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Recension Économie

À bas l’éducation

À propos de : Bryan Caplan (2018), The Case Against Education. Why the Education System is a Waste of Time and Money, Princeton


par Pierre Courtioux , le 30 mars 2020


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L’éducation – telle qu’elle est conçue et pratiquée – ne sert à rien, est vite oubliée, coûte cher, n’est pas rentable, et devrait être supprimée. Telle est la thèse provocante du professeur d’économie américain Bryan Caplan.

Professeur à la George Mason University (Virginie, États-Unis), Bryan Caplan est un économiste très impliqué dans la promotion de la « pensée libérale », notamment à travers sa participation à divers think tanks (Mercatus Center, Cato Institute). De ce point de vue, les recommandations issues de son ouvrage sorti en 2018 ne sont pas véritablement surprenantes : pour lui, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, il faut réduire les dépenses d’éducation et particulièrement celles de l’enseignement supérieur. La thèse de l’auteur, exposée dès l’introduction (p. 5), sert de fil conducteur à son essai. Selon lui, nous faisons face à une sorte d’inflation scolaire. Nous serions (collectivement) beaucoup mieux si moins de moyens étaient consacrés à l’éducation. Pour parvenir à cet idéal, le plus sûr chemin est de couper directement dans les dépenses publiques qui lui sont consacrées.

Pour montrer que l’éducation ne sert à rien, l’auteur liste un ensemble de travaux permettant de dresser un portrait catastrophique des résultats de l’enseignement aux États-Unis (chapitre 2). Chiffres à l’appui, il illustre son argument principal : l’éducation n’apporte rien ; si les élèves apprennent des choses, ils les oublient très vite, car on ne garde en mémoire que ce que l’on utilise régulièrement dans la vie courante. On pourrait penser que cette thèse exclut a priori l’instruction (c’est-à-dire les compétences scolaires les plus élémentaires : lire et compter) de cette grande remise en cause. Mais B. Caplan ne prend pas vraiment la peine de nous rassurer sur ce point et laisse au lecteur la possibilité d’avoir une lecture jusqu’au-boutiste de sa thèse, à savoir : pour un individu ne mobilisant pas régulièrement ces compétences élémentaires dans sa vie courante, l’investissement dans l’instruction est également inutile.

Si vous n’êtes pas convaincu par l’argumentaire de ce second chapitre, inutile d’aller plus loin dans la lecture de l’ouvrage : vous ne serez pas convaincu par le reste de la thèse qui n’en est que le déroulé, le long inventaire de ses conséquences dans d’autres champs de la vie sociale, d’abord sur le marché du travail et les théories pour expliquer la rémunération des diplômés (chapitre 3 et 4), puis à nouveau sur la rémunération des diplômés de leur propre point de vue (chapitre 5), puis du point de vue de la société dans son ensemble (chapitre 6). Les chapitres suivants permettent de dire que, « non » toute éducation n’est pas bonne à jeter (chapitre 7), et que « oui » certaines formes d’éducation sont utiles, mais ne sont pas vraiment développées actuellement (chapitre 8 et 9). Le chapitre 10 propose une série de dialogues pour aider le lecteur à pousser plus loin sa réflexion.

La réactivation du « signal »

Diminuer ou contenir les dépenses publiques d’éducation n’est pas à proprement parler une idée nouvelle. Mais l’originalité théorique de l’auteur est qu’il réactive une opposition structurante de l’économie du travail des années 1970, qui cherchait à fonder théoriquement les différences de salaires entre les diplômés et les autres. Son originalité est qu’il choisit comme champion, la théorie sortie « perdante » de ces débats. En effet, deux théories s’affrontaient, la théorie du capital humain et la théorie du signal. Alors que le concept de capital humain popularisé par l’économiste G. Becker s’est largement diffusé auprès des décideurs publics et est entré dans le langage courant pour parler des dépenses d’éducation ou de santé, le concept de diplôme comme signal n’a pas connu le même succès, au moins auprès du grand public.

Pour B. Caplan, le niveau d’éducation, et le diplôme qui l’accompagne, n’ont pas à proprement parler d’effet sur le capital humain, c’est-à-dire sur le « stock de savoir » que possède un individu. Et pour cause, comme il se plaît à nous le rappeler tout au long de l’ouvrage, les individus diplômés ne se souviennent quasiment plus de ce qu’ils ont appris durant leur scolarité ! Pour lui, le diplôme ne joue donc qu’un rôle de signal auprès des employeurs potentiels : le nombre d’années d’étude notamment ne révèle le plus souvent que des capacités déjà présentes chez l’individu avant les études ; le diplôme est rarement une preuve d’intelligence et indique au mieux un esprit de discipline, voire de conformisme, qui peut cependant intéresser les entreprises et expliquerait les différences de salaires à l’embauche entre les diplômés et les non-diplômés.

Le coût théorique d’un retour au libéralisme

Ce qui frappe d’abord dans cet essai, c’est la mise en scène d’une écriture contre les « puristes du capital humain ». Une lecture un peu rapide de l’ouvrage pourrait conduire à penser que B. Caplan écrit contre G. Becker et sa théorie du capital humain. Mais en fait, il n’en est rien. Hormis le postulat de départ (l’éducation ne sert à rien), la théorie économique des choix éducatifs utilisée dans la suite de l’ouvrage est sensiblement la même, les conclusions également : dans le cas général, il vaut mieux laisser choisir les individus de poursuivre ou non leurs études, mais en laissant le coût de ces études à leur charge.

En fait, même si elle n’est jamais clairement nommée, la cible de B. Caplan serait plutôt la théorie des investissements sociaux [1], dont l’une des principales caractéristiques est de construire un cadre théorique justifiant les dépenses sociales (éducation, santé, etc.) sur la base de leur rentabilité. Selon cette approche les dépenses d’éducation (et les dépenses sociales en général) ne se font pas à fonds perdus. Elles ont une rentabilité mesurable et doivent donc être considérées comme des investissements. De ce point de vue, l’auteur prend implicitement ses distances avec un ensemble de résultats empiriques issus de la théorie du capital humain, qui dans la lignée des travaux lancés par J. Heckman montrent par exemple l’intérêt qu’il y a à investir dans la petite enfance.

En termes d’histoire des idées, on peut considérer que l’ouvrage de B. Caplan est un retour aux « fondamentaux libéraux », qui abandonne complètement le concept de « capital humain » aux tenants de l’investissement social. En creux, l’intérêt du positionnement très particulier de l’auteur est de nous montrer rétrospectivement l’éloignement progressif du concept de capital humain des intuitions très libérales et anti-redistributives qui l’ont vu naître. Il nous montre également à quel prix il est possible de maintenir une théorie économique de l’éducation aux conclusions ultra-libérales sur les dépenses publiques d’éducation : il faut dénier à l’éducation tout effet durable sur l’individu.

Les entreprises dans l’angle mort

L’auteur le dit et le répète à l’envi tout au long de l’ouvrage, tout ce que l’individu a appris et qu’il n’utilise pas régulièrement est oublié rapidement. Cette assertion lui permet de dégager le seul type d’éducation qui trouve grâce à ses yeux : l’enseignement professionnel (vocational education). Effectivement, on peut penser que c’est le seul type d’éducation qui vise à acquérir des compétences utilisables directement pour un métier. En suivant les thèses de l’auteur sur la « théorie » des connaissances, on peut même penser qu’utiliser tous les jours ses compétences dans son métier permet de ne pas les oublier et donc de rendre « vraiment utile » l’éducation reçue.

Les lecteurs qui auraient voulu une discussion un peu plus poussée sur le lien entre compétences professionnelles et connaissances générales (sont-elles indépendantes ou complémentaires ?) en seront pour leurs frais. De même, la distinction entre capital humain spécifique, qui décrit les compétences acquises sur le poste de travail et non transférables sur un poste dans une autre entreprise, et le capital humain général qui regroupe l’ensemble de ces savoirs transférables et valorisables quels que soient le poste ou l’entreprise, ne sont pas évoqués. Enfin, le coût social de la spécialisation professionnelle trop poussée, qui peut se traduire par des difficultés de progression salariale ou la nécessité d’une reconversion en cours de carrière, n’est pas discuté non plus.

Dans l’ouvrage de B. Caplan, les entreprises sont bien là pour embaucher les individus qui se signalent par leur diplôme, mais c’est tout ! La question de leurs stratégies, des compétences qu’elles recherchent, des offres de postes qui ne trouvent pas preneur ou de manière plus générale des évolutions en cours du marché du travail (on pense notamment à la théorie de la polarisation des emplois aux deux extrêmes de la distribution des compétences [2]) ne sont pas vraiment discutées. Les conséquences en termes d’éducation non plus.

Un argument libéral incomplet

Concernant les dépenses publiques d’éducation, les recommandations de B. Caplan sont claires. Dans son chapitre conclusif, il les résume en disant qu’il convient de commencer par tout supprimer pour éventuellement développer par la suite des formations centrées sur les métiers. Ces conclusions laissent perplexe. L’insistance sur l’intérêt de la formation professionnelle qu’il défend comme seul horizon possible de l’éducation publique, et l’absence d’une analyse des besoins des entreprises donnent à l’ouvrage aux conclusions très libérales un argumentaire incomplet.

De ce point de vue, il manque clairement à cet essai une discussion sur les liens entre système de formation et marché du travail pour comprendre pleinement les recommandations de l’auteur. Ce manque est certainement à mettre en lien avec le caractère très américano-centré de l’ouvrage. À la lecture, on ne sait pas très bien si le modèle idéal implicitement défendu par l’auteur est une sorte de modèle de formation professionnelle à l’allemande qui se caractérise par une sélection précoce dans le système éducatif, une implication forte des entreprises dans la formation tout au long de la vie et un accès relativement restreint des individus à l’enseignement supérieur, qui tranche fortement avec le modèle américain se caractérisant par un accès important à l’enseignement supérieur et un niveau de dépenses individuelles et collectives pour l’éducation très élevés. Si c’est le cas, on aurait aimé une discussion plus poussée sur les limites que rencontre actuellement le système allemand et de manière plus générale, une réflexion en comparaisons internationales sur le type d’égalité des chances générées conjointement par les institutions du système éducatif et celles du marché du travail. Nous resterons sur notre faim.

Bryan Caplan (2018), The Case Against Education. Why the Education System is a Waste of Time and Money, Princeton University Press.

par Pierre Courtioux, le 30 mars 2020

Pour citer cet article :

Pierre Courtioux, « À bas l’éducation », La Vie des idées , 30 mars 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/A-bas-l-education

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Notes

[1Pour une présentation, Gazier B., Palier B., Périvier H. (2014), Refonder le système de protection sociale. Pour une nouvelle génération de droits sociaux, Presses de Science Po.

[2Cf. par exemple Autor, D., Katz, L. et Kearney, M. (2006), "The Polarization of the U.S. Labor Market," American Economic Review, 96(2), 189-194.

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