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Dossier / Persistance de l’Ukraine

Alexandre Douguine, de l’eurasisme à la guerre en Ukraine
Parcours d’un ultranationaliste russe


par Stéphane François & Adrien Nonjon , le 1er octobre


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Intellectuel russe influent et figure clé du néo-eurasisme, Alexandre Douguine prône une alliance entre la Russie et les anciennes républiques soviétiques contre l’Occident. Son aura, bien que limitée politiquement, a marqué des courants conservateurs et nationalistes en Russie et certains cercles proches du pouvoir.

Jusqu’alors suspendus par la modération du réseau social, les comptes Twitter d’Alexandre Douguine sont réactivés au cours de l’été 2023, à la suite du rachat du réseau social par le milliardaire Elon Musk. Partiellement connu en Russie, il est pourtant l’une des figures les importantes de l’extrême droite internationale. Militant nationaliste dans les années 1980 et 1990, il a été membre, entre 1987 et 1989, du groupe russe « Pamiat », nationaliste, orthodoxe et antisémite, avant de fonder avec l’écrivain Édouard Limonov le Parti national-bolchevique dont il a été l’un des responsables de 1994 à 1998. Il est désormais le principal théoricien d’un traditionalisme-révolutionnaire russe reposant sur l’affirmation de l’idéologie « eurasiste » selon laquelle la Russie et la civilisation slave (incluant les pays voisins) constitueraient une entité civilisationnelle et géographique (continentale) absolument distincte de l’Europe comme de l’Asie. Ce traditionalisme véhicule le rejet violent de l’Occident et de ses valeurs libérales (« le mondialisme » et « l’idéologie des droits de l’Homme »), l’antiaméricanisme, ainsi que l’antisionisme et l’antisémitisme (les juifs étant accusés d’avoir été à l’origine de la chute de l’URSS) [1]. Partisan d’un anéantissement total de l’Ukraine qu’il considère comme une nation inexistante, il soutient ardemment l’invasion russe de février 2022. Le 20 août 2022, près de Moscou, sa fille Daria Douguina meurt dans un attentat qui aurait été autorisé par le gouvernement ukrainien selon le New York Times du 5 octobre 2022. À ce jour, l’enquête est toujours en cours. Pourquoi cibler Alexandre Douguine ? La question se pose au regard de l’image que certains pouvaient avoir du personnage. Douguine était, par ailleurs, régulièrement soupçonné d’être un conseiller occulte de Vladimir Poutine. Son influence à Moscou est-elle aussi décisive qu’on le dit, notamment dans l’entreprise de justification idéologique de la guerre contre l’Ukraine ? Et qu’en est-il de son influence réelle dans les réseaux de l’extrême droite européenne et internationale ?

Un intellectuel d’extrême droite, entre géopolitique et ésotérisme

Alexandre Douguine est né en 1962 à Moscou, au sein d’une famille soviétique modeste profondément liée au système soviétique [2]. Abandonné par sa famille, il a traversé une crise existentielle profonde dans les années 1970, qu’il décrit comme une « maladie du chamane » ou une « psychose de puberté » [3]. Se détachant de son milieu d’origine, Alexandre Douguine intègre le Cercle Iujinskii, où il se lie avec le dissident underground Iuri Mamleev [4]. En côtoyant des membres influents tels que le poète occultiste Evgueni Golovin et le philosophe islamiste Geïdan Djamal, Douguine se familiarise avec les auteurs traditionalistes comme René Guénon, puis Julius Evola, dont la notion d’« empire organique » laissera une empreinte durable sur sa pensée. En travailleur assidu, il explore avidement les bibliothèques soviétiques, manifestant un intérêt particulier pour les auteurs de la Révolution Conservatrice allemande, relativement faciles d’accès malgré la censure. Bien que son initiation à des œuvres telles que celles de Karl Haushofer (1869-1946) soit initialement motivée par la recherche de principes ésotériques, les idéaux de la « Troisième voie » élaborés par Moeller van Der Bruck (1876-1925) ou Ernst Niekish (1889-1967) deviennent des piliers majeurs de la pensée de Douguine bien qu’il n’en fasse qu’une lecture partielle [5]. Il porte également son intérêt vers les théories eurasistes développée dans les années 1920 par les intellectuels de l’émigration russe (comme Troubetskoï (1890-1938) ou Nicolas Berdaïev (1874-1948). Quand bien même Douguine se ferait le chantre d’une vision revisitée de leurs théories, il reste très influencé par le modèle impérialiste des Tsars et par les idées slavophiles de l’Église orthodoxe (il fait partie des « vieux-croyants », une tendance ultra-traditionaliste schismatique de l’orthodoxie russe) [6]. Outre le paysage intellectuel russo-allemand des années 1920-1930, Alexandre Douguine est enfin fasciné – au même titre que d’autres dissidents comme Alexandre Prokhanov ou Sergeï Kourguinian qui tentent de l’imiter – par la Nouvelle Droite française des années 1970. Enclin à travailler avec ce mouvement qui représente une formidable opportunité pour rompre en Russie avec l’archaïsme de la vieille droite et revenir à un système impérial ou slavophile modernisé, Alexandre Douguine effectue en 1989 un premier voyage en Europe occidentale qui le conduit à rencontrer plusieurs cadres de la Nouvelle Droite. Ces rencontres lui permettent d’étendre sa renommée mais aussi de diversifier encore plus ses références intellectuelles. Ainsi, Douguine emprunte également aux thèses « nationales européennes » d’idéologues occidentaux tels que le Belge Jean-François Thiriart (1922-1992), promoteur d’une « Grande Europe » de Reykjavík à Vladivostok, très hostile aux États-Unis et à Israël, et favorable à une alliance avec le monde arabe.

Douguine a synthétisé, au sein d’une pensée complexe et parfois déroutante, des éléments hétérogènes allant de l’ésotérisme (doctrine mystique postulant l’existence d’un discours crypté accessible aux seuls initiés) à la théorie politique, en passant par la géopolitique et la philosophie. Comme énoncé plus tôt, on y retrouve des références au concept d’empire comme des éléments de métaphysique, des emprunts à plusieurs penseurs et géopoliticiens révolutionnaires-conservateurs allemands auxquels s’ajoutent le juriste et philosophe Carl Schmitt (1888-1985) ou encore le philosophe Martin Heidegger (1889-1976). Ses références à des intellectuels « ésotéristes » proviennent du poète et philosophe italien Julius Evola (1898-1974) dont il reprend l’antisémitisme et la dénonciation d’un complot sioniste international, ou encore les écrivains français René Guénon (1886-1951) et Jean Parvulesco (1928-2010), sans compter l’occultiste Aleister Crowley (1875-1947) et l’archéologue völkisch germano-néerlandais Herman Wirth (1885-1981), le fondateur de l’Ahnenerbe Institut aux côtés de Himmler et de Darré, dont il publie une étude critique du mythe de l’Hyperborée.

Cette synthèse doctrinale, pour le moins originale, a fortement intéressé, dès les années 1990, différentes tendances de la droite radicale européenne. Douguine lui-même n’a d’ailleurs jamais fait mystère de son appartenance au courant identitaire européen et de ses accointances avec la Nouvelle Droite. Intervenant, en 1991, lors du XXIVe colloque du Groupe de Recherches et d’Études de la Civilisation européenne (GRECE), principale organisation de la Nouvelle Droite, il avait alors clairement revendiqué cette structuration idéologique.

Les rapports avec l’extrême droite ouest-européenne sont dans les deux sens : en effet, celle-ci n’hésite pas à se réclamer de lui, de ses thèmes et de ses thèses. Douguine lui offre en effet une forme de respectabilité académique, une crédibilité intellectuelle russe à laquelle elle se montre sensible (en particulier en France), ainsi qu’une référence idéologique et un porte-voix des plus efficaces. En l’intégrant à ses sources d’inspiration, comme l’ont fait la Nouvelle droite, le nationaliste-révolutionnaire Christian Bouchet, Alain Soral et aujourd’hui l’afrocentriste Kemi Seba, elle entend ainsi capter ce qu’elle perçoit à la fois comme un prestige historique (l’héritage de la tradition russe) et comme un horizon politique (le modèle autoritaire anti-libéral). Logiquement, en raison de ce type d’inspirations, Douguine aurait dû rester un intellectuel marginal, mais les circonstances politiques (la fin de l’URSS et le déclassement de la Russie sur la scène internationale qui a suivi) lui ont permis de se retrouver en phase avec la réécriture de l’histoire russe opérée par les nationalistes à partir des années 1990.

Les premières expériences politiques

Docteur en histoire des sciences et en science politique à partir du début des années 2000, Douguine est depuis plus d’une dizaine d’année un intellectuel atypique, auteur d’une œuvre qui ne l’est pas moins, marquée par l’eurasisme – on l’a dit – mais aussi un activiste politique chevronné quand bien même celui-ci appartiendrait aux franges les plus radicales et marginales de l’échiquier politique russe. Écrivain mondain qui a été témoin de la Guerre froide et jeune érudit en quête de reconnaissance durant la Perestroïka, il semblait improbable qu’Edward Limonov et Alexandre Douguine se croisent un jour et embarquent ensemble dans une aventure politique qui redéfinirait les paradigmes de la « troisième voie » russe. Alors que l’opposition nationale-patriote lutte pour s’affirmer dans la Russie des années 1990, leurs échecs respectifs dans ce milieu les rapprochent étonnamment. De retour en Russie depuis 1990, Limonov n’arrive pas à s’imposer comme une figure politique majeure au sein du Parti Communiste de la Fédération de Russie dirigé par Guennadi Ziouganov, ni au sein des libéraux-démocrates de Vladimir Jirinovski, où il avait l’intention de créer un mouvement de jeunesse. En tant que membre de l’organisation nationaliste Pamiat, Alexandre Douguine peine à faire valoir ses idées qui sont largement méprisées et incomprises par cette organisation. Étant incapables de participer aux différentes tentatives de coalition des nationalistes patriotes, telles que le Front Natsional’nogo Spasenija (Front du salut national), les deux hommes finissent par se rencontrer en 1992. Déçus par une opposition incapable de se structurer autour d’une idéologie commune, leur rencontre marque le début d’une collaboration politique inattendue [7]. Alexandre Douguine et Edward Limonov entreprennent la création d’un mouvement novateur ayant pour but de répondre aux exigences d’une période d’instabilité politique qu’ils jugent propice à la révolution.

Souhaitant faire table rase du passé sous toutes ses formes, qu’il soit nationaliste ou communiste au sens classique, l’idéologie du PNB est d’abord arcboutée autour du principe « d’homme nouveau ». Ce principe affirmé par Alexandre Douguine dans un article intitulé « Novye protiv starykh » (le nouveau contre l’ancien), cherche en effet à asseoir en Russie une nouvelle « contre élite » intellectuelle radicale animée par des principes historiques, politiques et littéraires communs. Développées dans son ouvrage de 1992 Distsiplinarnyi sanatorii (Le Grand Hospice Occidental) puis plus tard en 2003 dans Drugaja Rossija (L’Autre Russie), les positions tercéristes [8] d’Edward Limonov s’attachent à montrer que le modèle soviétique d’antan n’était en aucun cas différent du système capitaliste. Inspiré par George Orwell et le rétrofuturisme libertaire [9], l’auteur se refuse à s’inscrire dans ce clivage considéré comme moralisateur et liberticide :

Le national-bolchevique est la personne qui apportera la mort à la droite radicale et à la gauche radicale. Le national-bolchevique est leur relève dialectique, et leur négation... Le national-bolchevique est une personne qui déteste le système, et ses mensonges, son aliénation, son conformisme, et la stupidité, mais il est capable de s’y plonger, de l’assimiler, puis de la détruire de l’intérieur. C’est une personne qui aime le paradoxe […] ; la discipline et la liberté, la spontanéité et le calcul, l’érudition et l’inspiration. Il est contre le dogme, mais pour l’autorité ; il est contre les limitations extérieures, mais il est capable d’une stricte maîtrise de soi... [10]

Si Edward Limonov pose en effet les premières bases des orientations politiques et géopolitiques du PNB, ces dernières sont surtout le fruit d’Alexandre Douguine qui y introduit les idées eurasistes. Ainsi, par le biais du mythe scythe qui prêterait aux Slaves des origines idéalisées issues de ce peuple [11], Douguine entend justifier par la barbarie de ce peuple l’essence révolutionnaire-conservatrice du peuple russe et l’affirmation d’un « monde nouveau » par le peuple russe seul, mais aussi le principe de solidarité immanente entre les communautés. Dans son premier programme de 1994, le PNB prétend dès lors que « le caractère russe n’est pas déterminé en fonction du sang ou de la croyance », mais par son désir de « verser son sang et celui d’autres personnes au seul nom de la Russie ». Outre l’eurasisme, Alexandre Douguine intègre à la pensée nationale-bolchévique russe une dimension eschatologique et millénariste de la « troisième Rome » [12]. Imprégnée de certains textes de Karl Popper, de Mikhaïl Argusky, de Nikolaï Ustrialov et du mysticisme orthodoxe [13], Alexandre Douguine fait du national-bolchévisme un seul et même continuum nationaliste, messianique, réactionnaire, organique et populaire, mais aussi une « méthode spirituelle » et une « superidéologie commune à tous les ennemis de la société ouverte » [14] qui a pu et doit sauver la Russie en temps de crise.

En désaccord sur la direction que doit prendre le parti, Alexandre Douguine et Edward Limonov finissent par interrompre leur collaboration en 1998. Bien que revendiquant tout deux l’appellation « national-bolchévique », les deux hommes ne l’utilisent plus de la même façon. Pour Edward Limonov, cette étiquette lui sert avant tout de marque de fabrique pour légitimer son rôle d’opposant radical au régime poutinien et maintenir son mouvement à flot [15]. Beaucoup plus fidèle aux principes de révolution conservatrice, Alexandre Douguine continue de défendre l’idée de « Troisième Voie » à travers ses écrits néo-eurasistes tout en essayant de pénétrer les sphères les plus hautes du pouvoir.

Une conception manichéenne de la géopolitique

Au début des années 2000, il se rapproche ainsi de Vladimir Poutine, alors nouveau président de la Fédération de Russie. Optant pour la stratégie de la respectabilité publique, il fonde en 2001, avec la frange nationaliste-révolutionnaire et vieille croyante du Parti national-bolchevique, le parti politique « Eurasia » [16], qui devient en 2003 le « Mouvement eurasiste international », prônant la mise en place d’une « Union eurasienne » de Moscou à Pékin, via Téhéran. Parallèlement, Douguine crée et prend la tête du « Centre d’études conservatrices » de l’Université d’État Lomonosov de Moscou. Il demeure toutefois proche de l’extrême droite ouest-européenne (en particulier des réseaux de la Nouvelle Droite d’Alain de Benoist et des nationalistes-révolutionnaires autour de Christian Bouchet), au sein de laquelle il a su nouer des liens forts dès le début des années 1990 et qui, depuis lors, n’a jamais cessé de le reconnaître comme l’un des siens [17].

À la fin des années 1990 et dans les années 2000, professeur de géopolitique et de sociologie à l’Université Lomonosov, Alexandre Douguine profite de sa position académique pour conceptualiser et diffuser sa doctrine, qu’il expose notamment dans son principal ouvrage, Fondamentaux de géopolitique – L’avenir géopolitique de la Russie. Publié en 1997, ce livre est rapidement devenu un classique de la géopolitique post-soviétique, très lu parmi les élites militaires et diplomatiques russes. Tirant parti de cette visibilité et réputation nouvelles à Moscou, Douguine devient le conseiller de plusieurs leaders politiques nationalistes ou nationaux-communistes. À partir de 1998, il conseille la Présidence de la Douma pour les questions stratégiques et géopolitiques. De fait, des années durant, son bureau a été situé dans le bâtiment du Parlement russe, lieu stratégique d’influence s’il en est. Il en profite pour attirer plusieurs personnalités politiques importantes au sein de son think tank, le « Conseil supérieur » du « Mouvement eurasiste international » [18], comme le ministre de la Culture Vladimir Sokolov, le vice-ministre des Affaires étrangères Victor Kalyuzhny ou encore Alsambek Aslakhanov, conseiller du président Poutine.

La géopolitique douguinienne est fondée sur la nostalgie de la Russie impériale prérévolutionnaire et sur la défense d’une identité russe orthodoxe présentée comme immémoriale et intangible, totalement hermétique à la culture occidentale « américanisée ». Dès lors, deux grands schémas d’organisation du monde s’affrontent. D’une part, un monde issu de la Guerre froide, unipolaire et américano-centré, qu’il s’agit de combattre. D’autre part, un monde multipolaire structuré par des « États civilisationnels », grands espaces continentaux à la fois puissances autonomes et creusets de civilisation : ces nations y joueraient un rôle régulateur de la mondialisation, contenant la géopolitique de l’ennemi existentiel américain (mais aussi la puissance chinoise) et préservant la diversité des cultures et des modes de vie.

C’est donc en mêlant traditionalisme slavophile, impérialisme antimoderne et nationalisme paneuropéen que Douguine a élaboré son concept central d’« imperium eurasiatique », tout en le lestant d’une dimension mystique et spirituelle. À l’Occident et surtout aux États-Unis (les « Atlantistes »), sa géopolitique très manichéenne entend ainsi opposer un « Troisième empire » ou la « Troisième Rome » que serait Moscou. Dans un tel schéma, l’orthodoxie apparaîtrait comme le rempart du monde russe et de sa tradition face à l’Occident et à sa décadence, incarné notamment par le libéralisme protestant. Il serait d’autant plus nécessaire d’affirmer cet imperium, comme le pensent conjointement Douguine et Poutine, que la Russie serait la cible d’un complot occidental fomenté par Washington et l’OTAN. Le monde serait ainsi entré, à partir de 1991, dans une quatrième guerre mondiale (la Guerre froide ayant été la troisième), guerre multiforme (financière, technologique, culturelle) déclenchée par les États-Unis contre toutes les autres nations. Ces thèses simplistes ont été reprises par le régime et la propagande de Poutine.

Le rejet de l’Occident libéral conduit logiquement Douguine à condamner la démocratie pluraliste (régime de faiblesse selon lui) et à prôner le soutien aux régimes autoritaires. Ainsi, dans un texte publié sur le site nationaliste-révolutionnaire français voxnr, il n’a pas hésité à critiquer violemment la cérémonie d’ouverture des jeux Olympiques de Paris 2024. Nous le citons intégralement :

L’ouverture des Jeux Olympiques de 2024 à Paris est le jugement dernier sur la civilisation occidentale moderne. L’Occident est maudit, et ceci est axiomatique. Quiconque ne prend pas immédiatement les armes pour détruire cette civilisation satanique, sans précédent dans son impudence, s’en fait le complice.

Mais un autre aspect est également important. Sur ce pôle, il y a l’Occident et son satanisme woke non-dissimulé. Et sur notre pôle, qu’avons-nous ? Quelque chose de légèrement plus décent, l’avant-dernier arrêt, mais sur le même chemin, la même route. Nous avons appuyé très fort sur les freins lorsque notre destination est apparue devant nous, où se tenait la figure géante du Cavalier Blême, entourée par un cortège de pervers libéraux et de monstruosités corporelles approuvées. Mais nous continuons à dériver dans cette direction par inertie et nous ne contestons certainement pas l’étape précédente de notre histoire – sommes-nous même dans le bon train si le terminus sur la route est celui des Jeux Olympiques français de 2024 ? L’Occident est le diable. Et qui sommes-nous ? D’un côté, il nous fait horreur, et il nous rejette de son banquet impie, mais d’un autre coté il est encore à l’intérieur de nous ; nous ne l’avons pas complètement expulsé de nous-mêmes ; le diable se déchaîne dans notre culture, ayant été accepté depuis non pas des décennies mais depuis des siècles.

L’Occident (et donc le diable) commença à pénétrer systématiquement la Russie au XVIIe siècle. Au XIXe siècle les slavophiles le reconnurent et sonnèrent l’alarme. Cela eut un effet mais n’empêcha pas le déclin de se poursuivre. Et maintenant nous commençons seulement à vraiment appuyer sur les freins. Cela ne pourra réussir que si Dieu est avec nous. Rien d’autre ne marchera. Pour cela, la Russie doit s’en remettre entièrement à Dieu ; nous devons devenir Son peuple, Ses fidèles, de vrais chrétiens russes. Nous pouvons seulement prier et combattre. Combattre en priant et prier comme si la mort était imminente, pour la dernière fois.

L’Opération Militaire Spéciale est une guerre contre Satan, contre l’Occident, contre les Jeux Olympiques, où les Titans rebelles du Mont Tartare ont remplacé les dieux et pris leur place. Occidens delenda est. [19]

Ce rejet explique également qu’il promeuve – comme certaines franges de l’extrême droite européenne – une alliance avec le monde musulman. Reprenant à cet égard les thèses de René Guénon, il considère en effet que l’Islam constitue une civilisation authentiquement traditionnelle et antimatérialiste, et par là même un rempart supplémentaire contre le modèle décadent de la modernité politique. C’est là aussi une idée que l’on retrouve chez Poutine. Mais Douguine va plus loin : dès les années 1990, parallèlement au retour de la pratique orthodoxe, il n’hésite pas à proposer une véritable « islamisation » de la Russie afin de mieux lutter contre l’ « américanisation » du pays sous la présidence de Boris Eltsine. Ce qui ne l’a pas empêché pour autant de soutenir la guerre contre les musulmans de Tchétchénie. Car, s’il n’est pas hostile à l’islam, Douguine rejette le principe d’indépendance des anciennes républiques soviétiques : celles-ci doivent se fondre dans l’empire multiethnique russe. En effet, à l’instar de Poutine, il défend l’idée selon laquelle la Russie impériale serait un État foncièrement multinational et multiethnique, ayant un destin historique commun avec les autres peuples de la région. En lien avec la notion de puissance eurasiatique, il s’agirait donc de ressusciter et consolider cette forme d’État originale.

Douguine, Poutine et l’Ukraine : une mise au point

En cohérence avec sa doctrine géopolitique impériale, Douguine conteste l’indépendance de l’Ukraine. Pour deux raisons principales : d’abord, parce qu’à ses yeux l’Ukraine constitue une composante géographique et stratégique importante de l’Eurasie, reprenant les thèses géopolitiques de Mackinder [20] ; ensuite, parce qu’il estime qu’elle appartient historiquement à la Russie impériale, ce en quoi il rejoint la vision poutinienne [21]. Selon lui, l’Ukraine doit donc naturellement rester dans le monde russe. À compter des années 2000, il n’a cessé de durcir ses positions, considérant par exemple que la « Révolution orange » de 2004 marquait le basculement de Kiev dans le camp atlantiste. Depuis lors, l’Ukraine représenterait une menace pour la Russie – une menace qu’il s’agirait de neutraliser. En réaction, il prône la création d’une « Nouvelle Russie » (Novorossia) dans l’est de l’Ukraine, dépendante de Moscou. Là encore, les conceptions géopolitiques de Douguine convergent avec celles de Poutine. C’est donc logiquement qu’il apporte son soutien résolu à l’invasion de l’Ukraine, le 24 février 2022.

En Poutine, Douguine reconnaît un « réaliste pragmatique » d’esprit conservateur, indépendant des partis, s’inspirant de divers courants idéologiques, à commencer par l’eurasisme. Il le considère également comme le seul dirigeant capable de redonner sa puissance à la Russie après la période de déclin postsoviétique. La Russie était devenue l’esclave de l’Occident, vendue à lui par Gorbatchev, Eltsine et les réformateurs libéraux russes. Raison pour laquelle il s’est clairement et activement rallié à lui, adhérant sans réserve à la décision d’envahir l’Ukraine dans le but de l’intégrer à ce nouvel « empire russe » qu’ils rêvent tous deux de créer. Pour autant, Douguine est-il un « proche de Poutine » ? Pas vraiment. Au contraire, il reste aux marges des « écosystèmes idéologiques du Kremlin et a toujours été critiqué par une partie des élites russes » selon Marlène Laruelle [22] :

En Russie même, le statut de Douguine a toujours été complexe. S’il a régulièrement bénéficié de petits financements d’État, il n’a jamais réussi à pénétrer l’establishment politique, ni à occuper des postes officiels dans les institutions étatiques. Les milieux académiques l’ont eux aussi toujours regardé avec défiance, comme un illuminé ésotérique au savoir encyclopédique mais non comme un enseignant-chercheur répondant aux normes de la profession. Douguine a donc navigué entre des périodes de marginalité et de reconnaissance, sous la protection de figures plus puissantes comme Alexandre Prokhanov et ses réseaux dans le monde militaro-industriel, ou Konstantin Malofeev, l’oligarque monarchiste orthodoxe, qui l’a financé pendant des années en le faisant travailler pour ses plateformes, Tsargrad et Katekhon. [23]

Si Douguine connaît bien l’entourage de l’autocrate, il n’a jamais appartenu au cercle de ses intimes ni de ses « conseillers spéciaux ». S’il lui sait gré d’avoir rompu avec l’atlantisme libéral de Boris Eltsine, il considère qu’il n’est qu’un « eurasiste malgré lui ». Douguine n’est donc pas le « cerveau » ni le « guide spirituel » de Poutine, il n’est pas son « Raspoutine » comme certains commentateurs ont pu le fantasmer, lui attribuant une influence politique qu’il n’avait pas à ce point au Kremlin. Il développe toutefois une stratégie d’influence ouvertement « gramsciste » [24], dans le but de réorienter une partie de l’élite politique et culturelle de la Russie postsoviétique vers une nouvelle utopie impérialiste antioccidentale. Jusqu’à présent, cette stratégie semble avoir porté ses fruits, du moins en partie.

Paradoxalement, la sortie de la marginalité et l’actuel accès de Douguine aux grands médias russes est dû au décès de sa fille. En effet, depuis sa mort en août 2022, devenu un martyre (et jouant sur cette image) il est régulièrement invité sur les plateaux télévisés les plus mainstreams. De même, intouchable sur le plan intellectuel depuis cette date, il est devenu le « directeur d’un nouveau centre pour les recherches politiques nommé après Ivan Ilyin, le penseur réactionnaire de l’émigration russe, au sein de l’Université d’État des Sciences Humaines, RGGU. Ce poste est une reconnaissance de son statut de “père martyr” mais ressemble plus à un lot de consolation qu’à une intégration officielle dans les milieux académiques. [25] »

Pour Douguine, l’Ukraine ne saurait être que russe. C’est bien la raison pour laquelle il a soutenu l’invasion du 24 février 2022, dès son déclenchement et sans la moindre hésitation. S’il sait gré à Poutine de sa politique, il ne la considère pas pour autant comme une fin en soi. À ses yeux, l’actuel chef de l’État russe est d’abord un agent historique utile qu’il convient dès lors de soutenir avec pragmatisme dans une visée plus globale. Ce qui n’exclut pas la lucidité : dès septembre 2022, il reconnaissait ainsi qu’une perte des territoires conquis en Ukraine représenterait une catastrophe pour la Russie et signifierait par là même la fin du régime de Poutine. À cet égard, après la défaite de Kherson en novembre 2022, un message attribué à Douguine a circulé sur la messagerie Telegram pour appeler à renverser le président russe. Si ce message s’est révélé un faux, ses auteurs ont toutefois considéré que Douguine représentait un enjeu stratégique tel qu’il justifiait qu’on manipulât ses propos pour en faire un putschiste virtuel. Et, sans vérifier son authenticité, nombre de médias et de chercheurs occidentaux l’ont implicitement jugé assez vraisemblable pour le reprendre à leur tour et le commenter. Quelles que soient ses entrées au Kremlin, Douguine poursuit son propre agenda idéologique et demeure une pièce importante dans l’actuelle partie d’échecs à Moscou.

par Stéphane François & Adrien Nonjon, le 1er octobre

Pour citer cet article :

Stéphane François & Adrien Nonjon, « Alexandre Douguine, de l’eurasisme à la guerre en Ukraine . Parcours d’un ultranationaliste russe », La Vie des idées , 1er octobre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Alexandre-Douguine-de-l-eurasisme-a-la-guerre-en-Ukraine

Nota bene :

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Notes

[1Sur les idées d’Alexandre Douguine, voir Marlène Laruelle, La Quête d’une identité impériale. Le néo-eurasisme dans la Russie contemporaine, Paris, Éditions Pétra, 2007, ainsi que Marlène Laruelle (dir.), Le Rouge et le noir. Extrême droite et nationalisme en Russie, Paris, CNRS Éditions, 2007.

[2Dans une interview donnée en 2005 à la chercheuse Véra Nikolski, Alexandre Douguine rapporte que son père était agent du KGB et que ses grands-parents étaient employés dans les forces spéciales (grand-père) et au Comité Central du PCUS (grand-mère).

[3Vera Nikolski, National-Bolchévisme et néo-eurasisme dans la Russie contemporaine, Media Critic, Paris, 2013, p. 194.

[4Ibid.

[5Marlène Laruelle, La quête d’une identité impériale. Le néo-eurasisme dans la Russie contemporaine, Paris, Éditions Pétra, 2007.

[6Le slavophilisme est un courant de pensée nationaliste slave né au XIXe siècle, fondé sur la défense de valeurs et d’institutions considérées comme propres au «  génie russe  » (comme l’Église orthodoxe) et sur le rejet des influences de l’Europe occidentale (rationalisme, individualisme, progrès technique).

[7À titre d’exemple Alexandre Sterligov et Guennadi Ziouganov avaient forgé ensemble un troisième c’est-à-dire une alternative à la fois à l’«  internationalisme communiste  » et démocratie cosmopolite.

[8Le tercérisme, de «  troisième voie  », renvoie à l’idéologie qu’il existerait une tierce voie entre le capitalisme et le communisme. Ici, le tercérisme peut être compris comme un nationalisme-révolutionnaire, une variante de "gauche" du néofascisme.

[9Andreï Rogatchevski, ”Othering Russia : Eduard Limonov’s Retrofuturistic (Anti-)Utopia”, in Mikhaïl Suslov & Per-Arne Bodin (eds) The Post-Soviet politics of Utopia:language, fiction and fantasy in modern Russia, Londres, Bloomsburry Publishing, 2020.

[10Ibid.

[11Alexandre Douguine, Les Templiers du prolétariat, Nantes, Ars Magna, 2020. Voir : Marlène Laruelle, Mythe aryen et rêve impérial dans la Russie du XIXe siècle, Paris, CNRS, 2005.

[12Ibid.

[13Ibid., p. 85.

[14Ibid., p. 16.

[15Délaissé de plus en plus par ses fidèles, le PNB rejoint la coalition libérale en 2006. Interdit en 2007, le parti se reforme sous le nom l’Autre Russie. Il y milite pour la défense des minorités russes à travers le monde post-soviétique et apporte son soutien à différents mouvements séparatistes.

[16Il reprend d’ailleurs le programme géopolitique du Parti national-bolchevique.

[17Sur les liens entre Douguine et l’extrême droite française, voir Stéphane François, La Nouvelle Droite et ses dissidences. Identité, écologie et paganisme, Lormont, Le Bord de l’eau, 2021 (en particulier le chapitre «  Alexandre Douguine et la Nouvelle Droite  », pp. 185-199).

[18Cette structure dispose d’un site : geopolitika.eu.

[19Alexandre Douguine, «  Les Jeux Olympiques sataniques  », www.voxnr.fr, 27 juillet 2024. Consulté le 07/09/2024.

[20Halford John Mackinder (1861-1947) est un géographe britannique. En 1904, il développe l’idée lors d’une conférence intitulée «  Le Pivot géographique de l’histoire  » que l’Europe de l’Est et l’Asie seraient le cœur du monde (le «  heartland  »), c’est-à-dire le centre stratégique du monde, résultat du déclin relatif de la mer comme lieu de pouvoir par rapport à la terre.

[21Nicolas Werth, Poutine, historien en chef, Paris, Gallimard, «  Tracts  », 2022.

[22Marlène Laruelle, «  Tuer pour des idées : la doctrine Douguine sur la guerre en Ukraine  », Le grand continent, consulté le 08/09/2024.

[23Ibid.

[24Du philosophe communiste italien Antonio Gramsci (1891-1937), théoricien du combat culturel – idée reprise par l’extrême droite européenne dans les années 1970.

[25Marlène Laruelle, «  Tuer pour des idées : la doctrine Douguine sur la guerre en Ukraine  », art. cit.

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