Thorstein Veblen est, sans conteste, un des piliers des sciences sociales. Tout à la fois philosophe, sociologue, politologue ou économiste, il a mis en place une analyse critique de la société à partir de l’examen des institutions qui reconnaît à la fois les forces historiques et les actions des individus. Cependant, les personnes désirant lire ou se renseigner sur l’œuvre de n’ont que trop peu de ressources en français. Introduction à Thorstein Veblen d’Alice Le Goff répond à ce manque évident. Mais, qu’on ne se trompe pas, cet ouvrage de 120 pages ne fait pas simplement remédier à cette carence. Écrit dans un style limpide et sans jargon, il se distingue par la justesse de ses analyses, toutes en nuance et sans faux-fuyants. Dans cet ouvrage, Alice Le Goff démontre une érudition certaine. Les personnes à la recherche d’une introduction à l’œuvre de Veblen trouveront là une importante synthèse, qui malgré sa concision, couvre la plupart des points saillants de l’œuvre de Veblen. Ce livre s’attaque également, de manière honnête et nuancée, à certains sujets controversés à propos de Veblen.
Veblen, un paria ?
Né aux États-Unis en 1857 de parents immigrés norvégiens en pleine panique financière, Thorstein Veblen a grandi dans une communauté rurale de l’État du Minnesota dans le Midwest, cette région réputée pour être agricole et profondément religieuse. Avec le style vitriolé qui fera sa réputation, Veblen avait identifié quelques sources de ce qu’il appelle sans détour, des « idioties » ou « pathologies sociales ». Entre autres, pour Veblen, il s’agit de critiquer la propriété privée et le caractère prédateur des institutions. Libertaire et avec un intérêt marqué pour le socialisme, c’est sans surprise que ses contemporains l’ont accusé de ne pas pouvoir être réellement étatsunien. On lui reprochera de porter atteinte au projet moderne capitaliste des États-Unis, projet qui se confond trop souvent avec la Nation étasunienne. A. Le Goff nous rappelle qu’il a été dépeint comme un paria, souvent décrit comme une personne ayant des difficultés d’adaptation à son environnement, vivant au ban de la société et ayant des écarts de comportement. Mais elle replace habilement ces idées reçues à propos de Veblen dans le contexte d’une évaluation des critiques adressées à l’œuvre à partir d’éléments biographiques de l’homme, romancés à dessin par ses critiques et certains de ses proches.
Il faut rappeler que Thorstein Veblen a attaqué nombre d’institutions constituantes de la modernité étasunienne. Que ce soit le capitalisme, que Veblen nomme le système des prix, ou le nationalisme qu’il dénonce avec véhémence. S’il dénonce capitalisme, impérialisme et nationalisme, il n’hésite pas non plus à défendre les syndicats, à dénoncer l’évolutionnisme dans sa détermination biologique ainsi que les schémas déterministes et des grands lendemains chantants, attendus comme autant de certitudes. En décochant ainsi des flèches à droite et à gauche du spectre politique, on comprendra que Veblen n’a pas constitué un solide réseau de soutien. Ceci peut expliquer la facilité avec laquelle on a trop souvent critiqué Veblen à travers une lecture ad hominem. La vie de l’homme aura vite fait de classer l’œuvre dans la même catégorie que celles des ermites grognons qui suscitent une curiosité passagère.
Les institutions et les sources du pouvoir
Dans ce livre, il s’agit de dépasser les textes de Veblen pour saisir, en fin de compte, ce qui anime le cœur de l’œuvre intellectuelle de l’auteur. C’est donc plus un outil pour penser qu’une contribution à l’encyclopédie des savoirs modernes. A. Le Goff réussit à aller au-delà des textes pour faire ressortir les grandes orientations de la pensée de l’auteur. Le défi est de taille puisque très peu de ses écrits ont été traduits en français, la langue de Veblen est touffue et ses analyses sont peu connues. Pour ajouter à la difficulté d’accéder à la pensée de Veblen, il faut indiquer que l’ouvrage de Veblen que les francophones auront habituellement retenu, La théorie de la classe de loisir, ne constitue pas nécessairement le cœur de son œuvre. Il fallait donc effectuer un important travail en profondeur.
C’est par exemple le cas lorsqu’A. Le Goff dégage la pensée politique de Veblen à partir de différents éléments épars en provenance de différents ouvrages et articles. A. Le Goff reconnaît les limites d’une telle approche, mais une telle opération est effectuée avec adresse. En allant au-delà des textes, tout en s’appuyant sur les écrits, on comprend mieux ce qui anime Veblen.
Par exemple, A. Le Goff dégage, chez Veblen, l’analyse des sources sociales du pouvoir à partir d’une théorie qui se penche sur l’action de certains groupes sociaux (tels ingénieurs ou élites capitalistes), mais qui reconnaît que l’avenir est façonné par des forces historiques. C’est le cas de la spéculation financière ou des luttes statutaires qui donnent forme aux institutions. Et à ce titre, l’étude des institutions est, selon Veblen, un meilleur point de départ pour comprendre les sources du pouvoir que le postulat de la rareté des ressources et des conflits qui en découlent. Les institutions et leur tendance au statu quo, aux pathologies, aux idioties et à l’animisme, dans les termes de Veblen, favorisent les élites. Selon lui, rien n’indique que les institutions sont constituées parce qu’elles remplissent une fonction nécessaire, ou qu’elles ont une mission ou encore qu’elles persistent parce qu’elles sont efficaces. Veblen dégage, dans son analyse des sources sociales du pouvoir, une succession de séquences causales et montre qu’il n’y a pas d’organisation préalable qui justifie la naissance et la transformation des institutions observées. Celles-ci prennent la forme qu’elles ont parce qu’elles sont insérées dans des rapports de pouvoir. Et comme elles sont les produits des êtres humains, elles ne sont pas des forces dont le mouvement en avant est inévitable. Veblen refuse le déterminisme. Pour lui, cela veut également dire qu’il ne faut pas attendre l’effondrement des institutions et des systèmes. Rien ne garantit la disparition d’institutions inefficaces ou anémiques tels le système des prix, la propriété privée, l’impérialisme ou le nationalisme.
La pertinence contemporaine de l’œuvre de Veblen
Si l’on comprend aisément que l’objectif de ce livre et de la collection « Repères » est de présenter l’œuvre d’un auteur et d’en dégager les grandes lignes, on regrettera peut-être la relative absence de références aux analyses contemporaines qui utilisent Veblen ou qui font implicitement référence à son œuvre. C’est qu’avec une telle critique de la droite et de la gauche, une critique du capitalisme et du nationalisme, l’on ne doute pas de la pertinence actuelle d’un ouvrage sur l’œuvre de Veblen. Le livre d’A. Le Goff est un appel à faire ressortir Veblen du classeur des pensées anecdotiques à la valeur purement historique. Il est une invitation à puiser dans cette œuvre et à la dépasser.
À la lecture de ce livre, on sera tour à tour poussés à se demander si Thorstein Veblen n’a pas été un précurseur, entre autres, de la pensée environnementale et du féminisme en sciences sociales. Bien qu’A. Le Goff ne fournisse pas de réponse définitive, ce livre fournit suffisamment de pistes pour amorcer de telles réflexions. Et celles-ci ont lieu d’être, A. Le Goff en fait la démonstration.
On retiendra également de cette lecture un certain nombre d’éléments d’épistémologie. Ainsi, sans véritablement le nommer ainsi, car cela constituerait sans doute un anachronisme, A. Le Goff met l’accent sur le caractère multidisciplinaire, peut-être même transdisciplinaire de l’œuvre de Thorstein Veblen. Veblen puise en effet dans la philosophie sociale, l’histoire, l’économie, l’anthropologie et la sociologie alors à ses premiers balbutiements alors. Son approche dépasse les limites des disciplines, peut-être trop restrictives. Mais elle contribue au développement de celles-ci. A. Le Goff semble aussi suggérer que l’ironie et la satire de Veblen pourraient avoir une valeur heuristique. Elles seraient le choix d’un auteur cherchant des méthodes facilitant la découverte. Ce sont autant de pistes pertinentes pour les sciences sociales contemporaines.
Une œuvre unique ?
L’œuvre de Veblen est unique. Et, n’ayant pas vraiment fait école, elle est souvent comparée à un OVNI. La force du livre d’A. Le Goff est de replacer l’œuvre de Veblen dans le contexte intellectuel de la fin du long XIXe siècle. Nous sommes constamment accompagnés dans notre meilleure compréhension des sources de l’œuvre. En comprenant mieux l’originalité de celle-ci tout en saisissant les idées avec lesquelles Veblen entre en débat, nous sommes mieux à même d’éviter de le penser comme un cas isolé, un auteur dont l’œuvre est née un peu par hasard. Car justement, le risque de ne pas voir les liens intellectuels évidents avec les grands débats qui ont animé les XIXe et XXe siècles est important. De manière évidente, Veblen a participé aux réflexions sur l’institutionnalisme, mais son œuvre est aussi en dialogue avec le fonctionnalisme, le socialisme, le marxisme ou même, l’anarchisme. Veblen a été un intellectuel original, mais certainement pas un OVNI dans les sciences sociales. L’identifier comme un électron libre plutôt que comme un pilier serait une erreur. Cela rendrait anecdotique toute discussion actuelle avec son œuvre. Dans sa synthèse, Le Goff évite habilement cet écueil et invite de la sorte à l’étude et à l’application des outils de ce pilier des sciences sociales.
Alice Le Goff, Introduction à Thorstein Veblen, Paris, La Découverte, 2019, 128 p., 10 €.