La sociologue Aude Béliard propose dans son ouvrage une approche décalée de la vision commune – catastrophe intime – de la maladie d’Alzheimer. Inconnu encore il y a quarante ans, le terme Alzheimer appartient aujourd’hui au langage commun des Français, en raison du vieillissement de la population et des politiques sociales menées depuis les années 2000. La chercheuse montre comment cette maladie se construit selon des « variations sociales », euphémisme énigmatique qui donne le sous-titre du livre et qui sera dénoué au fil des trois parties.
Après une mise en perspective sociohistorique rapide des soins aux personnes âgées, la sociologue explicite les modes opératoires de son enquête menée en contexte hospitalier puis auprès des familles. Si son approche est surtout sociologique, dans le sillage de Goffman, Emerson et Messinger – elle allie démarches qualitative et quantitative – elle mêle aussi à l’étude sociologique anthropologie et ethnographie. Ainsi, Aude Béliard circonscrit de manière minutieuse l’articulation entre pratiques médicales et dynamiques familiales par une enquête de terrain approfondie, conduite de 2004 à 2008 dans deux services hospitaliers d’un même établissement d’une ville de banlieue proche de Paris, l’un consacré aux troubles de la mémoire, l’autre à la gériatrie, et enfin dans une maison de retraite privée, non située géographiquement.
Faire face au corps médical
Le livre suit l’itinéraire de la chercheuse qui commence son enquête auprès de deux équipes médicales, des neurologues et des gériatres dont les approches divergent pour établir un diagnostic de la maladie d’Alzheimer. Les neurologues définissent fermement « les limites du vieillissement "normal" » (p. 34), car les consultent des personnes atteintes légèrement alors que les gériatres, plus prudents pour poser un diagnostic pathologique, voient des malades déjà gravement « détériorés ». Toutefois, les approches médicales se rejoignent lorsqu’il s’agit de communiquer avec le patient et son entourage : tous les professionnels recourent au mot « mémoire » pour évoquer les troubles cognitifs. Or, ce terme est fortement connoté pour les deux parties. Pour le corps médical, le mot mémoire est stratégique : simple, il permet une sensibilisation à un repérage rapide de la maladie. Pour la patientèle, il est « acceptable », car proche de l’expérience commune. Constatant que le mot « mémoire » est davantage investi par les cadres et les professions intermédiaires, l’auteure avance que « la construction occidentale contemporaine de la maladie d’Alzheimer est particulièrement en affinité avec les conceptions de la santé des membres des classes moyennes et supérieures » (p. 55).
Ces différenciations sociales transparaissent dans le recours au diagnostic et dans ses usages. L’élaboration du diagnostic s’avère compliquée pour les médecins conscients du mode très scolaire des tests d’évaluation du fonctionnement cognitif d’un patient. C’est pourquoi lesdits médecins évaluent aussi le « niveau socioculturel », l’état psychologique, la personnalité et l’état des relations familiales. La grande difficulté est de « déterminer s’il y a ou non « "déclin" par rapport à un fonctionnement antérieur » (p. 72). Ces doutes valent surtout pour les patients issus des classes populaires soumis à un degré d’incertitude du diagnostic plus important.
Dans le temps long du suivi, les médecins doivent repérer la personne de l’entourage la plus apte à devenir « aidante », qu’ils soutiendront, formeront en lui transmettant « les bonnes manières de faire » (p. 96). L’aidant.e devient le ou la « proche autorisé.e », ainsi légitimé.e au sein de la famille comme personne décisionnaire. Mais le suivi de cette pathologie dégénérative peut faire l’objet d’appréciations divergentes, voire de désaccords entre les points de vue médicaux et familiaux. Les médecins qualifient de « famille à crise » ou « dans le déni » celles, souvent issues de milieux populaires, qui n’acceptent pas de « lâcher » une partie du soin, alors que plus enclines, par habitude sociale, à déléguer le soin de leur proche malade, « les familles des classes supérieures ont souvent des conceptions de l’accompagnement plus conformes aux attentes médicales » (p. 137). L’avenir des malades se joue dans les rapports tissés avec les médecins, prescripteurs des « bonnes décisions » à prendre, mais aussi dans les rapports intrafamiliaux.
Patients et puis… patientes
La recherche du diagnostic est marquée par des inégalités sociales : les classes moyennes et supérieures s’inscrivent aisément dans une démarche préventive. Une implication personnelle touche les personnes à forte mobilité sociale intragénérationnelle, inquiètes pour leur « mémoire, faculté essentielle à certaines compétences relationnelles valorisées dans ces catégories sociales » (p. 160). Des effets de genre apparaissent aussi avec la surreprésentation des femmes en consultation spontanée, dans une démarche soit « anticipatrice à tort », soit tardive et qui, bien souvent en ce dernier cas, révèle des problèmes psychiatriques. Les femmes entreprennent des démarches décalées vis-à-vis des attentes médicales, tandis que les hommes consultent à point nommé. Cependant, ce clivage « à première vue homogène » est à nuancer, plus que la distinction de classe, c’est la trajectoire de mobilité sociale qui importe dans « l’insécurité cognitive », alors que pour les femmes peu diplômées l’enjeu serait d’écarter par le biais neurologique un diagnostic psychiatrique.
Consulter pour un proche suppose d’avoir relevé ses troubles et de penser son accompagnement. Les « jugements personnalisés d’anormalité » que posent les membres de la famille sur un parent supposé malade ressortissent aux attentes normatives en fonction du genre, de la situation sociale et des configurations familiales. Le point saillant de ce temps d’enquête fait ressortir le diagnostic particulièrement tardif des femmes pour trois raisons : une moindre importance des attentes intellectuelles à leur égard, un statut social inférieur et « la présence d’un conjoint qui laisse peu de place aux interventions extérieures » (p. 204). La sociologue n’assigne pas à un individu un rôle déterminé selon sa classe sociale, elle montre la complexité et la fluidité des positions : si certaines familles composent avec les professionnels, d’autres les refusent.
Questions des familles ou familles en question
Épreuve sur le temps long pour les familles, la maladie d’Alzheimer travaille les rapports entre individus au sein d’un couple, d’une fratrie ou entre générations. Aussi la chercheuse fait-elle entendre les voix des familles à travers deux études de cas qui ouvrent les trois derniers chapitres. Judicieux, ce choix rend sensibles les bouleversements familiaux et permet de saisir des itinéraires douloureux d’accompagnement dans des moments de forte tension et de questionnements divergents. En effet, au sein d’une famille, font souvent problème la circulation du diagnostic ou pas, les causes de la maladie, les réactions appropriées ou pas et enfin les prescriptions médicales.
Les paroles, les doutes, les reproches entendus donnent à comprendre la crise qui tend et peut reconfigurer les relations familiales. Par exemple pour les trois enfants de Suzanne, en maison de retraite, car dépendante à cause de la maladie d’Alzheimer, accepter ou non celle-ci engendre des accusations réciproques : « Ma sœur, c’est un déni de la maladie » (p. 258), affirme Rémi, le plus jeune frère, soutenu par son aîné Jacques contre leur sœur Liliane. Cette dernière estime, quant à elle, que ses deux frères, proches géographiquement de la mère, ont « réagi très tard » et ont « mis beaucoup de temps à « accepter la maladie » (p. 263). La coïncidence des reproches insinue une disqualification des autres membres de la famille en une stratégie de défense contre les critiques supposées du corps médical.
Au fil de l’analyse, Aude Béliard montre que les rapports de domination structurant les familles selon l’appartenance sociale et le genre se trouvent souvent renforcés par les contacts avec les médecins. Ces derniers ont tendance à légitimer « les proches légalement apparentés » avec lesquels ils communiquent le plus aisément. Le cas de Cristina, dont les enfants craignent pour sa sécurité, sera traité en fonction de l’implication de la fille qui se montre la plus coopérative avec les médecins. Thierry, le fils, s’en remettant totalement à leur arbitrage extérieur, cède peu à peu la place à sa sœur Myriam. Cette dernière, plus que sur un argument sécuritaire auquel le corps médical ne souscrit pas forcément, en s’appropriant une remarque de psychiatre, parvient à faire accepter sa propre décision : l’entrée en maison de retraite de Cristina alors que le maintien à domicile aurait pu être envisagé selon les professionnels. « Elle (Cristina) a vu un psychiatre qui, lui, nous a dit qu’elle avait bien sûr des hallucinations, mais que tout ça c’était… comment il a fait ressortir ça ? Qu’une personne âgée, quand elle est seule chez elle, surtout la nuit, elle se remémorait tout ce qu’elle a pu vivre dans sa jeunesse. Donc elle se remémorait des choses tellement fort qu’elle les voyait. » (p. 295) Cette prise de décision de l’institutionnalisation de Cristina a renforcé « les rapports de pouvoir préexistants au sein de l’entourage », ce qui arrive souvent, note la sociologue, lorsqu’il y a urgence de la situation.
Parfois les discours des spécialistes, en raison de leur ambivalence entre l’anticipation et la préservation pour le suivi des malades, peuvent être réinvestis en des « usages multiples et éventuellement contradictoires ». Il arrive en effet qu’un.e proche interprète la prescription médicale de manière personnelle afin de conforter son point de vue face à la famille. Tel est le cas pour Blanche, dont les deux fils, François et Henri, s’opposent sur les décisions à prendre. François, poussé par son épouse Corinne, pense que le placement s’impose tandis que son frère Henri le refuse, expliquant : « Parce que je suis certain – mais ça c’est mon opinion – déjà qu’elle ne le veut pas, en un. En deux, je suis sûr que le placement va la faire dégringoler » (p. 305). Bien qu’au chômage et sans relation particulière avec le corps médical, contrairement à Corinne, Henri qui « s’est affirmé comme le principal aidant » (p. 305), a emporté la décision dans le désaccord sur le suivi. Fils le plus investi affectivement et temporellement, même s’il n’a pas joué un rôle clé lors des premières démarches médicales engagées pour Blanche et même s’il doit mener seul les discussions avec les médecins, Henri s’est affirmé comme le premier décideur, s’opposant ainsi à sa belle-sœur. Le conflit familial qui perdure et qui était déjà dormant « s’adosserait plus souvent à des différences sociales importantes » (p. 317). L’accompagnement des malades d’Alzheimer peut révéler des tensions familiales rendues visibles par la crise ou alors, au moment des prises de décisions, défaire les liens d’une famille jusque-là paisible ; cette rupture est souvent suivie de réconciliation.
On peut regretter que soit laissée de côté la question du rôle du médecin généraliste et de l’accès territorial aux soins, mise sur le devant de la scène par « les gilets jaunes » – l’enquête est menée aux portes de Paris – pour une maladie dont on sait que la prise en charge est largement territorialisée dans ses manifestations les plus avancées. Mais sans doute serait-ce l’objet d’une autre étude ! Malgré cette remarque, il est certain que l’enquête d’Aude Béliard aide à comprendre et le travail des médecins et les bouleversements des familles en cas de maladie d’Alzheimer en leur sein. En scrutant les interactions entre les professionnels et les familles, la chercheuse permet de saisir la construction sociale de la maladie d’Alzheimer à travers les difficultés des uns et des autres. Et c’est bien l’immense mérite de ce livre dont la lecture est vivement conseillée aux futur.e.s professionnel.le.s du cure et du care. Dans le contexte d’une loi « grand âge et autonomie », attendue pour la fin 2019, cet ouvrage s’adresse à un large public grâce à une écriture limpide et aux réflexions qu’il suscite pour chacun.e sur l’expérience du vieillissement et de ses représentations.
Aude Béliard, Des familles bouleversées par la maladie d’Alzheimer. Variations sociales. Éditions Érès. 336 p., 23 €.