ses devoirs. À l’intérieur de ce cadre, Tyrec est libre de son emploi du temps. Le plus souvent, il rejoint des garçons de son quartier pour jouer au ballon, acheter des friandises, regarder la télévision les uns chez les autres, jouer à se poursuivre ou à se bagarrer. Ce faisant, les adultes espèrent préserver les enfants des pesanteurs de l’âge adulte.
Réciproquement, les adultes ne portent pas beaucoup d’intérêt pour les activités enfantines. C’est ce qu’Annette Lareau illustre au chapitre cinq en prenant le cas de Katie Brindle, une petite fille de classe populaire, qui invite sa mère à participer à ses jeux ou à regarder ses sketches. Loin de louer la créativité de sa fille, Madame Brindle ignore ces sollicitations qu’elle estime déplacées, voire agaçantes. Pour elle, les jeux d’enfants sont faits pour les enfants.
L’usage de la parole est également plus rare dans les foyers populaires qui s’en remettent à la réussite de la pousse naturelle. Les parents répondent aux interrogations qu’ont les enfants, mais ne les relancent pas et ne leur demandent pas de développer leur pensée. Les consignes sont plus courtes, et la négociation n’est pas encouragée. Annette Lareau dresse le portrait de ce rapport au langage au chapitre sept, en prenant l’exemple de la famille McAllister. Lorsqu’un adulte donne une consigne, le jeune Harold McAllister se tait et écoute. L’accent mis sur le respect de l’autorité plutôt que sur le développement de chaque enfant fait de l’adelphie [5] un lieu d’entraide et de camaraderie plutôt que de concurrence.
Le modèle éducatif employé par les parents des classes populaires entre en conflit avec les institutions dominantes de la société américaine, à commencer par l’école. Les enseignants conçoivent l’absence de mise en culture comme relevant d’une éducation incomplète, et regrettent que les parents ne s’investissent pas plus dans un travail de développement actif. C’est ce qui est reproché à Madame Driver, qui, faisant face aux difficultés scolaires de sa fille Wendy, préfère « laisser les enseignants montrer la voie » (p. 255). Ce sentiment d’illégitimité face aux institutions dominantes encourage les parents des classes populaires à régulièrement déléguer l’expertise, ce qui contraste avec leurs homologues des classes moyennes et supérieures.
La distribution sociale du sentiment de légitimité
Selon Annette Lareau, ces deux modèles éducatifs dotent inégalement les enfants d’une ressource centrale pour évoluer dans le monde social : le sentiment de légitimité. Dans les familles aisées, les enfants prennent l’habitude d’être traités avec respect et intérêt par les adultes qui les entourent, au sein du foyer comme à l’extérieur. Ils apprennent à s’imposer à eux, à les interrompre, à les conseiller ou à les corriger, et retirent de ces habitudes un sentiment d’importance individuelle. C’est le cas d’Alexander Williams qui ose par exemple interrompre son médecin avec désinvolture (p. 170). Alexander dispose certes de bonnes compétences langagières, mais il a surtout le sentiment d’avoir droit à l’attention des adultes.
Habitués à respecter une frontière plus étanche entre enfants et adultes, les enfants de classe populaire sont plus désarmés face à l’autorité, parentale comme institutionnelle. Le jeune Harold McAllister ne pose par exemple aucune question au médecin et reste introverti tout au long de l’examen (p. 209). La situation inhibe ses compétences sociales, quand bien même il s’agit d’un enfant particulièrement prolixe et bruyant en présence de ses amis. Par son éducation, Harold acquiert un sentiment de distance et de contrainte vis-à-vis des figures d’autorité.
Les résultats développés dans l’ouvrage font largement écho aux travaux français qui identifient les pratiques éducatives des classes les plus aisées comme étant les plus socialement rentables [6]. Ces derniers ont régulièrement fait de l’école le mécanisme central du tri social des enfants, à la fois parce qu’ils sont inégalement dotés en capital culturel [7], inégalement socialisés à la « forme scolaire » [8] et inégalement accompagnés dans leurs apprentissages [9]. En faisant la genèse du sentiment de légitimité face aux adultes, Annette Lareau éclaire une nouvelle dimension des inégalités entre enfants. Elle invite ainsi à penser le poids du rapport à l’autorité dans la fabrique, scolaire comme extrascolaire, des destins sociaux.
Annette Lareau, Enfances inégales. Classe, race et vie de famille, traduit de l’anglais par Camille Salgues, édité par Kevin Diter, Sylvie Octobre et Régine Sirota, ENS Éditions, Lyon, 2024, 538 p., 28 €, ISBN 9791036207006.