Alors que la question des réfugiés est d’une brûlante actualité, un ouvrage collectif propose une histoire de l’administration de l’asile, de ses acteurs et de ses pratiques. Premier jalon d’une histoire européenne de l’asile au XXe siècle.
Alors que la question des réfugiés est d’une brûlante actualité, un ouvrage collectif propose une histoire de l’administration de l’asile, de ses acteurs et de ses pratiques. Premier jalon d’une histoire européenne de l’asile au XXe siècle.
La Vie des idées : Comment les États au XXe siècle font-ils la différence entre réfugiés et immigrés ?
A. A. et D. K. : L’une des questions centrales de notre livre est l’émergence et la mise en pratique légale de cette distinction au XXe siècle. À partir des années 1920, celle-ci s’effectue sur le plan international, pour résoudre la question du statut personnel des apatrides exilés, définis par le critère de la perte de protection de leur État d’origine. L’idée n’est pas tant de les distinguer des immigrés que de leur permettre de devenir des migrants pouvant, avec un certificat d’identité et de voyage (le « passeport Nansen »), émigrer dans d’autres États que les pays de premier asile. Le certificat remplace le passeport national manquant ou impossible à obtenir.
La Seconde Guerre mondiale ouvre une nouvelle période dans la construction de cette différence entre réfugiés et immigrés. Apparaît alors le critère de la persécution et des motifs de celle-ci (race, nationalité, religion, opinions politiques, appartenance à un groupe social), tandis que les textes attribuent un statut ouvrant à des droits ou à des modalités de prise en charge. Une partie de ces évolutions seront intégrées dans la convention de Genève adoptée en juillet 1951.
La Vie des idées : Qu’appelle-t-on la « crise des réfugiés » dans l’Europe des années 1920-1930 ?
A. A. et D. K. : La période qui s’étend de la Première à la fin de la Seconde Guerre mondiale a été marquée par des déplacements forcés et des exils dans des proportions inédites. L’intensité des conflits, l’extension du modèle de l’État-nation et l’effondrement des empires allemand, austro-hongrois et ottoman en sont les causes générales, auxquelles il faut ajouter la convention de Lausanne de janvier 1923, qui admet le principe de l’échange forcé des populations grecques et turques. On assiste également, entre 1921 et 1923, aux premières manifestations de déchéance globale et forcée de la nationalité, qui concerne les Russes fuyant le régime bolchevique et les Arméniens rescapés du génocide, exclus de la nouvelle Turquie kémaliste.
Or la période de l’après-guerre consacre la généralisation du système des passeports et des visas, obligeant à trouver une solution pour délivrer des documents à tous ces exilés. La montée des régimes fascistes et la politique de persécution anti-juive du régime nazi aboutissent, avec l’Anschluss en 1938, à une crise de l’accueil qui s’explique par la dépression économique, mais également par le climat général de xénophobie et la peur d’une nouvelle guerre. À la fin de la guerre civile espagnole, en février 1939, 500 000 personnes franchissent la frontière avec la France, un exode de proportions là encore inédites.
Enfin, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les camps de personnes déplacées comptent 7 millions de personnes qui, pour beaucoup, seront finalement réfugiées, le retour dans leur pays d’origine s’avérant un risque pour leur vie et leur liberté. L’extension de la domination soviétique et l’avènement des démocraties populaires en Europe orientale amènent de nouveaux flux de réfugiés dès 1945 et pendant plusieurs décennies.
La Vie des idées : Comment et par qui les réfugiés ont-ils été protégés ?
A. A. et D. K. : À partir des années 1920, les réfugiés sont protégés par un statut juridique international reconnu par des États, dont la France, qui créent des administrations spécialisées chargées de la délivrance des documents permettant le séjour et la vie civile, ainsi que l’assistance. Ce schéma général est assez connu, mais nous avons cherché à mettre au jour la complexité de cette protection lorsqu’on la regarde de près et que l’on s’attache aux acteurs et aux pratiques.
Tout d’abord, les réfugiés ne sont pas seulement des objets de cette histoire, mais bel et bien des acteurs, souvent de premier plan, au sein de réseaux qui regroupent juristes, diplomates et cadres communautaires, et ce tant à l’échelle internationale, nationale que locale. Ensuite, les premières institutions mises en place en France pour exercer cette protection sont des offices consulaires qui doivent combiner l’action d’organisations internationales avec celle d’une structure administrative dans laquelle l’entrée sur le territoire est un enjeu régalien essentiel. La création de l’OFPRA en 1952 semble opérer une nationalisation de l’asile, mais elle n’en demeure pas moins une organisation hybride, du fait notamment de la continuité des acteurs et des pratiques.
Enfin, les modalités pratiques de la protection légale évoluent de façon plus pragmatique qu’on pourrait le penser, par une succession de réponses ponctuelles. La diversité et les solutions ad hoc l’emportent à la fin des années 1930 et ont tendance à se prolonger. Le passage de l’éligibilité collective à l’éligibilité individuelle, avec l’élaboration de techniques d’entretien et d’étude des demandes de protection, se fait progressivement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. On doit souligner le traitement différencié entre groupes, qui peut faire dire qu’il n’y a pas un statut de réfugié, mais plusieurs.
La Vie des Idées : Quelles comparaisons peut-on établir avec aujourd’hui ?
A. A. et D. K. : Dès les années 1920, la protection des réfugiés a été un enjeu européen et international, notamment du fait des restrictions mises en place par les États-Unis, puis, après 1947-1948, du fait de la bipolarisation du continent. Il en est de même aujourd’hui, en dépit des difficultés et des divisions au sein de l’Union européenne.
On peut aussi constater que l’accueil des réfugiés engendre et révèle les clivages politiques et sociaux et les formes de mobilisation des acteurs. La politique menée est le résultat d’un rapport de force et de compromis entre les différentes configurations (fraternité, indifférence, altérité) et les projections dont les réfugiés sont les représentants (guerre, misère) ou les boucs émissaires (protection de l’emploi).
Une autre constante est la place centrale de l’expertise sur la situation des pays d’origine. Elle change simplement de forme : appuyée au début sur les réfugiés eux-mêmes, elle est désormais l’œuvre de services spécialisés. Toutefois, le contexte géopolitique et historique construit une forte diachronie : le statut international de réfugié est né dans un contexte de nationalisme excluant des groupes sur le fondement de la race, de l’ethnicité ou de la classe, et il s’est ensuite développé dans celui de la réparation et de la lutte contre les régimes totalitaires qui se sont affrontés pendant la Seconde Guerre mondiale, puis au temps de la guerre froide.
L’historicité des processus de catégorisation et des logiques de protection contribue à prendre acte des contextes nouveaux. Ainsi en est-il des persécutions menées par des acteurs multiples et non étatiques (mafias, groupes armés), des menaces dues à de longues guerres civiles dans des États affaiblis, et de l’émergence de l’islamisme radical dans le monde. L’évolution juridique fait apparaître également les nouveaux motifs de protection, dits « sociétaux », que sont le genre et l’orientation sexuelle.
Quant aux déplacements liés aux crises environnementales, la question de la catégorisation est débattue depuis quelques années. La multi-causalité des phénomènes migratoires reste un élément de la longue durée, au delà des tentatives toujours renouvelées de distinction catégorielle.
par , le 7 juillet 2017
Ivan Jablonka, « Accueillir les réfugiés. Entretien avec Aline Angoustures et Dzovinar Kevonian », La Vie des idées , 7 juillet 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Accueillir-les-refugies
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