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Recension Philosophie

Aux sources du premier romantisme

À propos de : Andrea Wulf, Les rebelles magnifiques, Éditions Noir sur Blanc


par François Danzé , le 12 juin


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Andrea Wulf fait revivre le premier romantisme en retraçant l’histoire toute romanesque du cercle d’hommes et de femmes qui en Allemagne inventèrent le moi moderne.

Après sa biographie d’Alexander von Humboldt parue en 2015, l’écrivaine et historienne allemande spécialiste d’histoire naturelle Andrea Wulf se propose de dresser, dans son dernier ouvrage Les Rebelles magnifiques, le portrait vivant d’une époque qui, à Iéna, de 1794 à 1806, a vu fleurir et mourir le premier romantisme allemand. Plutôt qu’une étude d’histoire de la philosophie cherchant à expliciter la genèse de concepts et leurs développements au sein de systèmes, ou bien d’une analyse des œuvres littéraires et critiques, l’ouvrage prend le parti d’éclaircir la nature des relations – d’amitié, d’amour, mais aussi d’inimitié – d’une communauté d’individus qui, ensemble, inventèrent le Moi d’une Modernité à laquelle nous appartenons encore. Au moyen d’une étude minutieuse des différentes correspondances et des ouvrages critiques, nous accédons aux traits idiosyncratiques d’hommes et de femmes qui furent aussi bien poètes que romanciers, traducteurs et philosophes, et ce jusqu’à s’introduire dans l’intimité prosaïque de leur vie.

Le prologue de l’ouvrage présente d’abord quelques traits biographiques d’Andrea Wulf pour expliciter les raisons qui l’ont conduite à investir ce moment de l’histoire culturelle allemande, montrant en quoi nos vies entendent encore l’écho de ce qui s’est créé à Iéna pendant plus d’une décennie. En effet, c’est à notre propre présent et, partant, à notre propre subjectivité que nous renvoie la lecture des premiers romantiques. En cela, il est justifié que la lecture de leurs œuvres ne soit pas destinée aux seuls curieux de l’histoire intellectuelle allemande, mais qu’elle nous révèle un chemin nécessaire à la conscience de soi et à la compréhension de notre présent. « Leurs idées se sont infiltrées si profondément dans notre culture et notre comportement que nous avons oublié de qui nous les tenons » (p. 45-46).

Caroline Schlegel, 1798

En guise de prologue, ce travail de mémoire nous ouvre au monde romantique d’Iéna par le rappel d’un épisode marquant de la vie de Caroline Böhmer, née Michaelis. Nous la découvrons emprisonnée pour ses idées révolutionnaires avec sa fille Auguste, enceinte d’un nouvel enfant, cherchant désespérément à recouvrer sa liberté et à dissimuler sa grossesse. Nous voyons ici les premiers traits d’une subjectivité affirmant sa liberté contre les puissances hétéronomes d’un monde en voie de transformation. C’est alors le mariage qu’elle contracte quelque temps après sa sortie avec August Wilhelm Schlegel, qui rend possible la communauté romantique à venir. « Il ferait un bon compagnon sur qui compter, et lui procurerait le statut social qui lui faisait si cruellement défaut. Un nouveau nom, espérait-elle, augurerait d’un nouveau départ » (p. 118). Ce nouveau départ allait mener les deux jeunes gens à Iéna, à partir de quoi le cercle romantique allait peu à peu se constituer.

On ne peut que louer la place rendue à Caroline Böhmer tout au long de l’ouvrage, figure qui fut trop souvent, pour ne pas dire systématiquement, éclipsée en sa profondeur. Comme nous le rappelle Andrea Wulf, elle fut cependant le cœur du cercle d’Iéna : « l’ “esprit de Caroline“ régnait en maître » (p. 172), peut-on lire, et il est juste de lui avoir rendu sa place parmi les grands noms du premier romantisme.

Naissance du cercle romantique

Si la première partie de l’ouvrage se clôt sur le triomphe de Caroline à Iéna, c’est pourtant avec la génération du Sturm und Drang que débute l’enquête sur la genèse du premier romantisme. Andrea Wulf situe dans sa narration l’événement déclencheur du drame en juillet 1794, lors de la rencontre de Goethe et Schiller à une conférence de la Société d’histoire naturelle d’Iéna. Véritable renaissance pour ces deux auteurs, qui, bien que célèbres pour Les Souffrances du jeune Werther (1774) et Les Brigands (1781), étaient alors en quête d’une inspiration nouvelle. Leur amitié et leur collaboration intellectuelle donnèrent naissance à la revue Les Heures, suivie plus tardivement par l’Almanach des Muses, qui connaîtront un large succès dans le monde littéraire, appelant de nombreux contributeurs à publier aussi bien des poèmes que des recensions critiques, des essais philosophiques et esthétiques, ainsi que des traductions.

Le jardin de Schiller par Goethe

Parmi ses contributeurs les plus réguliers et les plus sérieux, c’est August Schlegel le premier qui, par les traductions de Shakespeare qu’il fit avec Caroline, ainsi que des essais sur la poésie, fit forte impression sur Schiller. Celui-ci fit venir le couple à Iéna, autour duquel allaient s’agréger les futurs protagonistes du cercle romantique. C’est alors Friedrich Schlegel qui entre en scène, bientôt rejoint par son ami Novalis, pseudonyme de Friedrich von Hardenberg, prêts à révolutionner les manières de penser et d’écrire. Le cercle allait en effet bientôt défier l’establishment littéraire pour faire valoir des conceptions radicalement nouvelles de l’existence humaine, donnant à la subjectivité créatrice un pouvoir capable de saisir la vérité au moyen de l’imagination, en poétisant les sciences naturelles pour unifier l’art et la science.

Novalis

Une telle révolution n’aurait cependant pu se produire sans le triomphe de Fichte sur la scène philosophique allemande, l’année même où Goethe et Schiller se lièrent d’amitié. Personnalité révolutionnaire aussi bien par ses idées politiques que par sa philosophie du Moi absolu, son enseignement à Iéna, de 1794 à 1799 (date de sa « démission » suite à la querelle de l’athéisme engagée avec le duc Charles-Auguste), galvanisa toute une nouvelle génération d’étudiants en quête d’un nouveau système philosophique. Prétendant accomplir le criticisme kantien, Fichte conféra au Moi une liberté absolue capable de renverser l’ordre en place pour lui substituer une forme de communauté libre. Andrea Wulf nous rappelle ainsi le rôle de premier plan qu’il joua dans la constitution du premier romantisme.

L’Athenaeum

En reprenant à partir d’une figure chère à Andrea Wulf – Alexander von Humboldt –, la deuxième partie de l’ouvrage nous rappelle d’abord l’importance des sciences naturelles et de leurs développements à la fin du XVIIIe siècle. Mais contre une science d’entendement, dépourvue d’imagination et de liberté, il fallait encore l’unir à l’esprit poétique pour révéler dans la nature la profondeur du Moi. On comprend ainsi que ce mouvement littéraire est inséparable des recherches contemporaines en sciences naturelles, ainsi que d’une philosophie capable d’unir les différentes productions humaines en un tout. Novalis, qui travaillait dans l’administration des mines de sel, recherchait ainsi dans les profondeurs de la Terre une vérité permettant d’éclaircir la nuit du Soi et de constituer une nouvelle encyclopédie universelle. Plus tard, c’est le jeune Schelling qui rejoindra le cercle romantique à Iéna et y enseignera à l’Université sa Naturphilosophie, devant parachever le système fichtéen.

Dorothea Schlegel

Les frères Schlegel se brouillèrent pourtant avec Schiller, et la vie intellectuelle d’Iéna connut une nouvelle métamorphose. Exilés pour quelque temps à Berlin sur conseil de Goethe, le cercle, rejoint par Ludwig Tieck et Dorothea Veit, s’attelait à l’écriture d’une revue destinée à supplanter les revues littéraires existantes. L’Athenaeum connut six volumes parus entre 1798 et 1800, au sein desquels ces amis expérimentèrent ensemble l’écriture du fragment et théorisèrent l’ironie romantique. Véritable déclaration de guerre contre le monde littéraire allemand, à l’exception de Goethe, cette revue leur apporta autant la gloire que de nombreux ennemis. « Il s’avéra que les ventes (…) ne furent pas à la hauteur de leur ambition. Mais les gens l’empruntaient, la revue passait de main en main, et son impact à long terme fut considérable » (p. 230-231).

L’été de l’année 1798, en villégiature à Dresde, marque certainement le sommet du cercle romantique. Outre le « palais japonais », la ville abritait l’une des plus belles collections de peintures du pays dans la Gemäldegalerie. « Ils se chamaillaient et argumentaient, passaient devant les œuvres dans un sens puis dans l’autre pour les scruter sous tous les angles, élevaient la voix dans leur exaltation, ignorant les autres visiteurs ou ne les remarquant tout bonnement pas » (p. 238). C’est aussi à Dresde qu’ils firent la connaissance de Schelling, qui allait plus tardivement nouer une liaison amoureuse avec Caroline Schlegel, avant de l’épouser.

Fragmentation

Le cercle allait pourtant connaître des dissensions internes profondes et peu à peu se désagréger. Outre le scandale provoqué par la Lucinde de Friedrich Schlegel, dévoilant l’intimité de ses ébats avec Dorothea Veit, la liaison de Caroline avec Schelling allait nourrir de nouvelles tensions. « En prenant Schelling pour amant, elle avait empoisonné le puits de l’amitié » (p. 340). Les événements tragiques se succédèrent alors, et le cercle se dispersa, abandonnant les espoirs placés en leur communauté.

Schelling par Christian Friedrich Tieck, vers 1800.

Outre le cercle romantique qui s’évanouit au début des années 1800, c’est la ville d’Iéna que nous voyons alors peu à peu dépérir dans les deux dernières parties de l’ouvrage. Le départ de Fichte en 1798 pour Berlin, celui de Schelling en 1803, la mort de Schiller en 1805, puis la prise de la ville par les troupes napoléoniennes, tous ces événements devaient faire s’évanouir les rêves et les promesses de toute une génération. Cependant, c’est Hegel qui, resté jusqu’à présent dans l’ombre de Schelling, devait accomplir par sa Phénoménologie de l’esprit le destin romantique, et supplanter son ancien ami, ainsi que Fichte, sur la scène philosophique.

Il ne faut cependant pas voir ce déclin du cercle romantique comme un simple échec. Andrea Wulf nous rappelle à quel point ces quelques années ont contribué à forger la conscience que nous avons de notre monde, et, ainsi, à développer un nouveau rapport à l’existence. « Seule la conscience de soi nous permet d’éprouver de l’empathie envers les autres. Seule l’introspection nous permet de mettre en question notre comportement avec les autres » (p. 458). Il nous appartient ainsi de relire les premiers romantiques non pour nous morfondre dans une certaine nostalgie, mais pour élever notre conscience et nous ouvrir à l’altérité, à partir de quoi seulement il nous est possible de nous altérer, et, en ce sens, comme les romantiques le voulaient, unir notre corps et notre esprit au Tout de la Nature.

Le lecteur français peut donc se réjouir d’avoir accès en sa langue à une synthèse de recherches biographiques parues essentiellement en langue allemande, écrite dans une langue accessible à un public étranger aux œuvres de l’époque, tout en restant très enrichissante aussi bien pour le lecteur familier du romantisme allemand, que pour le spécialiste. Si l’ouvrage fait le choix de ne pas proposer d’interprétation conceptuelle fondamentalement nouvelle, il donne en revanche un portrait saisissant des multiples vies disparues dans le formalisme de leurs systèmes conceptuels, ainsi qu’une exploration du mouvement vivant de la création poétique, aujourd’hui scellé dans des œuvres littéraires détachées de leur monde.

La bibliographie, essentiellement germanophone et anglophone, est précieuse. On appréciera également la carte d’Iéna fournie, ainsi que les représentations picturales, facilitant la création d’un lieu imaginaire capable d’accueillir tous les personnages du « drame » d’Iéna. En cela cet ouvrage s’accorde avec son objet : privilégier, comme le voulurent les romantiques, l’imagination créatrice que le lecteur doit mettre en œuvre pour saisir la vérité de la vie romantique. Ainsi, que ce soit en le lisant au gré de nos rêveries ou de manière plus minutieuse à des fins de recherche, nous accomplissons à travers Les Rebelles magnifiques une part du romantisme qui réside en chacun de nous.

Andrea Wulf, Les rebelles magnifiques, traduit de l’anglais par Marie-Odile Probst, Montricher, Éditions Noir sur Blanc, 2024, 576 p., 27 €.

par François Danzé, le 12 juin

Pour citer cet article :

François Danzé, « Aux sources du premier romantisme », La Vie des idées , 12 juin 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Andrea-Wulf-Les-rebelles-magnifiques

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