Les quotas en Inde contribuent à l’émancipation des basses castes tout en produisant des effets pervers difficiles à maîtriser. Rohini Somanathan s’interroge sur le bon équilibre entre politiques de discrimination positive ciblées et politiques publiques à vocation universelle.
Rohini Somanathan est professeur d’économie à la Delhi School of Economics. Ses recherches portent sur la manière dont les institutions sociales interagissent avec les politiques publiques pour façonner les modèles d’inégalité économique et sociale. Dans le vaste domaine de l’économie du développement, elle a travaillé sur l’identité de groupe et les biens publics, l’accès à la microfinance, les programmes de nutrition infantile et la santé environnementale. Elle a été élue membre de l’Econometric Society et de l’International Economic Association et a bénéficié d’une bourse CASBS 2022-2023 à l’université de Stanford.
La Vie des idées : Votre travail explore la manière dont l’État façonne les castes en Inde. Avant d’aborder la situation contemporaine, pourriez-vous nous rappeler ce que la recherche nous apprend sur la façon dont la caste a émergé en tant que catégorie administrative au cours de la période coloniale ?
Rohini Somanathan : La caste n’avait pas vraiment d’importance pour la Compagnie des Indes orientales, qui contrôlait l’Inde jusqu’en 1857. La caste n’apparaît dans les documents de la Compagnie des Indes orientales que lorsqu’il y a des préoccupations concernant des révoltes, le commerce ou la collecte de revenus qui sont liées à la caste.
Après 1857, les choses changent radicalement avec la domination britannique directe, le Rajbritannique. C’est à peu près à cette époque que les recensements sont mis en place en Angleterre et au Pays de Galles, et le recensement indien commence également de manière limitée. Outre les informations démographiques habituelles, il pose également des questions sur les castes. C’est à ce moment-là que la caste devient vraiment une catégorie administrative. Les différents recensements enregistrent alors les castes avec différents degrés de détail.
Certains d’entre eux consacrent de très nombreux chapitres à la caste. D’autres sont plus brefs. Tout dépend de la façon dont les administrateurs coloniaux considèrent la caste et de l’importance qu’ils leur accordent.
La Vie des idées : Dans quelle mesure la caste est-elle une catégorie administrative autant que religieuse ?
Rohini Somanathan : Elle est à la fois administrative, religieuse, sociale et culturelle. Une fois qu’elle est enregistrée, codée et publiée, elle devient administrative et le devient encore plus lorsque l’éligibilité à l’emploi ou l’admission dans les universités commence à dépendre de la caste. C’est donc tout cela à la fois. C’est une catégorie politique, une catégorie administrative, une catégorie religieuse, mais dans des sens différents.
Elle est religieuse dans la mesure où la caste joue un rôle dans le rituel, elle est sociale dans la mesure où les castes ont des occupations différentes et qu’elles vivent souvent dans des parties différentes du village, et qu’elles peuvent avoir des règles pour manger ensemble ou ne pas manger ensemble. Elle est administrative dans un sens différent, car si un certain nombre de castes sont regroupées dans une catégorie à des fins de discrimination positive ou de mobilisation politique, cette catégorie est différente, dans sa composition, de la catégorie rituelle. Il s’agit donc de tout cela, mais sous des formes légèrement différentes.
La vie des idées : En quoi la Constitution de la République indépendante de l’Inde a-t-elle marqué une rupture majeure dans les expériences routinières de la caste ?
Rohini Somanathan : La réponse à cette question est compliquée car, d’une part, la Constitution reconnaissait l’égalité des citoyens et créait des clauses visant à promouvoir l’égalité des citoyens. D’autre part, elle reconnaissait le fait que les gens ont un accès différent aux ressources dans la société, et elle voulait y remédier. Elle contenait donc également des clauses qui encourageaient l’État à prendre des mesures visant à promouvoir la réussite des castes défavorisées et à réduire la stigmatisation associée au fait d’appartenir à une caste inférieure ou à ce que l’on appelait une caste intouchable.
Et tout cela était simultané. D’une part, la constitution décriait vraiment la caste. Mais d’un autre côté, elle encourageait l’inclusion de la caste. Ces deux éléments fonctionnaient dans des directions différentes et il ne s’agissait donc pas d’une rupture majeure. Je dirais plutôt qu’il s’agissait d’un changement. Ce qu’elle a fait, c’est amener la caste dans la vie politique et publique parce qu’elle a imposé ce que nous appelons des réservations [i.e. des quotas dans l’enseignement supérieur, l’emploi public et les sièges électoraux sur la base d’une discrimination positive en faveur des castes les plus défavorisées].
Il s’agissait de quotas à destination de différentes castes et concernant différents organes législatifs. Cette mesure a permis de garantir une meilleure représentation, mais elle a également fait en sorte que les gens doivent tenir compte de la caste lorsqu’ils décident de se présenter à une élection. Elle a déterminé l’accès à la vie politique et publique et cela a donc changé la façon dont la caste était perçue en Inde. Elle n’était plus un élément extérieur à la vie politique, mais désormais au cœur de la vie politique.
La Vie des idées : Depuis les années 1990 et la publication du rapport Mandal, la caste est devenue une question de plus en plus controversée et polarisante. Comment expliquez-vous cette place de plus en plus centrale de la caste dans les débats politiques ?
Rohini Somanathan : Le rapport Mandal a été remis par la deuxième commission sur les classes défavorisées en 1980. La première commission sur les classes défavorisées a été créée dans les années 1950, en 1955. En fait, cette commission a revu la catégorisation des castes à des fins de discrimination positive. En 1950, la Constitution a ainsi créé deux classifications. La première était la liste des castes répertoriées [Scheduled Castes] et la seconde celle des tribus répertoriées [Scheduled Tribes]. Et que s’est-il passé ensuite ? Tout simplement parce qu’il y a tant de castes et une telle diversité de noms, on s’est demandé si l’on avait bien fait les choses, si les personnes qui étaient vraiment désavantagées figuraient effectivement sur les listes, si elles auraient dû y figurer ou pas. Une commission a donc été créée, en 1955, pour réévaluer la situation.
Ils se sont rendus dans plusieurs États. Ils ont organisé des réunions avec les gens pour examiner de près toute la question de la catégorisation. Ils ont répertorié 2400 castes comme étant des « Backward Castes », ou « castes arriérées » [catégorie hétérogène qui rassemble les castes qui ne sont ni « intouchables » ni « supérieures » et dont le poids total est estimé à environ 52 % de la population totale du pays] qui ne figuraient pas sur la liste originale. Ces castes ont donc été appelées les « autres classes arriérées ». La commission Mandal a réexaminé cette question, car il y avait encore une fois des désaccords. Une partie du problème résidait dans le fait que les enjeux étaient importants.
Si une catégorie gouvernementale avait été créée sans avoir d’effet, cela n’aurait sans doute pas donné lieu aux conflits qui se sont produits par la suite [en 1990, onze ans après la publication du rapport, des manifestations étudiantes dénonçant les politiques de quotas dans l’enseignement supérieur bouleversent le pays, un étudiant allant jusqu’à s’immoler par le feu]. Mais ces catégories étaient extrêmement puissantes car les emplois les plus élitistes comme l’accès aux universités les plus prestigieuses dépendaient en partie des quotas de caste. Cela signifiait que si vous apparteniez à une catégorie plutôt qu’à une autre, cela modifiait considérablement vos chances d’obtenir ces places.
Le rapport de la commission Mandal a donc suggéré qu’il y avait de très nombreux groupes qui figuraient sur la liste des autres classes arriérées, et qu’ils devraient également bénéficier de réservations dans les emplois publics et dans les universités. Et comme le système universitaire public était encore très limité, qu’il ne s’était pas développé, il était encore difficile d’entrer dans les meilleurs établissements d’enseignement supérieur. Les enjeux étaient très importants.
Ce qui s’est donc passé, c’est que les chances de certaines personnes ont augmenté en fonction de leurs origines sociales et que celles d’autres personnes ont diminué. Et c’est ce qui a conduit au conflit.
La Vie des idées : Que savons-nous de la manière dont la catégorisation officielle des castes a façonné les inégalités sociales et économiques en Inde ?
Rohini Somanathan : l’enregistrement des castes a modifié l’accès à l’éducation, principalement pour les élites. Elle n’a pas vraiment affecté les écoles primaires ni le secondaire. Elle n’a eu d’importance que lorsqu’il s’agissait d’entrer à l’université ou de postuler à un emploi dans la fonction publique. La liste a donc eu un impact sur les inégalités en augmentant les chances de ceux qui étaient éligibles et programmés pour l’université et l’emploi public.
Cela a donc eu pour effet d’accroître les inégalités au sein des groupes répertoriés. Les groupes qui n’avaient qu’un accès très limité à l’enseignement primaire n’avaient aucune chance d’accéder à ces postes. Les inégalités entre ces groupes, tels que les Musahars [une caste traditionnellement considérée comme intouchable, principalement située au Bihar, mais n’ayant pas réussi à bénéficier massivement des politiques de quotas], et des groupes tels que les Mahars et les Chamars, beaucoup plus éduqués, ont augmenté [les Mahars et Chamars sont également considérés comme « intouchables », mais qui, en raison d’une forte culture politique du groupe, sont parvenus à tirer le meilleur parti possible des réservations]. Nous ne savons pas grand-chose de ce qui est arrivé à ceux qui n’appartenaient pas aux groupes répertoriés, car le recensement n’a pas enregistré d’informations à leur sujet.
Nous ne savons que ce qui s’est passé au sein des castes répertoriées et ce que nous pouvons constater, tant pour la caste que pour les tribus, c’est qu’au sein de ces groupes, ceux qui étaient plus éduqués en 1961 étaient beaucoup plus éduqués en 2011. Alors que ceux qui étaient au bas de l’échelle sont restés au bas de l’échelle. Mais ils ne sont pas seulement restés au bas de l’échelle.
Ce n’était pas seulement en termes de rang, c’était aussi en termes de changements absolus qu’ils ont pu connaître, et ceux-ci étaient relativement marginaux, cela, nous le savons. Nous savons aussi que ces quotas ont permis à certains groupes de s’élever au niveau de la population non répertoriée. Par conséquent, lorsqu’il s’agit de réfléchir à l’évolution des inégalités, il faut commencer par se pencher sur cette question : quelles sont les données disponibles ?
Nous disposons de données détaillées sur les groupes répertoriés, mais nous n’avons pas vraiment de données sur les groupes qui ne le sont pas. Ceux-ci ne sont donc pas répartis en différentes classes. Il s’agit d’une seule et même masse, avec la population non répertoriée d’un côté et toutes les données relatives à la population répertoriée de l’autre. Ces données permettent donc de savoir que les inégalités se sont accrues, que certains des groupes répertoriés ont rattrapé les groupes non répertoriés, mais il n’est pas possible de séparer les groupes non répertoriés, de sorte que l’on ne sait pas ce qui s’est passé pour eux.
Il ne s’agit donc que de faits, mais cela ne dit pas pourquoi cela s’est produit. La conjecture est que vous ne pouvez profiter des quotas répertoriés que si vous avez déjà certains avantages ; si vous êtes vraiment désavantagé et marginalisé, alors vous ne pouvez pas. Ce qui est également intéressant dans ce contexte, c’est que, même en 2011 (qui est le dernier recensement pour lequel des données sont disponibles), seulement 18% des villages indiens ont des écoles secondaires.
Les trajectoires éducatives donc déterminées en partie par l’éligibilité, en partie par l’accès. Nous constatons donc qu’au sein des groupes répertoriés, les plus favorisés ont gagné davantage. Cela ne veut pas dire qu’il y avait des avantages absolus. Il y a toujours des écarts importants entre ces groupes discriminés et une grande partie de la population. C’est simplement que nous ne mesurons pas très bien ces écarts. Toute que nous pouvons faire pour l’instant, c’est regarder parmi les groupes qui sont répertoriés.
La Vie des idées : Sur la base de vos recherches comparatives, quelles sont les voies les plus prometteuses à suivre en matière de politiques publiques si nous voulons vraiment lutter contre les hiérarchies sociales de domination dans le monde entier ?
Rohini Somanathan : C’est une question majeure. Et je pense que ce que j’ai essayé de faire, c’est de l’examiner dans le cas de l’Inde, simplement parce que c’est ce pays que je connais le mieux. C’est vraiment intéressant et compliqué. Et je crois qu’il y a eu un effort sérieux, plus que partout ailleurs dans le monde à l’époque, pour s’attaquer à ces inégalités.
C’est ici que je mets ma casquette d’économiste. Je pense que toutes les politiques publiques qui tentent de réduire les inégalités entre les groupes, en particulier dans ces sociétés profondément divisées, sont de deux types. Il y a un ensemble de politiques qui affectent la sélection. Elles ne modifient pas les capacités, mais elles modifient réellement les chances d’entrée dans les secteurs d’élite. L’action positive fait partie de ces politiques et comprend tout ce qui modifie les chances d’être sélectionné.
L’autre ensemble consiste en des politiques qui sont, sur le papier, universelles. Ainsi, l’école publique, les soins de santé, le logement, le revenu de base universel, les subventions alimentaires pour les pauvres. Toutes ces politiques ne reposent pas sur des identités codées, mais elles vont niveler les choses simplement parce qu’elles changent l’accès aux capacités sur le terrain. La discrimination positive et les quotas font partie de la première série de mesures.
Toutes les politiques relatives aux besoins fondamentaux font partie du deuxième ensemble. La grande question avec laquelle je me débats est la suivante : comment ces deux types de politiques interagissent-ils ? Lorsque la Constitution a été rédigée, les auteurs de la Constitution ont vu ces complémentarités. Ils considéraient ces deux types de politiques comme très complémentaires. Et la raison en est simple, directe. Lorsque vous avez une représentation politique, il est logique de veiller à ce que vos groupes soient représentés sur le terrain.
Ainsi, si les villages où se concentrent les minorités n’ont pas de biens, cela se répercute dans l’arène politique. Vous attirez l’attention du public sur ces questions et cela assure un accès plus universel. C’est donc le rôle que joue la représentation politique. En outre, la discrimination positive crée des modèles. Si vous construisez des écoles, il faudra beaucoup de temps avant d’avoir des groupes qui s’élèvent dans le système scolaire et qui peuvent être vraiment compétitifs.
Ils n’ont pas non plus accès aux mêmes réseaux que les générations de populations très favorisées. La discrimination positive a donc pour effet de créer des modèles : s’ils me ressemblent, sont de mon village, et qu’ils peuvent y arriver, alors moi aussi. C’est ainsi que l’idée de Bhimrao Amdekar, souvent présenté comme le rédacteur de la Constitution, mais aussi d’un grand nombre d’autres personnes impliquées dans les débats de l’assemblée constituante, portait sur les complémentarités qui montrent que les politiques fondées sur l’identité et les biens publics universels doivent fonctionner ensemble. L’idée était alors que les politiques fondées sur l’identité ne seraient nécessaires que pendant un certain temps, jusqu’à ce que les biens publics universels prennent le relais. Le terrain de jeu, comme diraient les philosophes, était vraiment égal. Ce qui se passe dans une démocratie, c’est qu’une fois que l’on crée des rentes politiques, celles-ci développent leur logique propre.
Et il s’est avéré que les politiques basées sur l’identité sont devenues de plus en plus importantes et que les biens publics, à mon avis, ont été négligés. Ainsi, si la plupart des populations du Bihar rural ou de l’Uttar Pradesh rural,n’ont pas accès à une école secondaire on peut se demander si cela n’est pas en partie dû au fait que l’accent a été mis sur les politiques basées sur l’identité et non sur les politiques universelles.
Et si nous avions agi autrement ? Et si nous avions vraiment veillé à ce qu’il y ait une école à moins d’un kilomètre, deux kilomètres ou trois kilomètres de chaque enfant ? Des normes ont pourtant été établies, mais que se passerait-il si ces normes étaient réellement respectées ? Il est toujours difficile de répondre à ce genre de questions, car on ne peut jamais observer ce qui aurait pu se passer.
On doit se contenter de conjectures à ce sujet. Mais ce qui est intéressant, c’est que certaines des castes répertoriées qui ont joué un rôle important en politique dans le nord de l’Inde ont en fait obtenu de meilleurs résultats dans le sud de l’Inde, où elles sont moins puissantes, comme au Tamil-Nadu, par exemple. Et je pense que la raison pour laquelle ils ont mieux réussi est que le sud de l’Inde a vraiment mieux réussi sur le front des biens publics.
Ainsi, si l’on examine l’accès dans les grands villages du Tamil Nadu, de l’Andhra Pradesh, du Kerala, du Karnataka, l’accès est beaucoup, beaucoup plus élevé que dans le nord de l’Inde. Je pense donc que nous aurions mieux fait de mettre davantage l’accent sur les biens universels, et je pense que nous devrions le faire maintenant, même si je ne peux pas l’affirmer avec une totale certitude.
Nous ne pouvons pas observer ce qui se serait passé, mais il suffit de regarder l’histoire des inégalités dans le monde pour constater que l’éducation publique a joué un rôle important dans l’égalisation des chances. En Europe du Nord, de nombreux pays ont hérité de systèmes féodaux. Je pense que ce qui s’est passé en Inde, c’est que la politique s’est élargie et que beaucoup plus de castes sont représentées. Désormais, de nombreuses origines sociales sont représentées. Mais il s’agit toujours de rentes plutôt que d’élever tout le monde à un certain niveau. Or, je pense que c’est pourtant là l’enjeu pour les années à venir.
Jules Naudet, « Les castes et l’État en Inde. Entretien avec Rohini Somanathan »,
La Vie des idées
, 19 avril 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/castes-Etat-Inde-Entretien-Rohini-Somanathan
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