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Essai Société

LGBT, chinois.e.s et connecté.e.s


par Tao Hong & Lucas Monteil , le 20 juin 2017


Apparu dans les années 1990, le mouvement LGBT chinois continue d’avancer, malgré l’hostilité accrue de la nouvelle équipe au pouvoir à l’endroit des organisations non gouvernementales. Ce succès relatif est en partie dû à l’utilisation innovante d’Internet par les acteurs du mouvement.

Toutes les notes et références de l’article figurent dans sa version .pdf téléchargeable.

À partir des années 1990, l’activisme lesbien, gai, bi et trans (LGBT) chinois se développe dans un contexte général où le contrôle politique sur la sphère publique et les conduites individuelles se relâche après le décès de Mao. Une réforme du système juridique supprime en 1997 la catégorie pénale de hooliganisme (liumang zui, 流氓罪) sur laquelle s’appuyait la répression administrative de l’homosexualité, et les premiers activistes gais anti-sida parviennent à convaincre l’Association chinoise de psychiatrie de cesser d’y voir une pathologie en 2001.

Depuis sa commercialisation en 1997, Internet a connu une croissance importante en Chine, et s’est vite imposé comme un composant central de l’espace public et un vecteur essentiel des mobilisations. Objet de censure massive et instrument de propagande et de contrôle politique, il autorise aussi une liberté de communication inédite, souvent mise à profit pour l’action collective. La censure et le contrôle des pratiques en ligne n’épargnent pas le militantisme LGBT chinois, qu’ils soient le fait de décisions arbitraires par des agents individuels, de règlement institutionnels, ou de politiques publiques. Mais en comparaison avec d’autres mouvements de la société civile chinoise, la surveillance et la répression dont il fait l’objet apparaissent limitées, l’homosexualité n’étant plus aujourd’hui considérée comme une question politique sensible par le gouvernement chinois. Cette situation est en partie due à la stratégie de dépolitisation d’abord adoptée par les activistes LGBT, consistant à éviter de prendre directement position contre le gouvernement ou sur ces questions sensibles que sont la démocratie et les droits de l’homme. Elle est aussi liée à la reconnaissance des organisations LGBT comme partenaires de l’État dans la prévention du sida en 2004. Dans ce contexte, l’arrivée de soutiens internationaux favorise aussi le développement rapide des organisations LGBT dans les années 2000.

Cet article analyse dans quelle mesure, dans ce contexte, l’infrastructure de communication numérique a procuré de nouvelles ressources au mouvement LGBT chinois, et comment elle a affecté son évolution. Nous montrons l’importance des usages d’Internet dans le travail militant de production de la question LGBT et de son public, dans la structuration du mouvement, et dans le renouvellement de son répertoire d’actions. Nous décrivons l’affirmation contemporaine d’un discours militant pour les droits et contre les discriminations, qui passe par le recours croissant aux institutions judiciaires et sa mise en scène via Internet. Nous nous intéressons enfin au rôle d’Internet et de l’économie numérique en plein essor dans l’interconnexion croissante de certaines franges du militantisme LGBT avec des acteurs économiques privés, fondée sur la promotion active d’un « marché rose » chinois.

Espaces numériques et politique de visibilité

Depuis la commercialisation d’Internet en 1997, les sites web et autres espaces numériques dédiés à l’homosexualité connaissent un développement rapide, dans un contexte de forte censure de l’espace public chinois. Les sites de sociabilité, les médias d’actualités, les plateformes d’écriture de soi et jusqu’aux réseaux sociaux s’imposent rapidement comme les espaces privilégiés de représentation et de discussion de l’homosexualité.

Certaines organisations gaies et lesbiennes influentes, comme Aibai Culture and Education Center ou Danlan, trouvent en partie leur origine dans les pratiques de « dévoilement » en ligne, de publicisation d’expériences personnelles à une époque – le début des années 2000 – où les récits (auto-)biographiques prolifèrent sur Internet. Confrontés aux injonctions hégémoniques au mariage en même temps qu’à d’importantes restrictions politiques des libertés d’expression et d’association, les militant.e.s LGBT chinois.e.s s’orientent alors vers le terrain des normes et la sensibilisation du public. Leur discours prend appui sur un ensemble de valeurs et normes sociales légitimes, telles que la famille ou l’union choisie : la publication de récits et d’images de couples homosexuels, ou de familles ayant accepté leurs enfants gais ou lesbiennes représente ainsi jusqu’à récemment la forme la plus commune de visibilité homosexuelle sur l’Internet chinois, et une modalité récurrente de l’activisme LGBT en ligne.

De même qu’ils ont offert des possibilités nouvelles pour faire voir et entendre les vies et revendications homosexuelles, les espaces numériques ont accompagné le développement de nouvelles tactiques pour donner aux actions militantes de sensibilisation plus d’écho et de poids. L’organisation, grâce à Internet, de manifestations-éclair dans l’espace urbain (« happenings » et « flash mobs », déambulations, distributions de tracts), combinée à des actions en ligne afin d’en maximiser la portée, en est un bon exemple. La diffusion de photos et de vidéos démultiplie leur portée et leur audience et permet régulièrement leur reprise par d’autres médias, y compris étrangers.

Les nouvelles formes d’existence publique, d’expression et de communication rendues possibles par Internet sont ainsi mises à profit par les acteurs du mouvement dans le but de faire valoir leurs revendications, au delà de l’auditoire numérique, auprès des médias traditionnels. Dans ce régime sans élections substantielles, les médias de masse jouent de plus en plus un rôle de médiateurs entre les acteurs des mouvements sociaux et les autorités, et leur intervention est déterminante quant au destin des revendications exprimées. Grâce à l’utilisation des micro-blogs, des formes de coopération entre militants et journalistes se sont tissées ou intensifiées à la fin des années 2000, facilitant la médiatisation de certains mouvements sociaux.

Parallèlement, avec la démocratisation de la création audiovisuelle, des initiatives se mettent en place pour développer les capacités propres de production et de représentations audiovisuelles militantes. Depuis 2012, un programme de formation, la « Queer University » (ku’er daxue), est ainsi proposé par l’organisation Beijing Genders Health Education Center dans le but de documenter les expériences alternatives de vie LGBT. L’association dispose d’un site vidéo, « Queer Comrades » (tongzhi yi fanren), dont les vidéos sont hébergées sur d’autres sites chinois, aux côtés de courts-métrages et de séries web comportant des protagonistes homosexuels, souvent produits par des start-up LGBT. La production audiovisuelle LGBT, toujours exclue des salles de cinéma et de la télévision, est ainsi librement mise en circulation sur Internet.

Des organisations en réseau

En tant qu’espace de sociabilité et outil de publicisation et de coordination, Internet a soutenu de façon importante le développement et la structuration des organisations LGBT chinoises. Le cas de PFLAG China est à ce titre exemplaire. Aujourd’hui implantée dans une vingtaine de villes et provinces et animant des activités dans plus d’une cinquantaine d’entre elles, c’est seulement via l’usage des outils numériques que l’association a pu constituer un réseau de plus de 2000 bénévoles, dont 500 parents, et coordonner l’ensemble de ses activités. Son personnel gère ainsi de nombreux groupes de discussion et des comptes sur QQ, WeChat, et Weibo, et propose des liveshows sur des applications de rencontre comme Blued ou Rela – soit autant d’espaces de prise de parole, de relais d’informations, de coordination, de sociabilité et d’entraide entre bénévoles et publics qui, ensemble, assurent une présence collective et quotidienne en ligne. Cette présence permet souvent une intervention rapide auprès des personnes LGBT et de leurs familles, par exemple dans le cas de coming out ayant mal tourné, qui se déroule essentiellement au moyen de la communication en ligne : du premier contact jusqu’à l’éventuelle adhésion des parents en tant que bénévoles, en passant par le suivi personnel, la participation aux groupes de discussion numérique ou la publication des conférences en ligne.

De même qu’il a fortement accéléré leur développement et augmenté leurs capacités de coordination, l’usage d’Internet a favorisé une plus grande interconnexion des groupes et organisations LGBT aux niveaux national et transnational. Il a d’abord permis l’inscription dans un réseau militant et institutionnel transnational, rendant possible l’obtention de ressources inédites et l’importation de savoirs et de répertoires d’actions constitués à l’étranger. En témoignent la traduction et la publication régulière par l’important site associatif gai Aibai d’informations à caractère militant, journalistique ou scientifique parues aux États-Unis sur l’homosexualité, ou la constitution en 2007 du réseau Chinese Lala Alliance, qui organise le transfert d’expériences entre activistes lesbiennes chinoises, hongkongaises, taïwanaises et nord-américaines, notamment à travers la tenue de camps annuels. Plus encore, l’immédiateté des échanges numériques a permis de multiplier les liens et les circulations entre groupes et activistes de différentes villes, débouchant sur de nouvelles coopérations à l’échelle nationale, l’organisation de campagnes coordonnées, de rencontres ou évènements militants nationaux, voire la formation d’antennes locales d’organisations. L’année 2009 a également vu l’introduction de Weibo, la plus importante des plateformes de micro-blogging chinoises, dont l’accessibilité et la popularité ont permis à de nombreuses jeunes associations LGBT d’acquérir une existence publique et de s’intégrer dans un réseau militant grandissant, fédérant de surcroît un nombre croissant de sympathisants. En favorisant l’entretien de liens horizontaux et l’interaction transversale et immédiate entre groupes et organisations LGBT, l’arrivée de Weibo a aussi accéléré la structuration du mouvement à l’échelle nationale.

Marche des fiertés de Shanghaï, 2009
Kris Krüg

Cette nouvelle intégration nationale a pour conséquence l’émergence d’un espace public interne au mouvement LGBT chinois. En permettant la confrontation directe de points de vue divergents concernant les fondements et orientations légitimes du mouvement, cet espace a d’abord favorisé une forme de polarisation de l’espace chinois de la cause homosexuelle. Après de premiers débats dès 2007 entre des activistes et des bloggeurs gais célèbres propos de l’opportunité stratégique du « coming-out », une virulente controverse a vu le jour sur Weibo, au tournant des années 2010-2011, à propos des références théoriques légitimes du mouvement – biologie de l’homosexualité ou théorie queer – et de la place des minorités lesbiennes, bisexuel.le.s, trans, en son sein. La controverse s’est d’ailleurs prolongée les années suivantes par des débats sur la position à adopter à l’égard du mariage hétérosexuel des gais et des lesbiennes. La manifestation de ces dissensions a permis de rendre audibles des voix jusque-là marginales, et partiellement redessiné les rapports de force au sein du mouvement. Elle a débouché sur l’autonomisation relative des activistes lesbiennes à l’égard du mouvement gai, et sur la création du magazine en ligne « Queer Lala Times ». En juin 2012, la tenue de la China LGBT Community Leader Conference, devenue par la suite China LGBT Forum, marque la volonté, par delà ces dissensions, d’organiser le débat et la convergence entre groupes activistes à l’échelon national.

En transformant chaque détenteur de compte en agent mobilisable et mobilisant, Weibo a aussi eu une incidence majeure sur la capacité des militants à influencer les débats publics. Un mode d’action nouveau a ainsi vu le jour, consistant à surveiller, interpeller et dénoncer les figures publiques auteurs de propos ou d’actes discriminatoires. L’affaire Lü Liping a illustré la capacité des acteurs LGBT à mettre à profit cette nouvelle économie de l’attention. En juin 2011, à la suite de la légalisation du mariage homosexuel dans l’État de New York, un pasteur baptiste sino-américain déplore sur Weibo la tolérance grandissante envers le « péché homosexuel ». L’actrice Lü Liping relaie ces propos sur son propre compte en appelant ses « frères et sœurs » à les faire également circuler. À la faveur de la structuration en réseaux imbriqués et du consensus militant en matière de lutte contre les discriminations, les réactions contre Lü Liping se diffusent très rapidement sur la Toile et au delà.. L’actrice se voit finalement refuser le privilège de décerner le prix de l’interprétation féminine au plus grand festival de cinéma de Taïwan, et est publiquement désavouée par la chaine de télévision étatique CCTV-13 dans un reportage intitulé « Refuser les discriminations, respecter les choix de chaque groupe ».

Si, après les premiers combats, les activistes LGBT avaient en majorité adopté une stratégie de dépolitisation de leurs discours et revendications, évitant soigneusement la confrontation avec le gouvernement, Internet, en augmentant leurs capacités de coordination et de mobilisation, a permis leur intégration dans un espace commun de délibération et d’action. En ce sens, il a sans doute favorisé l’émergence d’une nouvelle forme de politisation du mouvement LGBT, orientée vers la défense des droits.

La défense des droits

Si Internet et les médias numériques accompagnent de façon décisive l’engagement du mouvement LGBT chinois pour faire évoluer les normes et les représentations qui imprègnent la société chinoise, cette tendance est désormais redoublée par l’organisation d’actions juridiques contre les auteurs d’actes, propos ou décisions discriminatoires. Depuis une période récente, il est de plus en plus fréquent de voir des militants engager des poursuites judiciaires contre des institutions ou des agents privés et publics, orchestrées et relayées sur Internet. En mai 2014, devant le Tribunal populaire du district de Haidian à Pékin, la défense des droits des homosexuel.le.s se trouve pour la première fois au centre d’un procès en Chine. Pour dénoncer l’offre de « thérapie de conversion » que proposent des cliniques et hôpitaux chinois pour « soigner » l’homosexualité, des militants attaquent une clinique privée, mais aussi Baidu, le principal moteur de recherche en Chine, dont le service de référencement affiche la promotion de la clinique en tête des résultats de recherche pour le terme « homosexualité » (tongxinglian). En décembre 2014, le verdict donne raison sur le fond aux plaignants en reconnaissant le caractère mensonger de la publicité pour cette thérapie, estimant, en référence à sa dépathologisation en 2001, que « l’homosexualité n’est pas une maladie ». Fortement médiatisée et saluée comme une victoire importante pour les militants impliqués dans l’affaire, cette décision conforte le recours aux poursuites judiciaires comme mode d’action légitime et efficace. Depuis 2014, les « procès LGBT » se multiplient, et 7 des poursuites judiciaires engagées ont été jugées recevables par les cours.

Que certains de ces procès soient instruits bien qu’ils visent des institutions étatiques est sans doute le trait le plus remarquable de ce développement. Il a été notamment rendu possible par l’adoption, par le gouvernement chinois, de nouvelles réglementations destinées à améliorer la transparence administrative et à fluidifier les procédures judiciaires relatives à l’accès aux documents administratifs et à l’instruction des dossiers judiciaires. Cette rationalisation de l’appareil juridique traduit la volonté de l’État-parti de canaliser certains élans contestataires vers les canaux politiques institutionnels. Elle donne toutefois naissance à un nouvel espace de parole dont les militants LGBT se saisissent, en l’absence de législation antidiscriminatoire, pour tenter de peser sur les décisions de justice, mais aussi sur l’administration et les politiques publiques.

Le renforcement des groupes militants et leur connexion à d’autres réseaux sont des facteurs décisifs de leur capacité à constituer et à faire circuler l’affaire auprès d’un plus grand nombre, à agrandir, en somme, le public acquis à leur cause. L’exploitation habile des instruments judiciaires par certains activistes LGBT, comme leur capacité à produire les arguments juridiques techniques permettant d’engager des procès, résultent par exemple de leur rapprochement via Internet avec d’autres réseaux militants, en premier lieu des réseaux de défense des droits. L’action en justice contre la thérapie de conversion a ainsi pu compter sur une structure spécialisée dans la défense des droits LGBT, créée en 2013, et sur un réseau informel d’avocats d’abord constitué sur WeChat à l’occasion d’un autre procès, qui lui ont fourni un appui technique décisif. Les mobilisations autour des affaires judiciaires et les modes d’action qu’elles supposent se nourrissent également des pratiques de dénonciation, d’interpellation, de délibération et de coopération expérimentées au cours des nombreux débats et mobilisations menés sur Internet depuis plus d’une décennie. Plus encore, elles s’inscrivent dans la continuité des pratiques numériques visant à sensibiliser le public : la visibilité des procès intentés et des causes auxquels ils se rattachent, leur répercussion médiatique, sont à la fois une condition de possibilité (tenue des procès), d’efficacité (gains judiciaires ou avancées juridiques), et un enjeu en soi (sensibilisation du public). Le procès est un élément, parfois central, à l’intérieur d’une campagne d’actions souvent antérieure, menée en tout ou partie par les mêmes acteurs, en vue de publiciser et problématiser une thématique commune.

La capacité des militants à peser sur les autorités politiques, et en retour sur les décisions de justice, les réglementations et les politiques publiques, est toutefois bien un enjeu central des campagnes militantes menées autour d’affaires judiciaires. Celles-ci ont d’autant plus de poids que les autorités chinoises font aujourd’hui de l’ « espace public numérique » un étalon de mesure de l’opinion publique. Fondée sur la surveillance et l’analyse généralisée des données, la nouvelle gouvernance numérique qu’elles mettent en place pour regagner la bataille de l’opinion sur Internet et mieux contrôler les mécontentements qui s’y expriment contribue aussi paradoxalement à l’efficacité des mobilisations qui accompagné les procès ces dernières années. En matière de violences, de négligences ou des divers abus commis par les autorités administratives, les mobilisations en ligne ont pu conduire le pouvoir politique à peser sur les décisions judiciaires dans leur sens, ou même à modifier la législation (dans le cas en particulier de l’abolition du système de détention et de rapatriement).

Pourtant, ce mode d’action, qui a connu un « âge d’or » avec le lancement de Weibo en 2009, semble en déclin depuis quelques années, suite à la campagne de répression et de reconquête des réseaux sociaux menée par la nouvelle équipe dirigeante en août 2013. Les récents succès de l’activisme LGBT s’inscrivent dans une dynamique de publicisation quelque peu différente, mais non moins fondée sur l’usage des technologies d’Internet.

Les mobilisations contre l’homophobie de certains manuels universitaires, dans lesquelles s’inscrit le procès mené par Qiubai, en fournissent une bonne illustration. Pour mener cette campagne, les activistes ont abord cherché à répercuter les revendications dans l’arène médiatique en organisant une manifestation devant le département provincial d’Éducation. Les premiers reportages de journalistes déclenchent une première vague de réactions sur Internet, mais sont rapidement censurés, et c’est essentiellement grâce à divers comptes publics WeChat que les militants, dont Qiubai, alimentent ensuite la visibilité autour des actions entreprises. Les militants cherchent aussi à travers ces plateformes à impliquer leurs publics : ce type de campagnes est entièrement financé par les dons des internautes, qui sont souvent invités à partager l’information, à choisir entre différentes pistes d’actions, à se manifester en image et en vidéo et à entreprendre eux-mêmes des actions de dénonciation ou de dialogue auprès des autorités. Davantage qu’une ressource pour l’action militante, Internet devient ici consubstantiel à celle-ci : média à la fois alternatif et participatif, il forme aussi bien l’outil que l’espace privilégiés de constitution et de mobilisation de son public.

Militer par le marché rose ?

Les possibilités nouvelles qu’offre l’analyse des interactions et données numériques se trouvent également impliquées dans une autre évolution majeure du militantisme LGBT chinois : son interconnexion croissante avec des acteurs économiques privés, via le processus de construction d’un « marché rose » chinois. L’ « économie rose » est depuis quelques années promue par différents types d’acteurs comme à la fois génératrice d’importantes ressources économiques, et bénéfique à la cause homosexuelle du fait des gains en visibilité et de la meilleure prise en compte des besoins et attentes spécifiques des consommateurs gais et lesbiennes qu’elle permettrait. Plusieurs dimensions de ce mouvement sont observables, toutes entretenant un lien privilégié avec le développement d’Internet.

En août 2014, la « Première conférence annuelle sur le marché rose de Chine » est organisée, dans la salle de conférence d’un grand hôtel shanghaïen, à l’occasion de la publication des résultats d’une étude réalisée en ligne sur les pratiques de consommation des gays et lesbiennes chinois.e.s. Visant à promouvoir auprès des entreprises un marketing orienté vers le marché rose chinois, la manifestation réunit des acteurs provenant de villes et d’horizons variés : organisations LGBT et start-ups chinoises proposant des applications de rencontre LGBT à l’initiative de l’enquête, employés de l’entreprise de « marketing social » américaine qui l’a conçue, entreprises chinoises d’e-commerce souhaitant cibler le marché rose, etc.

Deux éléments-clé ressortent en particulier du discours des organisateurs de la manifestation, conciliant des intérêts considérés jusque-là comme indépendants. Dans une perspective militante, le premier met en valeur l’alliance avec des acteurs économiques privés comme une occasion de renforcer la cause LGBT, en la dotant d’importantes ressources financières (financements directs, sponsoring commercial, prestations d’étude et de conseil aux entreprises et développement des activités lucratives de service aux consommateurs gais et lesbiennes) et symboliques (visibilité et respectabilité). Le second, essentiel aux efforts de valorisation du marché rose auprès des entreprises, caractérise la population gaie et lesbienne comme financièrement plus à l’aise et plus consommatrice que la moyenne de la population : sans enfants, donc avec plus de temps libre et moins de charges financières, mais aussi plus diplômée et donc mieux rémunérée.

Cet événement, tout comme les manifestations semblables qui lui ont succédé, illustre bien l’interconnexion croissante de certaines franges de l’activisme LGBT avec des acteurs du secteur économique privé, soutenue par les possibilités qu’offre Internet de mesurer et de développer le « marché gai » chinois. Cette interconnexion repose d’abord sur une alliance de type économique et financière : le développement de formes de sponsoring de certaines activités ou organisations représente une importante nouvelle source de financement pour le mouvement LGBT, tandis que des entreprises y trouvent des occasions de faire leur publicité auprès de leurs cibles marketing. Elle s’apparente enfin à un déplacement, voire à un brouillage des frontières entre organisations LGBT et secteur marchand. Cela est rendu visible par la porosité entre carrières militantes et professionnelles : nombre de chefs, cadres et salariés d’entreprises commercialisant des applications gaies et lesbiennes ont un passé militant et une conception engagée de leurs activités, appuyée sur le constat du caractère éminemment stratégique qu’a acquis Internet pour la communauté LGBT.

L’imbrication particulière entre sphère économique et milieu militant LGBT est sous-tendue par la forte valorisation des activités économiques et entrepreneuriales en Chine aujourd’hui, en net contraste avec la suspicion et les contraintes qui pèsent sur les formes de militantisme indépendant de l’État-parti. Cette asymétrie se manifeste notamment à travers le statut légal des organisations civiles, une majorité choisissant d’être enregistrées en tant qu’entreprises privées (ou de ne pas être enregistrées légalement) en raison du contrôle strict et de l’encadrement administratif auxquels expose le statut d’ONG. La priorité conférée au développement économique dans le discours gouvernemental et nationaliste chinois et la rapide augmentation de la consommation expliquent plus largement la confiance de certains militants dans les possibilités émancipatrices du marché, de l’ « activisme entrepreneurial » et du marketing gai. Parmi les activités entrepreneuriales, le secteur numérique semble d’ailleurs jouir d’une légitimité encore supérieure ; c’est l’unique secteur stratégique national aujourd’hui dominé par des acteurs privés, dont le poids au sein de l’économie chinoise est croissant. Le statut de champions nationaux et de modèles de la capacité d’innovation croissante de la Chine qu’ont acquis les entreprises de l’Internet a ainsi permis le rapprochement de certains chefs d’entreprises gais avec les hauts dirigeants du pays, et sa mise en scène opportune dans les médias. Dans ce contexte, certains groupes sont conduits à se servir de l’habillage commercial pour se protéger de la censure lors de l’organisation d’évènements publics à caractère militant.

L’interconnexion croissante du militantisme LGBT avec l’entreprenariat privé revêt un caractère stratégique en Chine actuelle, en raison des ressources auxquelles elle donne accès dans un contexte de fortes contraintes et de faibles soutiens politiques et institutionnels. Mais, même concomitante à de nouvelles initiatives contre les discriminations en entreprise, elle implique un alignement partiel et non consensuel du militantisme LGBT sur la rhétorique pro-marché, fût-il rose. Le mouvement est par là conduit à reformuler son projet, à partir d’une représentation de la population LGBT chinoise réduite aux membres des classes intermédiaires et supérieures.

Le système de contraintes et d’interactions politiques propre au contexte chinois permet de comprendre le rôle décisif joué par Internet dans les mobilisations LGBT. Il explique aussi l’évolution que connaissent ces mobilisations. Le tournant marchand opéré par certains activistes ne peut être compris si l’on n’a pas à l’esprit l’autonomie des champs politique et économique en Chine post-maoïste. De même, le succès de campagnes militantes prenant appui conjointement sur la mobilisation du public et l’institution judiciaire dépend étroitement d’un mode de gouvernance qui cherche à canaliser les mécontentements de la société civile pour mieux les maîtriser.

En ce sens, le présent article souligne les limites d’une approche qui chercherait à évaluer l’effet d’Internet sur les mobilisations politiques en mesurant l’accroissement respectif des libertés et de leur contrôle. L’importance des usages d’Internet au sein des mobilisations LGBT chinoises participe d’une configuration et d’une reconfiguration singulières des rapports de pouvoir politiques, aux effets multidirectionnels et complexes. L’incertitude qui entoure l’avenir du mouvement LGBT chinois, ressentie par ses acteurs eux-mêmes, est à la mesure de cette situation inédite.

par Tao Hong & Lucas Monteil, le 20 juin 2017

Pour citer cet article :

Tao Hong & Lucas Monteil, « LGBT, chinois.e.s et connecté.e.s », La Vie des idées , 20 juin 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/LGBT-chinois-e-s-et-connecte-e-s

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