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Recension Philosophie

A propos de la Société du mépris et de la Réification d’Axel Honneth


par François Dubet , le 29 octobre 2007


L’œuvre d’Axel Honneth semble sur le point de s’imposer comme la dernière grande philosophie sociale de notre temps. Marquant ses distances avec ses prédécesseurs de l’Ecole de Francfort (Adorno, Habermas…), il poursuit un travail de longue haleine autour de la « lutte pour la reconnaissance ». François Dubet en analyse les ressorts et en interroge les limites.

Recensé :

Axel Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Paris, La Découverte, 2006, 350 p. ; La réification, Paris, Gallimard, 2007, 141 p.

Au moment où le thème de la reconnaissance semble envahir les discours, il faut lire Axel Honneth dont deux livres viennent d’être publiés en français, depuis la sortie, il y a sept ans de La Lutte pour la reconnaissance (Paris, Cerf, 2000). En effet, la reconnaissance semble s’imposer comme le commun dénominateur des souffrances et des combats qui s’ajoutent aux « simples » luttes pour les droits démocratiques et à celles pour les droits sociaux. La « lutte pour la reconnaissance » dont parle Honneth concerne directement toutes les relations et toutes les situations qui mettent en cause la dignité des personnes, la consistance même de leur Moi et de leur identité. Elle participe de toutes les injustices qui empêchent l’autoréalisation des personnes.

C’est par un long retour à La phénoménologie de l’esprit de Hegel qu’Honneth fait de la reconnaissance le cœur des relations sociales et des identités en la substituant à la lutte pour la vie dérivée de la philosophie sociale de Hobbes. Ainsi, nous échappons au mépris et nous accédons à la reconnaissance grâce à l’amour dans la sphère privée, au respect dans celle des droits et de la politique et à l’estime dans le monde social, notamment dans celui du travail. On comprend aisément pourquoi La Lutte pour la reconnaissance a connu un tel écho et a donné lieu à tant de discussions. D’une part, ce livre rompt avec les théories libérales de la justice d’inspiration kantienne au profit d’une conception « immanente » des pathologies sociales et des injustices. D’autre part, il renvoie directement à l’expérience de nouvelles luttes sociales en appelant à la dignité, à la reconnaissance, justement, des handicapés, des minorités, des cultures, des « invisibles », de tous ceux dont l’identité et la subjectivité sont en jeu.

Il fallait évoquer, fut-ce de manière trop sommaire, les thèses de La Lutte pour la reconnaissance avant de parler de La société du mépris, car ce dernier ouvrage est consacré à un effort d’explication dans lequel Honneth se situe lui-même dans la tradition de l’Ecole de Francfort afin de fonder le point de vue normatif qui établit sa propre position critique. Dans une large mesure, il s’agit d’un recueil de textes de justifications et d’explications.

Successeur d’Habermas au prestigieux Institut de recherche sociale de Francfort, Honneth se définit comme l’héritier de la Théorie critique. Mais c’est un héritier original, voire souvent critique à l’égard des grandes figures qui l’ont précédé. La distance à La dialectique de le Raison d’Adorno et Horkheimer repose sur deux grandes critiques reprises au fil des chapitres du livre. Les pères de l’Ecole de Francfort auraient fini par ignorer la société réelle et ses acteurs au nom d’un économisme réduisant le capitalisme à la seule rationalité instrumentale, débordant toute la vie sociale et pervertissant une Raison totalement transcendante. Transcendant aussi, l’historicisme d’Adorno qui écarterait le social, ignorerait la conscience réflexive des individus et les mouvements sociaux qui finiraient par paraître impossibles, dérisoires ou eux-mêmes aliénés. Au bout du compte, cette critique se situerait hors du monde et pourrait se réfugier dans une posture parfois aristocratique. « Un air de vieillerie et de désuétude, de quelques chose d’irrémédiablement perdu, entoure les grandes idées philosophiques de le Théorie critique, qui ne semblent plus avoir de résonance d’expérience d’un présent en constant développement » (p. 101). La mise à distance d’Habermas semble plus nuancée parce qu’aux yeux d’Honneth, Habermas est plus « sociologue » que ses prédécesseurs. Mais l’opposition habermasienne du système et du monde vécu ne lui semble pas acceptable parce que le système est dans le monde vécu et ne se contente pas de le « coloniser ». Quant à l’appel à une éthique de la communication, il reste encore en marge de la vie sociale au yeux d’Honneth qui veut fonder sa critique sur l’expérience même des individus, affirmant que la relation est au cœur de la vie sociale et des subjectivités alors que la communication serait, selon lui, plus essentiellement politique. « Ce qui doit prévaloir et former le cœur même de la normalité d’une société indépendamment de toute culture, ce sont les conditions qui garantissent aux membres de cette société une forme inaltérée de réalisation de soi » (p. 88).

C’est parce que la position critique doit descendre du ciel de l’Histoire, de la Raison et de la Communication « pure » vers la réalisation de soi et la réalité de la socialisation et des relations sociales, qu’Honneth parle tant des sociologues et parle tant aux sociologues. Dès lors, la critique doit être fondée sur les « pathologies sociales » qui sont autant de manifestations du mépris dissolvant la reconnaissance, la confiance en soi, l’estime de soi, le rapport harmonieux à soi et aux autres. Le point de vue normatif ne surplombe plus la critique, il est issu des pathologies sociales elles-mêmes. C’est une critique « intramondaine », équidistante de la géométrie morale des philosophes rawlsiens et de l’ancienne Ecole de Francfort. Cependant, Honneth reste philosophe dans la mesure où il considère que le point de vue normatif commandant l’analyse doit être inlassablement fondé. Cette conception de la « vie bonne », plus que de la justice, le distingue aussi des pensées sociales critiques comme celles de Bourdieu et de Foucault, dont il partage la plupart des descriptions des pathologies du social, tout en leur reprochant de ne pas exposer explicitement les fondements de leur critique, les manifestant plus dans leurs engagements politiques et sociaux que dans leurs travaux eux-mêmes. Souvent proche de ceux qu’on appelle les « communautariens », Taylor et Walzer notamment, Honneth s’en sépare cependant par son désir de ne pas réduire la norme critique à une simple norme sociale, relative et fatalement flottante.

Or la reconnaissance, ou la « réalisation de soi » comme norme, suppose ce qu’Honneth appelle justement une « anthropologie atténuée et formelle », une conception de la nature sociale fondée sur l’impératif d’individualisation. C’est évidemment du côté de Mead et d’une psychanalyse plus soucieuse des dispositifs relationnels que de la constitution d’un Moi fort et autarcique que se tourne inlassablement Honneth. Il relit donc les sociologues, Durkheim, Simmel et Weber notamment, et les psychologues comme Erikson afin de mettre à jour toutes les formes de mépris et de méconnaissance, de « faux adressage » qui constituent le flux de toutes les figures du mépris et de la lutte pour la reconnaissance. Sur ce plan aussi, Honneth s’éloigne sensiblement de la tradition de la Théorie critique car jamais il ne réduit le mépris à une simple conséquence du capitalisme ; il suffit de lire les pages consacrées à la socialisation des enfants pour s’en convaincre. Penseur « à la mode », Honneth ne cède pas pour autant aux facilités d’un air du temps « anti-libéral » réduisant la lutte pour la reconnaissance à une simple extension du marché.

La réification est un texte plus court qui s’efforce de développer une piste ouverte dans l’entretien extrêmement clair qu’Honneth donne à O. Voirol (son traducteur) dans La Société du mépris. Il s’agit d’élargir la reconnaissance à un rapport au monde et pas seulement à un rapport à autrui et à soi. L’enjeu en est de donner à la reconnaissance une dimension épistémologique et pas seulement éthique. Le texte part du concept de réification par lequel Lukacs désignait le fait de traiter autrui comme un objet et non pas comme un sujet social. On sait que dans Histoire et conscience de classe (Paris, Minuit, 1960), Lukacs articule les conceptions marxistes de l’aliénation aux visions weberiennes de la rationalisation du monde pour voir dans la réification la forme moderne de l’aliénation sociale. Aux yeux d’Honneth, il semble que Lukacs ne soit pas allé assez loin en réduisant la réification à un effet du capitalisme et de la marchandisation du monde. Il franchit donc un pas en soutenant que la réification ne concerne pas seulement la manière de traiter les autres, mais qu’elle est un rapport au monde et à soi-même, « autoréification », par lequel la connaissance inscrit une coupure radicale entre sujet et objet alors que la reconnaissance précède la connaissance. Il faut reconnaître ce qui nous attache aux autres et aux choses avant que de s’en distinguer. En s’appuyant à la fois, et de manière contrastée, sur Heidegger et sur Dewey, Honneth en appelle à la notion heideggerienne de « soucis » et à la critique du « modèle du spectateur » de Dewey pour affirmer la priorité ontologique et pas seulement sociale, de la reconnaissance. « Pour ce faire, écrit Honneth, j’abandonne désormais le cadre, emprunté à l’histoire de la théorie, à l’intérieur duquel j’ai exclusivement raisonné jusqu’à présent » (p. 52).

Il est évident que l’œuvre d’Honneth fait d’ores et déjà partie des philosophies sociales qui comptent et qui compteront, y compris pour ceux qui s’intéressent plus à la vie sociale et à la vie politique qu’à la philosophie morale proprement dite. Il est évident aussi que le concept de reconnaissance met le doigt sur des dimensions essentielles de la domination et des conflits sociaux dans les sociétés qui mobilisent aussi fortement la subjectivité et l’expérience des acteurs que le font nos sociétés modernes ou « hyper modernes ». Pourtant bien des questions se posent et nous en retiendrons deux en particulier.

A suivre Honneth et la phénoménologie de la reconnaissance qu’il nous propose, je ne suis pas sûr que sa théorie soit en mesure d’écarter une théorie de la justice. Il ne suffit pas de dire qu’il est bon d’être reconnu, il faut être aussi capable de dire en quoi il juste d’être reconnu. Par exemple, faut il reconnaître les cultures qui prônent l’excision des femmes alors que ces cultures là ne reconnaissent pas les femmes comme des égales ? Il peut donc y avoir des conflits de reconnaissance qui ne peuvent être tranchés que par des conceptions de la justice privilégiant, dans ce cas, l’égalité et la liberté. Toutes les luttes pour la reconnaissance se valent-elles et comment trancher dans la concurrence des victimes, y compris quand certains bourreaux se présentent comme des victimes dignes d’êtres reconnues ? Autre question : si chacun de nous a droit au respect comme forme de reconnaissance, comment articuler ce respect et la construction de hiérarchies sociales considérées comme justes ? Ces questions sont d’autant plus centrales qu’Honneth ne se facilite jamais la tâche en inscrivant son travail dans l’horizon utopique d’une société parfaitement égalitaire et parfaitement libre comme condition de la reconnaissance. Pour le dire autrement, il n’est pas certain que la reconnaissance abolisse la distance entre une conception de la vie bonne permettant la formation d’un sujet autonome, et une conception du monde juste distribuant des biens relativement rares. On peut donc se demander s’il est toujours juste de vouloir être reconnu et à quelles conditions. Honneth ne semble pas répondre à ces questions. Et puis, si les désirs de reconnaissance étaient infinis parce qu’ils ne peuvent jamais être totalement comblés et parce que la reconnaissance des uns se fait aux dépens de la reconnaissance des autres, au nom de quelle justice sociale cette lutte pour la reconnaissance pourrait-elle cesser et trouver un point d’équilibre ? Alors que l’on peut vaguement savoir ce que serait une société juste, on a du mal à imaginer une société de la reconnaissance qui ne reposerait pas sur des principes de justice distribuant, en amont, les biens et… les reconnaissances.

Autant la lutte pour la reconnaissance comme cœur du social peut être convaincante et séduisante, autant je résiste un peu à l’élargissement de cette notion aux dimensions épistémologiques et ontologiques d’un rapport au monde tel qu’il est proposé dans La réification. Le risque en est de faire de la reconnaissance une sorte de concept universel, d’autant plus vague d’ailleurs qu’il est universel, et de finir par le vider de contenu parce qu’il embrasse trop. Alors, la reconnaissance pourrait connaître les mésaventures du concept d’aliénation quand il est devenu si total qu’il désignait tout et ne retenait rien.

Même en posant ces questions, comment ne pas suivre Honneth, comment ne pas adhérer à l’obligation de fonder les normes de nos critiques sociales et comment ne pas inscrire ces normes dans les pathologies de l’expérience sociale quand l’horizon de l’Histoire et de la Raison semble si obscurci ?

par François Dubet, le 29 octobre 2007

Aller plus loin

 Le texte de Reification en anglais. Conférence prononcée lors des Tanner Lectures de Berkeley en 2005.

 « Reconnaissance et justice » d’Axel Honneth (2002) sur le site de la revue Le passant ordinaire

 Une excellente bibliographie sur la reconnaissance est indiquée par Michel Seymour (université de Montréal) dans la présentation de son cours, « la politique de la reconnaissance », Séminaire d’histoire de la philosophie analytique, Hiver 2007.

 Entretien de François Dubet avec Sciences Humaines au sujet d’Injustices

Pour citer cet article :

François Dubet, « A propos de la Société du mépris et de la Réification d’Axel Honneth », La Vie des idées , 29 octobre 2007. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/A-propos-de-la-Societe-du-mepris

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