La droite conservatrice américaine est en plein renouveau. Son idéologie très éclectique mêle anti-modernité et démocratie, religion et capitalisme – ce qui fait en partie son succès.
Dossier / États-Unis 2024 : sauver la démocratie
À propos de : Matthew McManus, The Political Right and Equality : Turning Back the Tide of Egalitarian Modernity, Routledge
La droite conservatrice américaine est en plein renouveau. Son idéologie très éclectique mêle anti-modernité et démocratie, religion et capitalisme – ce qui fait en partie son succès.
Les classiques ont parfois l’inconvénient d’épuiser la discussion, en particulier lorsqu’ils sont excellents. Deux siècles de rhétorique réactionnaire d’Alfred Hirschman rentre dans cette catégorie. Le brio de sa démonstration en a fait le bréviaire de l’analyse de la droite par la gauche aux États-Unis. Il aura fallu attendre vingt ans, et la publication en 2011 de The Reactionary Mind par Corey Robin, pour que la gauche liberal américaine se lance à nouveau dans l’examen systématique de la droite. Ce renouveau intellectuel est alimenté par un sentiment d’urgence mâtinée d’incompréhension face à la séquence allant de l’élection de Donald Trump en 2016 à l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021, où la droite américaine est apparue à la fois triomphante et profondément morcelée. Cette ambivalence a amorcé une controverse entre, d’un côté, les auteurs qui sont convaincus qu’il existe une différence essentielle entre la droite conservatrice et la droite réactionnaire et, de l’autre, ceux qui défendent qu’il existe un continuum allant de l’une à l’autre [1].
The Political Right and Equality : Turning Back the Tide of Egalitarian Modernity se laisse d’abord appréhender comme une pierre de plus à l’édifice de la thèse du continuum. Matthew McManus caractérise d’emblée la droite comme une réponse à ce qu’il identifie être le projet moral de la modernité : l’égalité des individus, le pluralisme et la participation politique (p. 2). À partir de cette définition, l’ouvrage déroule une histoire intellectuelle cohérente de la pensée conservatrice, de ses racines pré-modernes jusqu’à ses fruits contemporains, dont la trame est constituée par les concepts d’inégalité et de hiérarchie.
Derrière cette façade conventionnelle, le livre cache en fait une triple originalité. La première et la plus marquante, c’est son refus d’une approche surplombante qui prend le contre-pied des critiques – plus usuelles à gauche – procédant par dévoilement. McManus souhaite écrire une histoire compréhensive qui se place à la hauteur des convictions et des arguments de la droite pour les aborder « du point de vue d’un fidèle du projet moderne » [2] (p. 11). La seconde originalité découle de la première : McManus n’arrête pas son enquête intellectuelle aux portes du XXIe siècle, mais il examine plusieurs intellectuels de la droite actuelle (Alexandre Dougine, Yoram Hazony et Patrick Deneen, entre autres). La troisième originalité tient à l’attention portée à la diversité des régimes argumentatifs mobilisés par la droite, notamment esthétiques et psychologiques, plutôt que de les étiqueter immédiatement comme irrationnels. Pris indépendamment, ces trois éléments ne sont pas complètement novateurs, mais leur combinaison, associée à l’ambition de The Political Right and Equality, font de l’ouvrage un jalon important pour celles et ceux qui s’intéressent à aux évolutions intellectuelles de la droite.
Si le conservatisme se définit par sa volonté d’empêcher le glissement des sociétés modernes vers un fonctionnement de plus en plus égalitaire, alors on ne peut s’empêcher de lire son histoire comme une suite de défaites. Cela conduit certains auteurs, comme Michael Freeden, à décrire le conservatisme comme une idéologie essentiellement flexible, capable de se réinventer après chaque échec, en s’adaptant aux idées en vogue [3]. McManus propose plutôt de voir cet éclectisme comme le produit du laboratoire intellectuel que fut le XIXe siècle pour les penseurs de la droite. C’est à ce moment-là qu’une posture théorique conservatrice a pris forme face à l’entrée en politique des masses populaires (chapitre 1) et que diverses lignes argumentatives ont été élaborées pour la soutenir (chapitre 2). Une fois armée de ce corpus, la droite conservatrice s’est vue en mesure d’adopter une posture défensive quand les vents lui furent défavorables (chapitre 3) ou offensive quand ils soufflent dans son dos (chapitre 4), voire de se radicaliser lorsqu’elle a l’initiative (chapitre 5).
Pour comprendre la posture conservatrice, McManus explore d’abord sa matière intellectuelle qu’il trouve dans la conjugaison scolastique de l’essentialisme d’Aristote avec la révélation chrétienne. En effet, la figure paternelle d’un démiurge à la fois aimant et menaçant donne une justification morale transcendante à la hiérarchie naturelle des êtres (p. 26). Or, c’est justement la perte de légitimité d’une telle autorité que déplorent les penseurs conservateurs. C’est dans le Patriarcha de Robert Filmer, la cible oubliée du premier traité de John Locke, que McManus trouve la première affirmation consciente que le langage des droits et des libertés, ne fera que précipiter le déclin des hiérarchies traditionnelles. Mais, par sa tentative peu convaincante de rattacher l’autorité des rois chrétiens à celle d’Adam, Filmer illustre aussi le ridicule auquel s’expose celui qui cherche à défendre cet ordre social alors que ses prémisses intellectuelles sont fragiles (p. 34).
Les penseurs de la droite à venir retiendront la leçon de Filmer : soit il faut renoncer à la radicalité, soit il faut innover dans l’argumentaire. La plus importante de ces innovations, celle qui deviendra la marque de fabrique de la droite conservatrice, c’est la glorification esthétique de la hiérarchie. Ainsi, Edmund Burke est une figure centrale dans l’histoire de cette droite, car il utilise les catégories de la philosophie esthétique pour défendre un ordre politique hiérarchique. En décrivant l’autorité comme sublime, elle se trouve légitimée par le sentiment qu’elle produit sur ses sujets. Mais « c’est véritablement avec Joseph de Maistre que la droite apprend à être intéressante » [4] (p. 63) en esthétisant la violence nécessaire au maintien du pouvoir. L’intellectuel conservateur gagne ici ses traits caractéristiques, que McManus brosse à travers le chantre des grands hommes héroïques, Thomas Carlyle : « le conservateur est un perdant : amer mais pas complètement résigné, endurci par la défaite, mais espérant toujours la victoire finale, sans prophétiser l’apocalypse car elle est déjà-là, […] vacillant entre l’aspiration à la grandeur et la supplique » [5] (p. 83).
La seconde innovation notable de la pensée conservatrice se trouve dans la constitution dans un argumentaire spirituel ou psychologique (p. 99), qui est particulièrement efficace lorsqu’il est enchâssé dans un œuvre littéraire. Matthew McManus illustre tout le potentiel de cet argumentaire en prenant l’exemple des personnages torturés de Dostoïevski. L’idée est la suivant : il est peut-être impossible de réfuter le positivisme et le matérialisme ou d’endiguer le socialisme et le libéralisme, mais on peut se servir de romans pour montrer les angoisses dans lesquelles ces idéologies plongent les individus. Dostoïevski se sert ainsi de ses personnages principaux, par exemple Raskolnikov dans Crime et Châtiment, pour décrire les comportements anti-sociaux auxquels se livreraient les jeunes hommes déstabilisés par le progressisme. La forme littéraire offre donc la possibilité aux auteurs conservateurs de légitimer la hiérarchie en donnant à voir le supposé désordre psychologique qui s’installe lorsque les inégalités sont contestées.
Ce type d’arguments a l’avantage de déplacer la discussion sur un terrain où les conservateurs ne sont pas d’emblée perdants – à défaut d’être immédiatement gagnants. Cette rhétorique permet donc au conservatisme de persister même dans les moments où il paraît définitivement hors de propos, comme durant l’après-guerre. C’est à cette époque que la droite conservatrice va réussir à reconfigurer son idéologie en construisant l’image d’un conservateur respectable, intégré au jeu démocratique et qui ne se différencie du libéral que par un attachement légèrement irrationnel à la tradition.
Michael Oakeshott, la figure tutélaire du conservatisme britannique, incarne ce profil du libéral-conservateur. Dans son ouvrage le plus connu, Rationalism in Politics, il s’oppose vigoureusement à l’idée d’un état interventionniste qui chercherait à transformer la société en multipliant les politiques publiques. Mais au lieu de formuler cette critique à partir d’une défense du marché, il le fait au nom de la beauté distincte des pratiques traditionnelles qui ne peut pas s’appréhender à travers une analyse coût-bénéfice typique du rationalisme moderne (p. 130).
La plus grande réussite théorique de cette entreprise défensive se trouve dans l’adaptation de l’argumentaire conservateur à un ethos démocratique. McManus montre qu’il est possible de donner une interprétation conservatrice au principe de l’opinion majoritaire malgré son apparence égalitaire en prenant l’exemple de Patrick Devlin. Ce juge et philosophe du droit s’est fait le défenseur de la sagesse de l’homme de la rue et de son bon sens conservateur. En invoquant la figure de l’homme de la rue, l’objectif de Devlin n’est pas réellement de consulter l’opinion majoritaire, mais plutôt de renforcer le pouvoir du juriste en lui donnant une légitimité populaire (p. 140). Par exemple, Devlin est connu pour s’être vigoureusement opposé au mariage gay en s’efforçant de démontrer son inadéquation vis-à-vis de l’idée du mariage que se ferait la société anglaise. C’est en s’appuyant sur ce type d’arguments psychologiques, qui se présentent volontairement comme démocratiques, que le conservatisme a réussi à retourner contre lui-même le mouvement égalitaire de la modernité.
Pour McManus, le succès actuel du conservatisme trouve son origine dans la culture américaine, qui a permis une recomposition de la matière intellectuelle originelle de la droite en combinant Dieu et le marché, la religion et l’ordre capitaliste. Cette étrange combinaison, nommée fusionnisme, n’a pu prendre forme que dans un pays où la droite devait composer avec un mouvement libertarien important et un fort sentiment religieux. Dans un contexte démocratique, elle s’est trouvée être une formidable arme idéologique « en présentant les choix individuels comme la base de la vertu chrétienne et, par conséquent, de la récompense matérielle pour ceux qui font des choix économiques intelligents et s’abstiennent de pécher » [6] (p. 162). C’est à partir de cette base que les penseurs conservateurs ont pu remporter la guerre culturelle contre le libéralisme, en présentant leur pensée comme un meilleur fondement pour garantir la stabilité de l’ordre capitaliste. C’est, au fond, ce que McManus trouve dans les différentes propositions de la droite américaine contemporaine de la pensée post-libérale de Patrick Deneen au national-conservatisme de Yoram Hazony en passant par le constitutionnalisme du bien commun d’Adrian Vermeule (pp. 180-187). Tous ces intellectuels conservateurs contestent l’idéal libéral-démocratique d’une harmonie entre marché et démocratie en défendant l’idée que le réalignement du politique sur le religieux permet réellement de préserver l’ordre social produit par le marché.
On comprend que le Dieu de la religion révélée, principalement chrétienne, joue un rôle central dans l’histoire intellectuelle que Matthew McManus fait de la droite conservatrice et de ses succès [7]. On aboutit à la conclusion la suivante : la référence à Dieu est et reste le meilleur moyen de justifier une hiérarchie sociale inégalitaire. L’histoire de la droite conservatrice peut alors se lire comme une lutte pour actualiser un argument simple mais puissant, l’ordre social a une origine divine. C’est une conclusion qui n’est pas tout à fait surprenante si l’on se souvient que la cible principale des Lumières fut l’obscurantisme religieux. À cet égard, il faut noter que les registres esthétique et psychologique s’adaptent très bien à une forme d’apologétique moderne qui confond Dieu et le Marché. Malgré ses usages répétés, la main invisible reste un trope particulièrement puissant [8]. Ce faisant la droite conservatrice transforme la défense de l’ordre social en une guerre culturelle qui oppose les croyants et les athées – terme désignant ici tous les adeptes du pluralisme. Les appels à la tolérance étant interprétés par les conservateurs comme une exigence de renoncer à leur foi.
À côté de cette droite conservatrice, McManus note bien qu’il existe aussi une droite radicale, d’inspiration nietzschéenne, qui refuse de faire appel à la religion. Il définit cette droite fasciste par son rejet total de toutes formes d’égalitarisme, même les plus minimales. À la différence du conservatisme, ses adeptes défendent l’idée que « seules des transformations radicales peuvent permettre de surmonter avec succès la décadence qui a gagné une grande partie de la société » [9] (p. 195). Mais l’histoire intellectuelle qu’il écrit invite à considérer que la droite radicale ne joue pas un rôle central dans la vague conservatrice contemporaine, dont l’élément principal est religieux. McManus s’oppose ainsi à celles et ceux qui analysent la droite contemporaine par le prisme du fascisme [10]. Il existe bien une droite fasciste avec des auteurs et des courants, comme Alexandre Dougine et l’Alt-Right, mais elle ne jouerait qu’un rôle d’avant-garde intellectuelle qui n’expliquerait pas les succès de la droite conservatrice.
Les explications de Matthew McManus sont particulièrement stimulantes, car elles permettent de comprendre le retour en force de la droite conservatrice religieuse américaine. Celle-ci ne surgit pas de nulle part, elle est le fruit d’une adaptation théorique de longue haleine qui nous amène de Robert Filmer aux intellectuels conservateurs contemporains. Toutefois, cette analyse est-elle valable en France, où la religion occupe une place bien moins importante dans la vie politique ? Il faudrait sûrement l’amender partiellement, mais on en retrouve certains éléments. Tout d’abord, comme le montrent les travaux de Yann Raison Du Cleuziou, le retour des catholiques conservateurs en politique est notable au XXIe siècle [11]. Ensuite, on ne peut que constater l’omniprésence du prisme religieux dans le débat public. Enfin, dans l’espace théorique, le christianisme refait son apparition comme en témoignent les ouvrages de Pierre Manent et Jean-Luc Marion [12].
par , le 8 janvier
Thomas Charrayre, « Anatomie de la droite conservatrice », La Vie des idées , 8 janvier 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Anatomie-de-la-droite-conservatrice
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[1] Pour un aperçu de la première position, qui se concentre sur la droite réactionnaire, on peut lire The Shipwrecked Mind de Mark Lilla ou Key Thinkers of the Radical Right dirigé par Mark Sedgwick. Pour la seconde position, on se tournera vers The Reactionary Mind : Conservatism from Edmund Burke to Donald Trump (2e édition) de Corey Robin et Conservatism : The Fight for a Tradition d’Edmund Fawcett.
[2] « from the standpoint of one who is faithful to the modernist project ».
[3] Michael Freeden, Ideologies and Political Theory (Oxford, Clarendon Press, 1998), pp. 315–414.
[4] « With De Maistre the political right learned to be interesting ».
[5] « the conservative as a loser : bitter but not entirely resigned, hardened by defeat but still hoping for final vindication, and no longer prophesizing apocalypse because it is already here ».
[6] « framing individual choice as the basis for Christian virtue and, consequently, of material reward for those who make smart economic choices and refrain from sinfulness ».
[7] C’est une hypothèse qui fait l’objet d’un intérêt renouvelé. Voir Kevin Vallier, All the Kingdoms of the World : on Radical Religious Alternatives to Liberalism (New York, Oxford University Press, 2023).
[8] Au-delà des lieux communs, les sciences sociales soulignent depuis Max Weber l’affinité élective qui unit le succès économique et certaines croyances religieuses.
[9] « only radical transformations can successfully overcome the decay which has overtaken so much of society ».
[10] Par exemple : Ugo Palheta, La possibilité du fascisme : France, la trajectoire du désastre. (Paris, la Découverte, 2018).
[11] Yann Raison Du Cleuziou, Une contre-révolution catholique : aux origines de la Manif pour tous (Paris, Seuil, 2019).
[12] Jean-Luc Marion, Brève apologie pour un moment catholique (Paris : Bernard Grasset, 2017) ; Pascal et la proposition chrétienne (Paris : Bernard Grasset, 2022).