Sous l’impulsion d’organismes internationaux comme l’UNESCO, l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature, ou l’United Nations Environment Program, les aires protégées au titre de réserves naturelles ont connu une progression considérable durant les trois dernières décennies. Un peu plus de 100.000 sites terrestres et marins sont concernés couvrant à peu près 19 millions de km², soit l’équivalent de la surface combinée des Etats-Unis continentaux et du Canada. Cette croissance des zones mises en défens est aussi récente que spectaculaire puisque, depuis 1973, leur superficie a été multipliée par quatre. Malgré les disparités de statut entre les aires protégées, et les degrés très variables de protection qu’elles sont de ce fait en mesure d’assurer, ces zones spéciales sont la cause de ce qu’une part non négligeable de la surface terrestre mondiale, approximativement 12 %, peut être considérée actuellement comme une forme de bien public. Toute la question est de savoir à quel public exactement appartient ce bien, et à qui il profite.
Car les conflits d’appropriation sont nombreux et ils ne datent pas d’aujourd’hui. Le cas de la première réserve naturelle de l’époque moderne, le Parc de Yellowstone, est tout à fait symptomatique de ce qui s’est passé ensuite ailleurs. Créé en 1872 dans le nord des Montagnes Rocheuses sur les territoires de chasse traditionnellement utilisés par les Shoshone, les Bannock et les Nez Percé, Yellowstone est souvent présenté comme ayant été vide d’Indiens lors de sa fondation, la légende officielle voulant que ces derniers aient éprouvé une peur superstitieuse des nombreux geysers qui font la réputation du Parc. Or, non seulement il n’en est rien, ces geysers ayant souvent servi de cadre à des rituels saisonniers ; mais en outre un groupe d’environ 400 Tukadika, une branche des Shoshone du nord, résidait de façon permanente dans le périmètre du parc et en fut déporté manu militari dix ans après sa création vers la réserve de Wind River, épisode peu glorieux que les brochures du National Park Service se gardent bien de mentionner [1]. Il ne se passe pas de jour sans que ce conflit primitif ne se rejoue entre des élites urbaines désireuses de protéger des paysages d’une sublime sauvagerie, renommés réserves de biodiversité, et des populations locales condamnées à sévèrement limiter leurs usages de ces espaces où elles vivent souvent depuis plusieurs siècles, voire à les abandonner complètement. Ici, ce sont des Masai empêchés de faire paître leurs troupeaux dans le Parc de Serengeti et convertis en attraction pour safari photo à l’égal des girafes et des éléphants, là ce sont les Jawoyn des Territoires du Nord-Ouest en Australie obligés de mener une lutte juridique de longue haleine pour récupérer leur souveraineté sur le Parc National Nitmiluk, là encore ce sont les quelques centaines de Lacandons du sud du Chiapas à qui des brigades de militants écologistes de Boston ou de Karlsruhe expliquent qu’il doivent renoncer à pratiquer l’horticulture d’essartage dans leurs milpas de maïs pour ne pas mettre en péril la Réserve de Biosphère de Montes Azules. Partout la polémique fait rage quant aux droits de telle ou telle communauté de se réserver l’usage de telle ou telle portion de l’environnement non humain. De fait, ces conflits d’intérêt tournent tous autour de deux problèmes étroitement liés, mais rarement formulées de façon explicite : à qui appartient la nature et pour qui faut-il la protéger ? Je les aborderai l’un après l’autre avant d’esquisser une possible voie pour les dépasser.
Deux types de réponses contrastés sont généralement apportés à la première question. On peut d’abord soutenir que la nature n’appartient qu’à elle-même, qu’elle possède une valeur intrinsèque, indépendante de son utilité pour les humains, et qu’il faut donc la protéger en elle-même et pour elle-même. Toutefois cette valeur intrinsèque n’est pas facile à définir et son contenu évolue avec le temps. Les promoteurs des premiers parcs nationaux aux Etats-Unis voulaient préserver le témoignage des paysages grandioses que la Providence avait confiés à la nation américaine et qui marquaient sa destinée d’un sceau tout particulier. Cette nature-là, la wilderness des Montagnes Rocheuses, des sierras californiennes et des mesas arides du Sud-Ouest, avait de fait une fonction bien précise dans la construction de l’imaginaire national et dans la légitimation de l’expansion de la frontière : donner à voir au plus grand nombre, en particulier grâce à la promotion active et très précoce du tourisme dans les parcs nationaux, le caractère distinctif de la nature américaine et donc du peuple qui avait reçu de Dieu la charge de s’en occuper [2]. On voit que cette nature transformée en auxiliaire de l’idée nationale et en cathédrale de plein air avait bien plus qu’une valeur intrinsèque, même si les créateurs des parcs naturels, nourris pour beaucoup d’entre eux de la lecture de Thoreau, d’Emerson et des philosophes transcendantalistes, avaient le sentiment de la préserver pour elle-même.
La situation n’est guère différente dans le reste du monde. Les premiers parcs créés un peu plus tard par le Royaume-Uni et la France le sont, non pas en métropole, mais dans leurs empires coloniaux, avec des motivations assez proches de celles qui avaient été à l’origine des réserves naturelles aux Etats-Unis [3]. Il s’agit d’offrir au tourisme national et international le témoignage de ce que les milieux naturels, notamment forestiers, dont les puissances coloniales s’étaient arrogé le mandat se trouvent entre d’aussi bonnes mains que les populations indigènes que les Européens s’étaient fixés pour tâche d’éduquer, notamment en leur interdisant certains usages réputés destructeurs de ces mêmes milieux. Peu importe que ces usages, de l’horticulture itinérante sur brûlis en milieu forestier à la création de bosquets sacrés à la périphérie des villages, aient souvent été à la source de la biodiversité élevée que les agronomes et les forestiers constataient sans en comprendre les causes. Préserver de façon rationnelle les espèces et les écosystèmes en les gérant à la manière des forêts domaniales tempérées, c’était manifester d‘une autre manière le bien-fondé de la mission civilisatrice que les nations coloniales s’étaient données.
L’idée d’une véritable valeur intrinsèque concédée à la nature est beaucoup plus récente. Elle prend d’abord la forme de la protection de certains milieux parce qu’ils sont l’habitat d’une espèce menacée dont il convient donc d’assurer la perpétuation. Ce sont souvent à l’origine des espèces animales spectaculaires ou qui attirent la sympathie du fait des capacités de projection symbolique qu’elles offrent, l’idée étant que la splendeur du monde serait amputée et l’humanité convaincue de manquer gravement à ses devoirs si le panda géant des forêts du Sichuan (Réserve de Wolong, 1963), le tigre du delta du Bengale (Réserve des Sundarbans, 1973) ou l’éléphant d’Afrique australe (Aire de conservation du Ngorongoro, Tanzanie, 1979) venait à disparaître. Cette idée n’a bien sûr rien de nouveau en Europe ; elle court depuis le Moyen Age dans la théologie naturelle. Le juriste anglais Sir Matthew Hale en résume fort bien les principes lorsqu’il écrit dans la deuxième moitié du XVIIe siècle que l’homme ‘vice-roi de la Création’, a été investi par Dieu du « pouvoir, de l’autorité, du droit, de l’empire, de la charge et du soin (…) de préserver la face de la Terre dans sa beauté, son utilité et sa fécondité » [4]. On notera au passage que ces principes issus d’une lecture providentialiste de la genèse biblique sont tout sauf universels, même si leur généralisation en lieux communs de la politique mondiale de protection de l’environnement tend à faire oublier leur origine chrétienne. On voit aussi qu’il est bien malaisé de ne pas mêler la valeur intrinsèque et la valeur instrumentale de la nature, ainsi que le fait Hale lorsqu’il justifie la nécessité de préserver celle-ci en invoquant aussi bien son utilité que sa fécondité et sa beauté. La beauté peut d’ailleurs être rangée dans les arguments d’intérêt puisque seule l’humanité semble être capable de se délecter du spectacle de la nature, et encore faudrait-il probablement restreindre cette humanité-là aux quelques civilisations seulement qui ont développé une esthétique paysagère, pour l’essentiel en Europe et en Extrême-Orient.
Reste ce que Hale appelle la fécondité. C’est en effet le principe de base de la phase ultime des plaidoyers en faveur d’une protection de la nature pour des raisons intrinsèques. On préfère appeler ça maintenant biodiversité, mais l’idée demeure la même : toutes les espèces naturelles doivent être protégées – et non plus seulement celles auxquelles les humains peuvent s’identifier ou qui sont emblématiques d’un génie du lieu – parce que, toutes ensembles, elles contribuent à la prolifération du plus grand nombre possible de formes de vie. Il s’agit bien là d’une valeur en soi, relevant d’une décision normative, et qui n’a nul besoin d’être justifiée en tant que telle si l’humanité tout entière s’accorde à l’entériner : en matière de culture, la diversité est préférable à la monotonie. C’est une proposition avec laquelle je suis en plein accord et qui procède, comme tout choix éthique fondamental, d’une préférence personnelle en faveur d’une des branches de l’alternative qu’il me paraît inutile, et probablement impossible, d’argumenter.
Or, cette part d’arbitraire est rarement reconnue, les partisans du maintien d’un taux optimal de biodiversité s’attachant au contraire à asseoir la légitimité de leur position sur une kyrielle de raisons dont la plupart reviennent au fond à en montrer les avantages pour les humains. Les plus répandus de ces arguments font valoir que, sur les centaines de milliers d’espèces dont on ne sait encore rien ou très peu de choses, certaines recèlent probablement des molécules qui seront utiles pour soigner ou nourrir les humains ; les protéger constitue donc un bon investissement pour l’avenir. Une variante plus subtile met en avant le fait que notre faible connaissance des interactions synécologiques au sein des écosystèmes généralisés, c’est-à-dire comportant un très grand nombre d’espèces chacune représentée par un faible nombre d’individus, devrait inciter à la précaution car nous ignorons encore à peu près tout des effets que la perturbation de ces écosystèmes pourraient produire sur le climat, l’hydrologie ou la prolifération d’organismes indésirables. Les arguments les moins utilitaires, enfin, mettent l’accent sur l’avantage évolutif de la diversité génétique dans l’adaptation des organismes, notamment sexués, à des conditions de vie fort diverses, et donc sur la nécessité de préserver le plus grand nombre possible de formules génomiques incorporées dans des espèces afin d’assurer la perpétuation et la croissance de ce potentiel de vie diversifié qui caractérise notre planète. En apparence complètement désintéressée, cette motivation pour protéger la nature, ici une hypostase de la protection de la vie, repose néanmoins sur une évaluation d’experts parlant au nom et à la place tout à la fois des espèces naturelles, d’une sorte de principe téléologique transcendant et de l’immense communauté d’humains qui, faute de connaissances adéquates, devra croire sur parole cet argumentaire. A la question ‘à qui appartient la nature ?’ on répond certes dans le cas présent ‘à chacune des espèces qui la constitue’, mais aucune d’entre elles, à l’exception de la nôtre, ne s’étant exprimée sur le sujet, c’est le point de vue de certains de ses membres qui va nécessairement prévaloir. On devrait donc dire que toute morale de la nature est par définition anthropogénique en ce qu’elle exprime nécessairement des valeurs défendues par des humains.
Tournons-nous à présent vers les réponses utilitaristes apportées à la question de savoir à qui appartient la nature. Il ne sera guère nécessaire de s’y attarder longuement tant celles-ci sont clairement apparues en filigrane dans les réponses mettant en avant sa valeur intrinsèque : en résumé, il faut protéger la nature car elle contient des ressources potentielles inexplorées et que mettre en péril ses équilibres internes aura des conséquences catastrophiques pour les humains. Notons seulement que tant les approches écocentriques que les approches anthropocentriques, du moins telles qu’elles s’expriment dans les organisations internationales et les médias autorisés, présentent en la matière le point de vue de l’universel, supposé mieux défendre les intérêts de l’humanité et de la nature en général que les récriminations utilitaristes censément égoïstes et à courte vue des éleveurs pyrénéens confrontés au retour de l’ours, ou des baleiniers norvégiens face aux quotas. Les arguments utilitaires sont du reste plus aisés à utiliser que les arguments écocentriques lorsqu’il s’agit de culpabiliser des populations locales qui résistent à la protection d’une espèce ou d’un site : dire, comme le font la plupart des ONG environnementalistes, « en détruisant la forêt amazonienne on empêche la découverte de traitements contre le cancer et on contribue au réchauffement climatique » est autrement plus efficace, notamment pour obtenir des dons, que de dire « en défrichant des parcelles dans ce bassin versant du haut Pastaza on réduit la biodiversité d’une des écosystèmes les plus riches du piémont amazonien ». Bref, il y a des conceptions instrumentales de la nature réputées plus nobles que d’autres parce qu’elles se réfèrent à un bien commun de niveau supérieur, c’est-à-dire englobant les intérêts d’un plus grand nombre d’humains et de non-humains. Faut-il dès lors penser que c’est le nombre des entités concernées qui donne sa légitimité à l’appropriation de la nature ? Plus le maintien d’une ressource – une espèce, un groupe d’espèces ou un écosystème – affectera de façon positive une plus grande quantité d’existants, le terme maximal étant la totalité de la biosphère, moins ceux que ce maintien pénalise se verront fondés à faire valoir leur point de vue.
Nous voilà donc arrivés à la deuxième question : pour qui doit-on protéger la nature ? Les réponses sont bien sûr dépendantes de celles apportées à la première question, mais elles ouvrent aussi vers d’autres problèmes. La réponse la plus communément fournie, on l’a vu, est que la nature doit être protégée comme un bien commun mondial, c’est-à-dire au plus haut degré de généralité possible : la préservation d’une espèce ne se fait pas, en principe, au seul bénéfice de cette espèce, mais en tant que celle-ci contribue à la biodiversité générale ; la préservation d’un milieu ne se fait pas, en principe, au seul bénéfice des espèces qui l’occupent, mais en tant que celui-ci contribue à la diversité générale des écosystèmes ; la préservation de la biodiversité terrestre ne se fait pas, en principe, au seul bénéfice des espèces qui la composent et de l’humanité qui pourrait en tirer parti, mais en tant qu’elle contribue au foisonnement de la vie dont notre planète offre pour le moment un témoignage unique. Les peuples autochtones vivant dans des milieux déclarés menacés ont bien compris la logique de cette prééminence de l’intérêt universel sur les intérêts locaux et comment ils pouvaient en tirer parti. En conséquence, ils ont commencé à se présenter comme des gardiens de la nature – notion abstraite inexistante dans leurs langues et leurs cultures – à qui la communauté internationale devrait confier la mission de veiller à leur échelle sur des environnements dont on mesure chaque jour un peu plus qu’ils les ont façonnés par leurs pratiques. Outre que cette revendication est une bonne façon de se prémunir contre les spoliations territoriales, elle entérine donc le fait que les feux de brousse des Aborigènes australiens, l’horticulture d’essartage en Amazonie et en Asie du Sud-Est ou le pastoralisme nomade au delà du cercle polaire ont profondément transformé la structure phytosociologique et la distribution des populations animales dans des écosystèmes en apparence vierge de toute transformation humaine. Cela dit, toutes les populations locales ne sont pas prêtes à brandir des valeurs universelles de façon à conserver une marge d’autonomie sur les portions de nature dont elles tirent leur subsistance. Si l’on en juge par ce qui se passe dans les Alpes avec le loup, dans les Pyrénées avec l’ours ou dans le Bordelais avec les palombes, ce serait même le contraire qui serait la norme en France : la revendication de particularismes locaux comme façon d’échapper à la tyrannie de l’universel.
Ne faudrait-il pas alors réformer nos principes les plus généraux pour prendre acte de ce qu’il existe une pluralité de natures et de façons de les protéger, pour ne pas imposer l’abstraction du bien public à ceux qui ont d’autres manières de composer des mondes communs, pour ne pas faire trop violence à tous ces peuples qui ont produit au fil du temps toutes ces natures particulières ? Car si l’on accepte l’idée que la philosophie des Lumières – pour considérable qu’ait pu être son rôle dans la promotion de la dignité humaine et l’émancipation des peuples – n’est qu’une façon parmi d’autres de poser les principes d’un vivre ensemble acceptable, alors il faut aussi admettre qu’il n’existe pas de critères absolus et scientifiquement fondés à partir desquels pourraient être justifiées des valeurs universellement reconnues dans le domaine de la préservation des biens naturels et culturels. Cela ne signifie pas que des valeurs maintenant acceptables par le plus grand nombre ne pourraient être décrétées par un acte normatif : le droit à vivre dans la dignité et sans renier sa langue, le droit à l’exercice du libre-arbitre dans la délibération sur l’intérêt public ou le droit à vivre dans un environnement sain sont très probablement des exigences que la plupart des humains pourraient défendre. Mais de telles valeurs ne sont pas intrinsèquement attachées à l’état d’humanité ; leur universalité devrait résulter d’un débat et d’un compromis, c’est-à-dire d’une décision commune dont il est douteux qu’elle puisse être obtenue de façon collective vu l’impossibilité de représenter avec équité la myriade des points de vue différents qui seraient en droit de s’exprimer sur ces questions [5].
La question se complique encore du fait que les valeurs sur lesquelles s’appuie la politique internationale de protection de la nature sont indissociables d’une cosmologie très particulière qui a émergé et s’est stabilisée en Europe au cours des derniers siècles, une cosmologie que j’ai appelée naturaliste et qui n’est pas encore partagée par tous les peuples de la planète, loin de là. Car le naturalisme n’est qu’une façon parmi d’autres d’organiser le monde, c’est-à-dire d’opérer des identifications en distribuant des qualités aux existants à partir des diverses possibilités d’imputer à un autre indéterminé une physicalité et une intériorité analogues ou dissemblables à celles dont tout humain fait l’expérience. De sorte que l’identification peut se décliner en quatre formules ontologiques : soit la plupart des existants sont réputés avoir une intériorité semblable tout en se distinguant par leurs corps, et c’est l’animisme – présent parmi les peuples d’Amazonie, du nord de l’Amérique du Nord, de Sibérie septentrionale et de certaines parties de l’Asie du sud-est et de la Mélanésie ; soit les humains sont seuls à posséder le privilège de l’intériorité tout en se rattachant au continuum des non-humains par leurs caractéristiques matérielles, et c’est le naturalisme – l’Europe à partir de l’âge classique ; soit certains humains et non-humains partagent, à l’intérieur d’une classe nommée, les mêmes propriétés physiques et morales issues d’un prototype, tout en se distinguant en bloc d’autres classes du même type, et c’est le totémisme – au premier chef l’Australie des Aborigènes ; soit tous les éléments du monde se différencient les uns des autres sur le plan ontologique, raison pour laquelle il convient de trouver entre eux des correspondances stables, et c’est l’analogisme – la Chine, l’Europe de la Renaissance, l’Afrique de l’Ouest, les peuples indigènes des Andes et de Méso-Amérique [6].
Or, l’universalisme moderne est directement issu de l’ontologie naturaliste en ce qu’il part du principe que, derrière le fatras des particularismes que l’Homme ne cesse d’engendrer, il existe un champ de réalités aux régularités rassurantes, connaissables par des méthodes éprouvées, et réductibles à des lois immanentes dont la véridicité ne saurait être entachée par leur processus de découverte. Bref, le relativisme culturel n’est tolérable, et même intéressant à étudier, qu’en tant qu’il se détache sur le fond massif d’un universalisme naturel où les esprits en quête de vérité peuvent chercher secours et consolation. Les mœurs, les coutumes, les morales varient, mais les mécanismes de la chimie du carbone, de la gravitation et de l’ADN sont identiques pour tous. L’universalisme des institutions internationales mettant en œuvre les politiques de protection de la nature est issu d’une extension au domaine des valeurs humaines de ces principes généraux appliqués à l’origine au seul monde matériel. Il repose en particulier sur l’idée que les modernes seraient les seuls à s’être ouvert un accès privilégié à l’intelligence vraie de la nature dont les autres cultures n’auraient que des représentations – approximatives mais dignes d’intérêt pour les esprits charitables, fausses et pernicieuses par leur pouvoir de contagion pour les positivistes. Ce régime épistémologique, que Bruno Latour appelle ‘l’universalisme particulier’ [7], implique donc nécessairement que les principes de protection de la nature issus du développement des sciences positives soient imposés à tous les non-modernes qui n’ont pas pu acquérir une claire appréhension de leur nécessité faute d’avoir suivi la même trajectoire que la nôtre, faute en particulier d’avoir pu imaginer que la nature existait comme une sphère indépendante des humains. Vous viviez jadis en symbiose avec la nature, dit-on aux Indiens d’Amazonie, mais maintenant que vous avez des tronçonneuses, il faut que l’on vous enseigne à ne plus toucher à vos forêts devenues patrimoine mondial du fait de leur taux élevé de biodiversité.
Comment faire pour que cet universalisme-là devienne un peu moins impérial, sans pour autant renoncer à la protection de la biodiversité comme un moyen de conserver au monde son magnifique chatoiement ? Une voie possible dont j’ai commencé ailleurs à explorer les détours, serait ce que l’on pourrait appeler un universalisme relatif, l’adjectif ‘relatif’ étant ici entendu au sens qu’il a dans ‘pronom relatif’, c’est-à-dire se rapportant à une relation. L’universalisme relatif ne part pas de la nature et des cultures, des substances et des esprits, des discriminations entre qualités premières et qualités secondes, mais des relations de continuité et de discontinuité, d’identité et de différence, de ressemblance et de dissimilitude que les humains établissent partout entre les existants au moyen des outils hérités de leur phylogenèse : un corps, une intentionnalité, une aptitude à percevoir des écarts distinctifs, la capacité de nouer avec un autrui quelconque des rapports d’attachement ou d’antagonisme, de domination ou de dépendance, d’échange ou d’appropriation, de subjectivation ou d’objectivation. L’universalisme relatif n’exige pas que soient données au préalable une matérialité égale pour tous et des significations contingentes, il lui suffit de reconnaître la saillance du discontinu, dans les choses comme dans les mécanismes de leur appréhension, et d’admettre qu’il existe un nombre réduit de formules pour en tirer parti, soit en ratifiant une discontinuité phénoménale, soit en l’invalidant dans une continuité.
Mais si l’universalisme relatif est susceptible de déboucher sur une éthique, c’est-à-dire sur des règles d’usage du monde auxquelles chacun pourrait souscrire sans faire violence aux valeurs dans lesquelles il a été élevé, cette éthique reste encore à construire pierre par pierre, ou plutôt relation par relation. La tâche n’est pourtant pas impossible. Elle exige de dresser un inventaire des relations entre humains, comme entre ceux-ci et les non-humains, et de s’accorder pour bannir celles qui susciteraient un opprobre général. On imagine aisément que les formes les plus extrêmes de rapports inégalitaires rentreraient dans cette dernière catégorie : par exemple, l’annihilation gratuite de la vie, la chosification des êtres doués de facultés sensibles ou l’uniformisation des habitudes de vie et des comportements. Et comme, du fait du consensus nécessaire pour aboutir à la sélection des relations retenues, aucune de celles-ci ne pourrait être dite supérieure à une autre, alors les valeurs attachées à des pratiques, des savoirs ou des sites singuliers pourraient s’appuyer sur les relations qu’ils mettent en évidence dans le contexte particulier de leurs usages, sans tomber pour autant dans des justifications contingentes ou fondées sur des calculs immédiats d’intérêts. Par exemple, et pour revenir à la question de la protection de la nature, là où des humains considèrent comme normal et souhaitable d’entretenir des relations intersubjectives avec des non-humains, il serait envisageable de légitimer la protection d’un environnement particulier, non par ses caractéristiques écosystémiques intrinsèques, mais par le fait que les animaux y sont traités par les populations locales comme des personnes – généralement chassées, du reste, mais en respectant des précautions rituelles. On aurait donc une catégorie d’espaces protégés qui fonctionnerait pour l’essentiel en ‘régime animiste’ – en Amazonie, au Canada, en Sibérie ou dans la forêt malaise – sans que cela n’empêche d’y adjoindre aussi des justifications fondées sur des relations de type naturaliste – la maximisation de la biodiversité ou la capture du carbone, par exemple – pour autant que les relations du deuxième type, c’est-à-dire portées par des acteurs lointains, n’aillent pas trop à l’encontre des conditions d’exercice des relations mises en œuvre par les acteurs locaux. On voit sans peine que les relations permettant de légitimer la patrimonialisation de sites comme le Mont Saint-Michel ou les rizières en terrasses du nord de Luzon seraient tout autres : non plus la présence de non-humains traités comme des sujets, mais l’objectivation d’un projet de connexion entre le macrocosme et le microcosme dont seules les civilisations analogiques, où qu’elles se soient développées, ont pu laisser des traces. Il y a beaucoup d’utopie là-dedans, dira-t-on ; sans doute, si l’on prend utopie dans le bon sens : comme une multiplicité d’avenirs virtuels frayant la possibilité d’une issue qui n’avait pas été envisagée auparavant.
Références bibliographiques
– Descola, Philippe, 2005. Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines.
– Glacken, Clarence, J., 1967. Traces on the Rhodian Shore. Nature and Culture in Western Thought from Ancien Times to the End of the Eighteenth Century, Berkeley, University of California Press.
– Latour, Bruno, 1991. Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte.
– Latour, Bruno et Pasquale Gagliardi (sous la direction de). 2006. Les atmosphères de la politique. Dialogue pour un monde commun, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond.
– Nabokov, Peter et Lawrence Loendorf, 2004. Restoring a Presence : American Indians and Yellowstone National Park, Norman, University of Oklahoma Press.
– Nash, Roderick, 1973. Wilderness and the American Mind, New Haven, Yale University press.
– Thomas, Frédéric, 1999. Histoire du régime et des services forestiers en Indochine française de 1862 à 1945. Sociologie des sciences et des pratiques scientifiques coloniales en forêts tropicales, Hanoi, Editions Thê Gioi.